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Transcription:

Une mémoire en cadeau Laure THIBAUDEAU La passe, en tant que moment, est une nécessité du processus analytique. Encore le sujet doit-il y consentir. Parce qu il peut décider de rester du côté de son aliénation à l Autre. Cela bien sûr ne sera pas sans conséquences pour son analyse. Quand on demande à entrer dans la procédure de la passe, il me semble que c est aussi en réponse à une nécessité. Mais, pour autant, cette nécessité ne fait pas partie du dispositif analytique, tel que Lacan l a défini. Elle ne fait pas nécessité pour tous, et il y a même place pour la défiance à l égard de cette expérience. Cela ne remet sans doute pas pour autant l analyse du sujet en question, mais, quand un sujet est saisi par ce «pousse au témoignage», cela donne à sa parole une dimension nouvelle, qui donne le sceau d une analyse, et du désir de l analyste. On fait la passe parce que l on veut «venir à bout de sa psychanalyse», dit Lacan. Une analyse finie est une analyse dont on s est détaché. C est ce qui en fait la conclusion et qui se vérifie dans le témoignage de la passe. Une analyse peut être finie, mais pas conclue pour autant. Il faut un acte de désir pour faire le saut, en prenant appui sur la contingence, et le hasard des rencontres. Sans doute la passe se fait-elle aussi «dans le temps réel de la procédure même», dit Pierre Bruno. Encore faut-il laisser une place pour la surprise et la rencontre. L analysant peut différer durant un temps interminablement long d en prendre acte. Quelles que soient les formes de témoignage, celui-ci, me semble-t-il, répond à la nécessité, pour le sujet, de vérifier l analyse qu il a produite, de se détacher de l aventure de sa propre parole, pour pouvoir la soutenir, pour d autres. Parce que, à avoir été mordu par l inconscient, on ne sort pas indemne. Il en reste un goût pour ce colletage de la langue avec le vivant comme l événement primordial qui fait que «les hommes se reconnaissent entre eux pour être des hommes 1». Ce qui en revient et qui s en assure, c est une mémoire, qui a sa singularité. Laure Thibaudeau, <laurthib@noos.fr> 1. J. Lacan, «Temps logique et assertion de certitude anticipée», dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 213.

98 PSYCHANALYSE n 6 La passe est extérieure à l analyse. On s engage dans la procédure de la passe à partir d un point de certitude, sur une constatation à laquelle il n est plus possible de se dérober : «L Autre n existe pas, j en ai rencontré le trou.» Cela n annule pas la personne mise en place d Autre, mais la destitue de sa place de (mauvais) répondant. En revanche, ce qui apparaît comme radicalement Autre, c est le réel de ce trou. Cette rencontre s est déjà produite, pour le sujet, avant la cure, et dans la cure. Et pour cause, car le réel revient toujours à la même place. Avant la cure, il est apparu masqué : par la névrose, avec le fantasme que le sujet s est façonné. C est parce que le sujet perçoit que même ses symptômes ne suffisent pas à mettre le réel à distance qu il fait appel à un analyste pour s en débarrasser. Mais, au lieu de protéger le sujet de sa confrontation au réel, l analyse démasque cette construction et le conduit là où il ne voulait pas aller. C est un moment où, les coordonnées signifiantes et de jouissance se trouvant réunies dans une conjoncture particulière, le sujet saisit quelle sorte d objet il a été dans le désir de l Autre, et à quoi il peut dire non moment de passe dans l analyse. En affirmant son désir le sujet se détache de cet objet. À ce point précis où l Autre apparaît comme barré, l analyste a à jouer sa part. Et pour peu qu il donne de la consistance au sujet supposé savoir là où justement l Autre est mis sur la sellette, il peut précipiter le sujet dans la fascination de jouissance de sa place d objet pour l Autre. Le sujet, au lieu de consentir à une destitution subjective qui ferait passer sa misère en malheur ordinaire, peut renouveler son choix névrotique, et, pris dans le mirage d un Autre qui répond, il peut s offrir en sacrifice. À défaut d une destitution, c est une catastrophe subjective qui se produit pour le sujet, et il ne lui reste plus qu à «repartir pour un tour», plutôt avec un autre analyste, pour repasser par les dédales que lui imposent ses chaînes signifiantes qui, enserrant son désir et animées par sa jouissance, règlent son rapport à l objet, et au monde. Il s agit de les revérifier, en les dégageant de l imaginaire qui les recouvre, pour supporter de serrer le réel d un peu plus près et de l affronter. La procédure de la passe fait passer au public l intime du lien analytique, qui est au plus près de l être. Elle le libère de la fausse pudeur qui recouvre la vie privée, et que l on peut considérer comme le dernier bastion d une moïfication discrète mais tenace. Il s agit, selon les indications de Lacan, de «passer de la vie privée à la vie analysante», comme nous l a rappelé récemment Patricia León. Cette désubjectivation même est ce que le sujet considère comme le cœur de son humanité. Elle permet le passage d une parole qu il s est réappropriée dans le secret d une analyse à son témoignage auprès de deux inconnus que sont les passeurs au moment du tirage au sort.

Une mémoire en cadeau 99 Inconnus mais inscrits sous la même égide, car le passant suppose qu il partage, avec ses passeurs, la même cause. Cette extimité doit pouvoir être supportée par l institution, dans la juste distance : ni trop proche, ni trop lointaine. Elle concerne les passeurs, le cartel de la passe, et le rapport que l on perçoit entre la politique de l instance qui propose la passe et l usage qui en est fait : comment «on écrème l AE», dit Lacan aux journées des cartels de 1975. Il faut parier sur le fait que cet extérieur choisi sera «bon entendeur» pour que soit en place la structure du Witz, qui permettra aux mots de la passe de trouver leur public. La passe s engage donc sur une question de confiance : dans la procédure, dans les personnes, dans le lieu où on la fait ; mais aussi en pariant sur la différence, l extimité. Le témoignage en jeu dans cet échange se décline sur plusieurs registres : le témoignage du passant, celui des passeurs, et enfin celui du cartel de la passe. Ils ne s équivalent pas, et sont noués borroméennement. Si l un s en va, tous se défont, et il n y a pas de nomination possible. Cette nomination, qui fait passer le passant à l AE, viendrait-elle comme symptôme, réponse au réel dans ce temps précis de l institution-passe? Quand un passant se lance dans la procédure de la passe, il décide d oser penser sa psychanalyse, pour en extraire sa vérité, c est-à-dire l énigme qui concerne l objet cause de son désir. L énigme sera non pas résolue, mais resserrée autour de l indicible, l impensable, que du coup elle réserve. L écoute des passeurs, «neutre» au sens où elle n est pas subjectivée, mais attentive et exigeante, pousse le sujet à dire au plus juste la logique de la constitution de son désir. «Je m affirme être un homme, de peur d être convaincu par les hommes de n être pas un homme 2.» Il s éprouve dans la passe que l on ne parle pas de la même façon à l un et l autre passeur, et que ce que l on répète de l un à l autre a des effets d ouverture insoupçonnés. Le sujet se découvre une mémoire avec les passeurs. C est une mémoire désengagée, désenclavée tant de l intime pulsionnel que du champ de l Autre. Avec eux, il revisite son histoire, il repasse par les jalons explorés par l analyse, par les «témoins» de son inconscient, par ses mémoriaux de jouissance. C est un plaisir d archéologue, qui prend ses passeurs à témoin d une vie passée, qui a été très active, et dont les traces certifient la présence. Les pulsions, les passions et les blessures ne font l objet ni d oubli ni de pardon. Simplement elles sont passées. Mais on peut repérer la place qu elles ont occupée et les torsions qu elles ont subies dans la construction du sujet et ses remaniements. 2. Ibidem.

100 PSYCHANALYSE n 6 Les passeurs, par leurs questions, leurs commentaires, font de cette transmission une mise à l épreuve, pour le passant, de son nouage du langage avec son être de vivant. Ils font passer les dits du passant au témoignage même de son invention, à sa mise à l épreuve «in vivo». Celui-ci, saisi par la solution névrotique qu il s est trouvée, se doit d en rendre compte. Elle vient faire suppléance du vivant par un symptôme qui répond à la jouissance de l Autre, et bricole à ce dernier une place où il est contenu tant bien que mal. En ce point le passant reconnaît, non sans une certaine jubilation, ce qui fait qu il s affirme être humain, et ce qui a donné un goût à sa vie, ce goût fût-il amer. Il «réadoube son histoire» en s appropriant sa névrose. Mais celle-ci ne va pas sans la lâcheté qui lui est attenante. La découverte de la construction névrotique va de pair avec la découverte d une trahison. Par le biais du symptôme, le sujet s est trahi en cédant sur son désir pour satisfaire à la jouissance de l Autre, à laquelle il se soumet. C est une horreur insoutenable de découvrir que c est au lieu même où l on tente de s arracher à l Autre que l on s y abandonne, et que l on s est trahi pour rendre supportable la collision de la langue sur l organisme. L insupportable de ce savoir fait écho à l insupportable de la détresse du sujet à l aube de sa subjectivité, «Hilflösigkeit», quand il s avère que le sujet est «asujet», appendu à l Autre. Sa langue est la langue de l Autre, sa marque est l empreinte de l Autre, son désir passe par l Autre. Ce point de structure se traduit par un lâchage névrotique de la dimension de sujet pour se loger comme objet au creux de l Autre, au «Nom du Père», parce que l Autre sait quelque chose pour et sur lui. De cette niche dans l Autre il fait son symptôme. Ainsi, de structure, le sujet se trahit, dans la mesure où son propre désir est le désir de l Autre. Il cède sur son désir qui sans l Autre ne pourrait pas se constituer. Mais il se trahit à l égard de l Autre aussi, car le symptôme qu il a constitué est irréductible au désir de l Autre. Ce point d incastrable et d irréductibilité a pour conséquence que, même en s offrant comme objet, le sujet ek-siste à l Autre. Il s agit, en fait, d accepter l évidence : seul un sujet peut céder sur son désir, plus : c est parce que l on est sujet que l on cède sur son désir. C est sans doute cette logique qui donne accès à la cure analytique : on ne peut s engager dans une analyse que si l on a cédé sur son désir, au moins une fois. Le sujet va y découvrir que cette lâcheté est donc de structure, et même fait signe du sujet. Avec la passe, il s agit de ne plus la désavouer. C est à reconnaître cette trahison à double sens, puisqu elle touche l Autre et démasque le sujet, et à consentir à son symptôme, voire à lui faire confiance, que le passant peut témoigner de son désir d analyste, désir de «différence absolue», dit Lacan.

Une mémoire en cadeau 101 Ce témoignage ne suffit pas à lui seul. En effet, il met en tension deux registres qui ne sont pas en rapport et fait apparaître une insuffisance structurale, l existence d une lacune interne, d un reste qui échappe à toute forme de parole et de discours. C est à la charge des passeurs de témoigner auprès du cartel de la passe de ce en quoi ils ont reconnu dans la passe du candidat «la forme logique de toute assimilation humaine, en tant précisément qu elle se pose comme assimilatrice d une barbarie». Il est possible que ce témoignage se fasse en partie à leur insu. Là se pose à mon avis la question de la transmission de la psychanalyse. La psychanalyse n a pas surgi à n importe quelle époque de la civilisation. Freud a insisté sur sa précarité, la difficulté de sa transmission et la nécessité de la mettre à l abri. Il a choisi pour ce faire une sorte de mausolée, l IPA. À la manière des Anciens qui témoignaient de leur humanité par les monuments en l honneur de leur vie passée, on peut dire que la psychanalyse se vérifie par les traces qu elle a laissées. Mais elle s inscrit aussi «dans la subjectivité de son époque» Je fais l hypothèse que si, en 1967, Lacan a pu extraire la passe de l expérience analytique pour lui donner une portée «citoyenne», concernant l humanité tout entière, c est peut-être parce que, aujourd hui, tout témoignage digne de ce nom, c està-dire qui témoigne d une invention d humanité, réitère très modestement la dette de vie qu il a contractée, au cours la Seconde Guerre mondiale, auprès de ceux des camps qui ont été les «témoins intégraux», pour reprendre le terme d Agamben, ceux qui ont su et n ont pas pu dire, parce qu ils n ont pas survécu, témoins d un réel insoutenable, et cependant accrochés jusqu au plus profond de leur être à la parole. C est ce que présentifie le petit enfant dont parle G. Morel dans son article «Agamben et le réel» : à l agonie, au plus près de la mort dans un camp, il s attachait à apprendre à parler. Bien sûr, de cela, lui n a rien pu dire. Est-il déplacé de penser que le sujet qui est dans la passe témoigne «in vivo» de l émergence même de ses mots? Cela, il ne peut pas le dire, il l éprouve. Ce sont les passeurs qui ont partagé cette expérience qui peuvent en rendre compte. Ce que permet une psychanalyse, c est de vérifier la singularité d un sujet, dans sa réponse au réel, et en quoi cela concerne ses «collègues» d humanité. «La psychanalyse est un symptôme, un symptôme social. Si la psychanalyse n est pas un symptôme, je ne vois vraiment pas ce qui fait qu elle est apparue si tard. Elle est apparue si tard dans la mesure où il faut bien que quelque chose se conserve (sans doute parce que c est en danger) d un certain rapport à la substance, à la substance de l être humain [ ]. Qu elle tienne le temps qu il faudra [ ] parce que c est quand même un symptôme rassurant 3.» 3. J. Lacan, «Clôture de la journée des cartels», avril 1975, inédit.

102 PSYCHANALYSE n 6 L expérience de la passe donne accès à cette substance. En cela elle est sans égal. Cela fait de sa traversée une expérience inoubliable, qui échappe au refoulement. Cet inoubliable est un cadeau de la structure. Elle est la preuve que le sujet peut faire objection à l objectivation forcenée à laquelle le discours capitaliste veut le réduire, avec ses idéaux de masse et le glissement vers l anonymat. Elle garantit que même si le maillage du corps par le langage est fragile, car la question revient à chaque rencontre avec le réel, le sujet peut ne pas oublier qu il est un parlêtre et que sa force tient à la singularité, à la trouvaille de son nouage. L expérience faite une fois, de témoigner de son acte auprès d autres qui sont concernés, et d en tirer un savoir qui est mis en circulation, se présente à chaque fois que le sujet met son désir en acte. À ne pas s y dérober, il pourra y reconnaître ce qui fait le fondement du lien social, et sa nomination.