Recomposer un paysage médiatique libre Hala KODMANI Journaliste Résumé : L hyper-activisme médiatique est une véritable révolution dans la révolution syrienne. Après des décennies de censure et de propagande, des centaines de jeunes syriens se sont mis à filmer, enregistrer, écrire, diffuser et commenter les événements et les réalités qu ils vivaient. Par nécessité d abord, par engagement et avec talent ensuite, ces journalistes citoyens ont progressé dans leurs expressions pour produire des journaux, réaliser des reportages audio-visuels et des sites d information. Comment canaliser et organiser par la suite l énergie et la créativité qui se sont révélées? Quelle place pour les médias citoyens et privés dans une Syrie des libertés? Comment transformer la mission des médias «officiels» en service public? Le chantier est ouvert. Mots-clés : Syrie ; médias ; journalistes ; citoyens-reporters. Rappel : l appareil de propagande du régime Davantage que dans les autres dictatures arabes, les médias officiels en Syrie sont restés strictement et directement contrôlés par les services du régime selon le modèle classique et historique des appareils de propagande totalitaire, fasciste ou stalinien. L agence de presse gouvernementale Sana diffusait les communiqués et les messages des différents ministères et administrations qui étaient repris tels quels dans les quotidiens, la radiotélévision et les sites internet. Dès le déclenchement de la révolution de mars 2011, et toujours selon les méthodes familières des dictatures en cas de crise, une entreprise de désinformation et de propagande a été mise en place sous l égide des services de sécurité et de renseignement du régime qui ont renforcé leur emprise sur les médias du pays. Outre les organes d information officiels, la bataille médiatique a été menée par de puissants médias privés, aux mains des hommes d affaires directement liés au régime, telle la chaine de télévision Al-Dunya. Elle s est développée aussi de façon tout à fait nouvelle dans les nouveaux médias et sur les réseaux sociaux, en particulier Facebook, dont l accès a été légalisé en Syrie peu avant la révolution. Instrument privilégié à la fois de propagande et surtout de surveillance, la plateforme, avec ses textes, ses photos et ses vidéos est devenu un terrain de confrontation entre le régime et la protestation. Car en face, on assiste au développement d un phénomène médiatique inédit. 157
Actes du colloque ilasouria.01 L activisme médiatique : une révolution dans la révolution Pour faire face à la propagande verrouillée du régime qui a dans le même temps interdit l accès du territoire syrien à tout journaliste extérieur, les jeunes manifestants se sont improvisés un statut de reporter-protestataire. Pour faire parvenir leurs voix et leur mouvement au monde extérieur, ils se sont mis à filmer systématiquement et partout, à l aide de leur téléphone portable d abord, puis de caméras plus sophistiquées par la suite, tout ce qui se déroulait sur le terrain : manifestations, répression les transmettant par internet aux médias internationaux. Devant les exigences de ces derniers et pour contredire la désinformation du régime, ces jeunes activistes se sont professionnalisés au fil des mois sur le plan journalistique tant au niveau de la qualité de leurs images que des indications précises de lieu, de date, de chiffres et de circonstances. Les vidéos postées sur internet et diffusées par les chaînes de télévision du monde entier ont représenté pendant des mois les seuls témoignages de ce qui se passait en Syrie. Une armée de jeunes activistes reporters s est ainsi constituée avec la caméra pour arme suprême bien avant que les armes à feu ne soient utilisées par les opposants. Loin de reculer, le phénomène de la couverture vidéo systématique s est développé davantage lorsque la révolution s est militarisée. Le choix des insurgés ne s est pas posé en termes de choix entre le fusil ou la caméra, mais des deux armes en même temps. Les activistes, devenus souvent correspondants de chaines satellitaires arabes ou d agences de presse internationales ont continué de couvrir l actualité de la protestation pacifique et de la répression mais aussi des opérations militaires et des affrontements entre troupes du régime et opposition armée. Si certains combattants se sont mis à tourner eux-mêmes des images de leurs actions sur le terrain, la plupart des groupes armés se font accompagner par des cameramen activistes pour les filmer et diffuser leurs images. Le marché des reporters protestataires s est ainsi diversifié d autant qu ils ont commencé timidement à vendre leur production et leurs images pour vivre. De la révolution médiatique aux médias de la révolution La couverture journalistique des événements est devenue une activité principale et un moyen d expression privilégié pour nombre de jeunes militants de la révolution, surtout au cours de l année 2012 quand de larges portions du territoire syrien sont tombées hors du contrôle des forces du régime. Des «Media centers», équipés de matériel informatique et de connexions internet, ont été établis dans chaque ville et village syrien avec l aide des groupes locaux d opposition civile ou armée. Animés par des citoyens reporters ces centres deviennent des sources d information essentielles sur la situation dans les différentes régions syriennes. Les pages Facebook créées par certains centres et groupes d activistes se 158
Recomposer un paysage médiatique libre transforment parfois en véritables sites d information multimédia, avec textes, photos et vidéos. Il s agit là d une innovation caractéristique du nouveau paysage médiatique de la révolution syrienne qui introduit une profusion et un pluralisme de l information exceptionnels. Progressivement, et en exploitant autant que possible les possibilités offertes par internet, les opposants syriens connectant activistes de terrain et exilés du pays développent différents médias en ligne : sites, revues, radios et télévisions. Ces moyens d information amateurs deviennent aussi des espaces d expression, de communication et de création pour et entre Syriens à travers le monde. Plusieurs publications qui ont démarré en ligne sont imprimées et obtiennent un succès grandissant tels des hebdomadaires socio-culturels comme Souriatna ou des publications locales comme Enab Baladi à Daraya ou Oxygène à Zabadani et bien d autres, souvent diffusées clandestinement. Dans le même temps, d autres médias moins artisanaux sont créés par des groupes d opposition et/ou des hommes d affaires dans les pays voisins de la Syrie, tels les chaines Orient News ou Al-Ghad qui brisent pour la première fois le monopole officiel de l audiovisuel pour les téléspectateurs syriens. Foisonnement et inflation d activités médiatiques Le nombre, la performance et l activisme médiatique des citoyens reporters d abord puis des autres militants syriens a suscité une estime et un intérêt bien au-delà des frontières. Leur rôle essentiel dans la transmission des informations, surtout dans les nombreuses zones inaccessibles à tout regard extérieur dans le pays a fait de ces reporters amateurs des acteurs essentiels de la couverture des événements en Syrie. Le besoin d améliorer les compétences et le travail de ces jeunes journalistes improvisés a conduit dans un premier temps à organiser des formations en ligne par Skype avant que des organisations de coopération médias internationales ne lancent des programmes intensifs de formation pour citoyens-reporters syriens. Ainsi, depuis 2012, des centaines d ateliers et de sessions de professionnalisation et de perfectionnement sont organisés au Liban en Turquie ou ailleurs par diverses ONG spécialisées ou services de coopération des pays européens. Ces nouveaux journalistes évoluant du militantisme à la professionnalisation cherchent à vivre de leur nouveau métier et se mettent à vendre leurs images, reportages et articles aux médias arabes et internationaux. Parallèlement on assiste au développement de nombreux projets médiatiques : publications, radios, sites web, financés souvent par les organismes de coopération européens, américains ou par des groupes de l opposition syrienne. Organes d information locaux ou nationaux se multiplient si bien qu on compte aujourd hui pas moins de 250 publications périodiques, une cinquantaine de radios et plusieurs télévisions spécialisées 159
Actes du colloque ilasouria.01 sans compter les sites web et les pages Facebook qui continuent d être des organes d information à part entière. De qualité variable et aux cibles variées, ces nouveaux médias rivalisent en productions souvent talentueuses et innovantes exprimant un pluralisme et un ton de liberté inédits en Syrie, voire ailleurs dans le monde arabe. Prémices d un nouveau paysage médiatique syrien Né par nécessité dans la révolution syrienne, l hyper-activisme médiatique a évolué dans le désordre vers une professionnalisation des journalistes militants et la création d un nouveau paysage aux contours encore indistincts. Des efforts vers plus d organisation et de coordination commencent à être entrepris à l initiative de nouveaux acteurs des médias sur la scène syrienne. Syriens ou étrangers, certains acteurs évoluent déjà en véritables groupes de presse. On peut citer en particulier l exemple du groupe ASML (Association syrienne des médias libres) plus connue sous son acronyme anglais SMART fondé par des militants syriens sur le terrain et à l étranger. Avec un financement diversifié venant d opposants syriens privés et d institutions européennes et internationales, il regroupe plusieurs dizaines de publications et de radios ainsi qu une agence de presse vidéos et multimédia et a mis en place un centre de formation des journalistes. Un autre groupe, soutenu entièrement par des fonds anglo-saxons, «Bassma- Syria» a développé également un ensemble d activités médiatiques de formation et de subvention de journaux et radios locaux. Comme nombre de nouveaux acteurs et intervenants des médias syriens, ces deux groupes sont basés dans la ville turque frontalière de Gaziantep, devenue le hub de l activité civile et humanitaire pour la Syrie. Ces premières tentatives de structuration des médias libres nés de la révolution syrienne capitalisent sur l expérience et la production des centaines de jeunes journalistes à l intérieur comme à l extérieur de la Syrie. Avec leurs compétences acquises sur le terrain et la profusion de leurs activités, ces derniers pourraient constituer un réservoir de talents journalistiques non seulement pour la Syrie de demain, mais pour d autres médias à travers le monde arabe. Comme les journalistes libanais dans les années 1970 et 1980 auxquels les grands journaux et les médias audiovisuels panarabes ont fait appel à leurs débuts, les Syriens pourraient enrichir de leur expérience exceptionnelle des projets médiatiques nonsyriens. Conclusion Le nouveau paysage médiatique en cours de composition se développe toutefois dans le cadre conflictuel des réalités syriennes et tout à fait 160
Recomposer un paysage médiatique libre séparément des médias gouvernementaux ou proches du régime. Il s agit d un paysage médiatique alternatif confronté aujourd hui aux urgences de la situation dans le pays et bénéficiant de nombreux soutiens internationaux. Si la réflexion sur une intégration de ces nouveaux médias dans une Syrie de demain n est pas encore entamée, les valeurs et les pratiques et l éthique déjà adoptées par cette presse libre et par ses journalistes sont des acquis essentiels pour recomposer un paysage médiatique libre et pluriel. Le chantier qui doit établir une nouvelle législation de la presse et des institutions médiatiques structurées et indépendantes est à ses balbutiements. Un élément déterminant et encourageant pour l avenir des médias en Syrie est l éveil du public syrien depuis le début du soulèvement dans le pays. Devenu surinformé, plus exigeant et plus averti, il influera sur les performances et les choix de l information de demain. 161