Plus tôt. Écrit par Anthony Jauneaud le 10 juillet 2013. D après un thème suggéré sur Twitter par @Chamzaboogie : La reine des rêves ne dort jamais.

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Transcription:

Plus tôt Écrit par Anthony Jauneaud le 10 juillet 2013. D après un thème suggéré sur Twitter par @Chamzaboogie : La reine des rêves ne dort jamais.

«Alors là, jeune homme, je ne crois pas!» La vieille dame a tiré sur ma veste trop grande et je suis tombé par terre, directement sur le cul. J ai eu des étoiles dans les yeux et le temps que je reprenne mes esprits, elle avait glissé son parapluie entre mon dos et ma chemise. J étais coincé! «Qu est-ce que tu croyais faire?» Elle était tellement vieille que je n arrivais pas à discerner ses yeux sous les plis et les rides de son visage. «Laisse-moi partir, sorcière! Oh!» Elle a soulevé son parapluie pour me frapper, j ai roulé sur le sol et j ai couru aussi vite que possible. Jamais elle n allait pouvoir me rattraper la vieille bique! J étais libre et, s il le fallait, j allais recommencer à piétiner ces fleurs, tous les jours. Tous les soirs même. 1

Le bouquet jaune et blanc que j avais aperçu la veille était quelque part dans le cimetière. Je n avais qu à le retrouver, et le détruire. J ai remonté la première allée, en alternant consciencieusement la droite et la gauche. Je ne voulais rater aucune pierre tombale. Les prénoms se suivaient mais ne restaient pas bien longtemps dans ma tête : Pierre, Pierre, Luc, Marie, Michel, Jean, Pierre, Sandrine. Des noms sans importance. Certains m évoquaient vaguement une envie de rire : «Mickael Foucault». Mort à quinze ans, j ai calculé rapidement. J ai moins ri tout de suite. Dans la deuxième allée, j ai arrêté de regarder les noms et je me suis concentré sur les fleurs. Parfois, je lisais une date et je faisais le calcul dans ma tête. Je crois bien que mes lèvres ne remuaient pas. Soixante-dix-huit ans. Quatre-vingt-six ans. Vingt-six ans. J étais un peu triste triste. Dans la troisième allée, une vieille dame appuyée sur un solide parapluie au manche corné était penchée sur une tombe et semblait dormir. Il faut dire que le vent frais faisait ronronner les arbres au-dessus de nos têtes. J ai aperçu mon nom de famille sur une petite structure de pierre. Son cercueil n était même pas encore enterré là, il était encore dans la petite salle du funérarium. Mais c était son nom de famille. Le nom de mes grands-parents. Le nom de mon oncle et de sa femme. 2

Deux pierres plus loin, j ai vu le bouquet. Je me suis approché, j ai lancé un regard autour de moi : dans le cimetière, il n y avait que moi et la vieille dame. Il y avait sans doute quelqu un de sa famille là-dedans et j ai hurlé «bien fait» très fort dans ma tête. J ai baissé la braguette de mon short et j ai pissé sur le bouquet jaune et blanc. «S il te plaît, ramène-le.» Mon père avait dans la voix quelque chose de gras, comme s il cachait une vilaine toux. Ça roulait dans sa gorge. J ai voulu lui demander, j ai bien compris que ce n était pas l heure de poser des questions. J en avais envie, mais ce n était pas l heure. Alors j ai fermé ma bouche et j ai compté jusqu à trois mille. Ça m a pris du temps, ça m a calmé mais ça en valait la peine. Autour de moi, les gens allaient et venaient, se prenaient dans les bras, serraient des mains. Il y avait un air de fête. Je crois que ça me rappelait surtout quand on a marié ma cousine et que dans la salle des fêtes du village, tout le monde se disait ne conduis pas trop vite, fais attention, tu es sûr de ne pas vouloir dormir à la maison? en bâillant. «Arthur. Tu viens? On va où? À la maison. 3

Je ne veux pas rentrer. Arthur. S il te plaît.» Elle a tendu sa main et j ai pas voulu la prendre. Je me suis souvenu qu elle avait touché le visage de maman et je ne voulais pas qu elle me touche aussi. J ai crié un gros «beurk» et je me suis enfui. Ils ont ouvert la porte et mon père m a indiqué d un geste sec que je ne devais pas bouger de mon fauteuil. Je suis resté là, sans bouger, au fur et à mesure que les gens rentraient. Au passage, ils me lançaient un regard, un regard qui devait signifier quelque chose mais je m ennuyais trop pour réfléchir à quoi que ce soit. À la première occasion, j allais prendre la poudre d escampette et personne ne pourra rien y faire! Ah! Ils allaient avoir l air malin. Pouf, adieu l Arthur, le gamin que personne ne croit, que personne n écoute. Dehors, dans la rue, j ai vu l homme de la veille traverser le passage piéton et entrer dans le cimetière. Il marchait doucement, le bouquet jaune et blanc à la main. Je devais suivre cet homme! J ai glissé le long de ma chaise, doucement, sans alerter le monsieur des pompes funèbres je rigole encore en pensant à des chaussures très tristes qui se tenait devant la porte. Impossible de passer par là, il fallait que je fasse un détour. Je suis allé vers la pièce où le cercueil était 4

présenté. Je ne suis pas rentré. Oh non. J ai juste vu ma tante, les larmes aux yeux, glisser sa main le long du visage de maman. J ai rien dit, non, j ai continué vers les toilettes et là j ai inspecté les fenêtres. J avais vu ça dans un film une fois le mec va dans les toilettes et se barre par la fenêtre mais bon, y avait rien à faire, la fenêtre ne bougeait pas. J ai fait pipi, je me suis lavé les mains et je suis retourné m asseoir. J étais prêt depuis une heure, au minimum. J avais dit à papa que j étais prêt mais il était encore sous sa douche. Ensuite ma tante est arrivée, du coup je lui ai dit que j étais prêt. «Je vois ça bonhomme. Tu as le temps, tu sais? Je veux pas être en retard. Personne n est en retard pour des funérailles bonhomme.» Elle a passé sa main dans mes cheveux et j ai fait semblant d éternuer pour qu elle me laisse tranquille. Elle a fixé mon short pendant quelques secondes et puis a souri, un peu gênée. Tandis qu elle montait chercher papa, j ai pris les clés dans le panier, j ai vérifié dans le miroir de l entrée que j étais bien propre et bien habillé, et je suis allé attendre dans la voiture. Mon cerveau essayait d oublier l écharpe rouge qui était accrochée près de la porte, l écharpe que maman avait oubliée le jour où elle a eu son accident. 5

J ai rien dit. Je savais que papa l avait vue et qu il ne voulait pas y toucher non plus. Il aurait sans doute fallu qu on fasse intervenir une équipe de déminage, comme dans le reportage que j avais vu à la télé. Des hommes dans des combinaisons en plomb, des gros casques sur la tête, avec d épaisses bottes qui font «clank clank». J imaginais leur peine à saisir l écharpe avec leurs pinces télescopiques. J aurais voulu avoir une pince télescopique pour pouvoir attraper des choses loin. Comme aller chercher papa que je voyais à la fenêtre du premier étage, en train de faire son nœud de cravate avec ma tante. La veille de l enterrement, je n ai pas beaucoup dormi. Mon papa disait que c était normal mais que je devais dormir. Le docteur qu on avait vu disait que c était normal mais que c était important de dormir. Blah! J aime pas dormir. Depuis que maman est partie, c est difficile de dormir. Il y a toujours un bruit, une lumière, quelque chose qui me dérange et m empêche de vider mon esprit. J ai surtout peur de ne plus rêver. J aime bien rêver. Je sais qu une fois Anatole un des garçons de mon école, il est plus vieux mais je l aime bien quand même sauf la fois où il m a piqué mon flan mais bon, ça arrive m a dit que j étais «bizarre» parce que je rêvais. On lui avait dit que d habitude on ne rêvait pas, qu on était pas assez intelligents 6

pour rêver. J avais pas osé poser la question au docteur. J aurai dû, en fait. Maman me mettait au lit, fermait les rideaux bien comme il fallait et me posait un bisou sur le front. Parfois, elle me disait des choses qu elle regrettait tout de suite après. Parfois, elle me racontait que j allais faire de beaux rêves. «Quand tu dors, je viens à côté de toi et je te raconte des histoires. Ton cerveau les transforme alors en rêves. C est aussi simple que ça.» Et je rêvai de moi, je rêvai d être un garçon comme les autres, d aller à l école, de courir, de faire de l athlétisme, de chanter à la chorale avec maman, de cuisiner, de rencontrer une fille et de lui dire que j avais envie de l embrasser. Je ne sais pas d où viennent ces idées. Papa m a dit de rester dans la voiture pendant qu il allait chercher la couronne. De la fenêtre, je l ai vu courir jusque chez le fleuriste. Je ne comprenais pas réellement comment un fleuriste qui vendait des fleurs pouvait aussi vendre des couronnes. Au moment où j allais me perdre dans mes pensées, j ai vu un homme traverser la rue et se pencher sur un bouquet de fleurs jaunes et blanches. J avais vu sa tête parce que ma tante l avait pointé du doigt à 7

l hôpital, une fois. Elle avait dit des horreurs et j avais été gêné (et j avais ri un peu). Je me suis dit «pourvu qu il ne rentre pas dans le magasin», je ne voulais pas qu il se dispute avec mon père. Un vendeur est sorti, lui a vendu le bouquet et puis il s est éloigné. Lui est venu vers moi, a dépassé la voiture sans me remarquer et a disparu dans une boulangerie. Est-ce qu il aimait les pains au chocolat? Et puis j ai vu papa revenir avec un grand cercle de fleurs et j ai compris alors que c était ça une couronne. C était trop grand pour maman, alors ça allait sûrement être pour le cercueil. Mais pourquoi ne pas appeler ça une bague? Il l a mise dans le coffre et on est parti. J ai pas dit qui j avais vu, j étais content que mon papa ne lui casse la gueule. FIN 8

À propos de Mâche Fiction : L idée derrière Mâche Fiction est de concevoir un espace où partager avec les lecteurs. Le matin, nous vous demandons sur Twitter un mot, une histoire ou un thème, et le soir, vous avez une histoire. Simple, non? À propos de l auteur : Anthony Jauneaud est auteur, narrative designer pour le jeu vidéo, et scénariste pour la télévision. Il a notamment travaillé chez Ubisoft. Sinon il y a Monkey Moon où il est designer, Merlanfrit où il parle jeux vidéo et d autres choses à retrouver sur son site. Retrouvez d autres fictions sur le site de Mâche Fiction. Suivez-nous @machefiction sur Twitter, contactez-nous par mail. 9