La fiancée de l an passé



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Transcription:

La fiancée de l an passé

Zyrànna Zatèli est née à Sòhos dans la province de Macédoine en 1951. Études de théâtre. Productrice à la radio avant de se consacrer à l écriture. Vit à Athènes. Michel Volkovitch traduit depuis trente ans la prose, la poésie et le théâtre grecs. Auteur de huit livres publiés chez Maurice Nadeau, aux éditions des Vanneaux et sur publie.net, il sévit chaque 1 er du mois sur son site. son site : www.volkovitch.com publie.net & Michel Volkovitch pour la traduction française. Dépôt légal : 2 e trimestre 2013. ISBN 978-2-8145-9111-0 papier+epub, marque déposée publie.net

zyrànna Zatèli La fiancée de l an passé Traduit du grec par michel volkovitch PUBLIE MONDE

Table la fiancée de l an passé la fiancée de l an passé 13 les oiseaux 41 Persephòni et une autre histoire 59 Dàla et les eaux 79 la maison hantée 103 Zìna 149 une histoire qui n est pas arrivée 159 Dédale 183 maniaque du tabac 197 postface Zyrànna, magicienne 211 du même auteur du même traducteur

Note sur la transcription des mots grecs Une certaine tradition française veut qu on écrive les mots grecs non comme ils se prononcent, mais en suivant l orthographe originale. La graphie adoptée ici, au contraire, considère le grec comme une langue vivante ; elle vise, autant que possible, à faire entendre les mots. En grec, tous les «e» se prononcent [è], comme dans «Grèce» ; tous les «o» sont ouverts, comme dans «orthodoxe». L accent tonique est marqué ici, faute d un signe spécial, par un accent grave. Il n est pas indiqué quand il tombe sur la finale comme en français sauf pour différencier un «è» final d un e muet. La lettre «h» indique un son proche du «ch» allemand. LA FIANCÉE DE L AN PASSÉ 9

la fiancée de l an passé

La fiancée de l an passé Je me suis fiancée à Màrcos le soir du jour de l an mille neuf cent soixante et un. Nous avons célébré ces rares fiançailles en secret. Pas dans la belle chambre devant les autres, mais dehors, sur les marches. Dans l obscurité, par un froid délicieux. Il neigeait, et la blancheur, l éclat de la neige donnaient à la nuit l apparence d un rêve. Seuls sur les marches, tout seuls, moi qui fourrais ma tête au creux de son ventre chaud et lui qui me léchait le cou, la nuque. «Ah! Màrcos, Màrcos, lui dis-je, personne ne nous voit, on dirait un rêve, tu ne trouves pas?» Il ne dit rien, mais se frotta contre mon oreille pour montrer qu il approuvait, car Màrcos parlait très peu, et quand il parlait ce n était pas du tout comme les autres. J étais pour ainsi dire la seule à le comprendre, et c est pour cela aussi qu il m aimait tant. LA FIANCÉE DE L AN PASSÉ 13

Nos fiançailles furent donc une cérémonie secrète, un lien sacré ; seuls lui et moi étions au courant, et les autres pouvaient raconter ce qu ils voulaient. Les autres, bien sûr, me croyaient trop jeune, mais cela n avait pour moi aucune importance. Pour lui non plus. Quand j ai connu Màrcos, j avais déjà connu ce que j appellerais la première solitude de la vie de ma vie. Et ce n était pas facile à l époque. Un jour j aperçus Màrcos auprès de sa mère et quelque chose en lui me parla dès le premier coup d œil ; je m approchai, lui caressai la tête et lui dis : «Tu es Màrcos. Tu veux qu on vive ensemble?» Il ne fut pas surpris il avait déjà son tempérament placide. Il s éloigna simplement de sa mère et vint vers moi. Elle se tourna vers nous, le regard intense, argenté, l œil scintillant ; je crus un instant qu elle allait se jeter sur moi, mais elle courba soudain l échine avec lassitude, lança un regard vague, mélancolique, puis sans se presser fit demitour et partit. «Laisse-la, dis-je à Màrcos, elle a semé des enfants un peu partout et elle en aura d autres elle a sept vies. Tu crois que ça l ennuie de ne plus t avoir?» 14 ZYRÀNNA ZATÈLI

Màrcos ne s opposa nullement à ce qu il en soit ainsi, et ne sembla guère souffrir d être séparé de sa mère : je n eus rien besoin d ajouter. Il se blottit dans mes bras ; j étais prête à parier qu il se trouvait au comble du bonheur. Quant à moi, je faillis pleurer d émotion. Nous avons dormi ensemble dès le premier soir. Le temps passa. Un jour je lui dis : «Si on se fiançait, Màrcos? Pour voir comment ça fait quand on est fiancés. Si on n aime pas ça, ce n est qu une parole donnée, on la reprend et on continue comme avant. Et si on s aime, on reste jusqu à en avoir assez, et après on verra.» Il s étira sur le lit. Pourquoi pas? On fixa la date au jour de l an. Et quand tout le monde fut à table, les uns mangeant, les autres jouant aux cartes, nous nous glissâmes dehors comme des chats, traversant la grande salle dans le noir pour sortir dans la cour, sur les marches devant la maison. Personne ne s aperçut de rien, et quand bien même, ils n auraient pas été surpris, ce n était pas la première fois. Tous les jours ils nous voyaient disparaître. Je dois dire que nous vivions sous le même toit. Sa mère, Mỳrsa, était là depuis longtemps. Fidèle à la famille de loin LA FIANCÉE DE L AN PASSÉ 15

en loin, elle nous quittait le reste du temps comme prise de folie et courait les rues, on ne savait où. Elle rentrait presque toujours le ventre gonflé. Souvent, Olympìa furieuse la chassait, tout en sachant qu elle le regretterait le lendemain. «C est maintenant qu on se souvient de nous, madame Mỳrsa? Quand on est dans le pétrin?» Et elle lui montrait la porte : «Va faire tes petits là où sont tes maris!» Placide au fond comme son fils Màrcos le seul de ses enfants qui soit resté à la maison, Mỳrsa n était pas faite pour les angoisses ou les prières ; elle regagnait la rue. Quand un beau jour elle rentrait enfin, elle n avait plus que la peau sur les os, on voyait au travers. Olympìa, qui au fond s était beaucoup ennuyée d elle, lui donnait à manger. «Tu as fondu, Mỳrsa, disait-elle, tâche de ne pas recommencer à traîner avec l un ou l autre dans les petites rues. Calme-toi un peu, ça ne te fera pas de mal.» Insatiable en amour, cette Mỳrsa, une vraie chatte sauvage ; elle est restée dans la légende comme celle à qui aucun mâle n échappait. De temps en temps, elle devenait enragée. Je la vis même un jour aborder Màrcos, la pécheresse, d un air dont je savais bien ce qu il voulait dire chez elle. Il dormait ; elle commença de se frotter contre lui, flairant son sommeil de tous côtés, soi-disant comme une 16 ZYRÀNNA ZATÈLI

mère qui veille sur son fils, puis elle lui écarta lentement ses cuisses relâchées, le nez contre son ventre, haletante, enflammée. Je me ruai sur elle, la tirai par une jambe et la jetai hors du lit. «C est une mère, ça? ou une fille du diable? Espèce de monstre! m écriai-je. Et avec ton fils en plus, dévoreuse!» Elle me lança un regard impassible, et peut-être moqueur, en marmonnant cause toujours ou quelque chose du même genre, puis elle sortit de la chambre où je vivais avec Màrcos en ondulant des hanches, comme si de rien n était. Màrcos ne sourcilla même pas c était un dieu quand il dormait, rien ne le troublait, rien ne l atteignait. Je n ai pas encore parlé de son sommeil et le sommeil, pour un être tel que Màrcos, était l essentiel de la vie. Elle lui avait déjà sauté dessus une autre fois. Dans la cour derrière la maison, sous un prunier. Il s était allongé là pour dormir, un après-midi il dormait n importe où, sauf le soir, où il oubliait rarement de me rejoindre dans mon lit. Depuis quelques jours, une fois de plus, Mỳrsa ne tenait pas en place. Elle tournait en rond du matin au soir, l œil brillant, le corps allumé de frissons. Elle se mordait, s en prenait même aux mouches qui volaient. Elle s approcha donc de son fils Màrcos avait grandi, embelli, elle en LA FIANCÉE DE L AN PASSÉ 17

perdait la tête et commença son petit jeu. Soi-disant pour le caresser comme une mère, pour s attendrir de voir son fils dormant comme un agneau, mais prête au fond à faire voler en éclats son sommeil bienheureux, à le forcer du moins à la prendre en pitié, elle et ses appétits amoureux, son calvaire de ne pouvoir résister au délire qui s emparait de son corps Je la regardais du haut de ma fenêtre. Je résolus d attendre un peu, pour voir jusqu où elle irait. Je vis alors une chose qui, pour la première fois, me fit éprouver de la jalousie comme une femme pas vraiment de la jalousie, autre chose. Je vis Mỳrsa lui donner un petit coup de menton sur la tête, après s être jetée à plat ventre sur lui, forçant le corps souple endormi sous le sien à se retourner sur le dos. Elle se caressait à son ventre, sans aucune gêne, sans même paraître se souvenir que c était là son propre fils. Elle se frottait contre lui, se frottait, ne cessant de lui renifler (ou mordiller?) l oreille jusqu au moment, rendez vous compte, où elle le réveilla. Au début il se fâcha, mais pas longtemps ; il tourna le visage de l autre côté, reprit ses aises et referma les yeux. Mỳrsa devint mauvaise. Elle se leva, folle de rage, excitée par son indifférence et alla se planter, jambes écartées, devant sa tête. Elle lança un cri. Rien. Lui donna un coup de patte au front avec un nouveau 18 ZYRÀNNA ZATÈLI

cri. Rien encore. Elle se rapprocha encore un peu, hors d elle, lui attrapa la tête et la fourra entre ses jambes. Elle s accroupit, se pelotonna, se frotta contre lui avec indécence, ne le laissant même plus respirer. Craignant qu elle ne l étouffe, je fis mine de lui jeter par la fenêtre un livre que je tenais. Mais cette fois Màrcos bondit, visiblement importuné, et plein de rage la repoussa moins en raison de ses tendances à l inceste, j imagine, que pour avoir interrompu son merveilleux et divin sommeil. Il la repoussa donc, la projeta loin de lui ; et cette femelle diabolique, avec ce don terrible qu elle avait de se transformer en un clin d œil de chatte sauvage enragée en innocente colombe, s éloigna un peu, se retourna, lui jeta un regard silencieux et triste en baissant la tête. Alors se produisit une chose à quoi je ne m attendais vraiment pas, sûre que Màrcos s allongerait de nouveau pour continuer son somme. Or je le vis mais oui, se lever et s approcher d elle avec un air étrange, et une démarche plus étrange encore. Mỳrsa au début fit mine de s en aller, elle recula même d un ou deux pas, prête à s enfuir, mais changea d avis et resta sur place. Elle le regarda droit dans les yeux, provocante, elle se léchait en plus «La garce, ah la garce!» pensai-je, et comme j allais fondre en larmes de jalousie, LA FIANCÉE DE L AN PASSÉ 19

soudain je me mis à rire. «Après tout, c est une femme, dis-je alors avec un sourire complice, elle a un corps de chair et de sang ; elle n est pas de bois. Et un corps comme celui de Mỳrsa ou comme le mien, pourquoi pas ne fait aucune distinction, ne connaît pas de barrières.» Je laissai faire, curieuse de ce qui allait se passer. Je ne craignais qu une chose : qu Olympìa ou Mariànthi les aperçoive et leur lance des pierres pour arrêter ce scandale entre mère et fils. Olympìa surtout la plus tranquille et la plus humble figure de mère qui ait traversé ma vie, mais qui de temps en temps, à force de ne rien dire, tombait malade, manifestant une hystérie inconnue, Olympìa était capable, dans ces cas-là, de s énerver beaucoup quand on s y attendait le moins, tourmentant les autres aussi bien qu elle-même. Puis, très vite le plus souvent, le malaise passait, elle redevenait une âme tranquille à sa fenêtre, penchée sur la dentelle qu elle brodait puis enroulait en pelote avant d en commencer une autre, sur le même motif, au même rythme, douce et muette à nouveau, tombant souvent de sommeil, ressassant les mêmes choses au fond d elle-même. Màrcos à présent s était planté devant sa mère et l observait je m en rendais compte à l immobilité, à la tension 20 ZYRÀNNA ZATÈLI

secrète de son corps (je ne voyais pas le visage), comme s il la voyait pour la première fois. Sans nul doute, Mỳrsa était belle. À peine vieillie malgré toutes les grossesses et les orgies. Elle avait, je me rappelle, des yeux farouches qui jetaient des étincelles et allumaient des feux. Des yeux impressionnants, langoureux et fiers à la fois ; à regarder ce regard on avait envie de les crever, de les arracher, de je ne sais quoi. Leur vert très vif et phosphorescent leur donnait l air de somptueuses plantes tropicales, et vraiment on éprouvait, comment dire, une envie de tirer dessus De leurs racines sortira du lait, imaginait-on, un lait épais. Il s approcha encore elle s assit alors sur le sol, pudiquement et tourna lentement autour d elle. Muette, elle attendait, les prunelles dilatées, immobiles. Màrcos lui effleura le dos ; Mỳrsa frissonna aussitôt et se releva. Ils se parlèrent, leurs bouches presque collées, puis se dirigèrent vers la remise où l on faisait bouillir le linge dans la lessiveuse. «Alors ça» fis-je, prise d une mauvaise humeur pleine de sentiments mêlés. Je me penchai par la fenêtre, ouvris la bouche pour appeler, «Màrcos!» qu ils sachent au moins que je les avais vus, mais au même instant Màrcos s arrêta pile, comme s il avait déjà entendu LA FIANCÉE DE L AN PASSÉ 21

ma voix, puis, sans la moindre explication, laissa Mỳrsa en plan devant la remise et revint sur ses pas. Il me vit à la fenêtre, fit le tour de la cour ; peu après, je lui ouvrais la porte de ma chambre et il entrait, comme toujours tranquille et impénétrable. «Tu n es pas obligé de le faire aussi avec ta mère, lui disje, et sous mon nez en plus je vous ai vus de la fenêtre. J ai tout vu.» Il ne dit rien. Il s allongea sur le lit et attendit que je le couvre et le caresse. Quant à son père, tout ce que je peux dire c est que personne ne le connaissait. Un vagabond anonyme sans doute, attiré un instant par les charmes de Mỳrsa, et qu en le retrouvant par hasard elle n aurait même pas reconnu. Pour cela, Mỳrsa était imbattable. Elle oubliait aussi bien ses partenaires que les moments partagés avec eux. Il n y avait pour elle que l amour avec le premier venu, et les moments de plaisir de plaisir fécond et c est tout, qu on n aille pas s imaginer qu elle se prostituait suffisaient à justifier sa nature. Quant à ceux qu elle mettait au monde régulièrement, elle les élevait un peu, les allaitait et s en occupait le temps qu ils tiennent debout, puis les laissait seuls face à leur destin je suppose qu elle avait de nature une grande 22 ZYRÀNNA ZATÈLI

foi dans la divine providence. Jusqu au jour où un médecin, célibataire et pas mal excentrique, pris d une vive affection pour elle, parvint à la persuader d aller habiter chez lui, de vivre avec lui, la stérilisa c est ce que tout le monde racontait et Mỳrsa depuis lors ne tomba plus enceinte, même si de temps à autre elle découchait encore la nuit. Mais assez parlé de la mère. Venons-en au fameux sommeil de Màrcos. Il passait dans les vingt-deux heures par jour au moins vingt à dormir. Un vrai maharadjah du sommeil. Je pense que dans ce domaine, personne ne le dépassait. Il ne daignait s occuper de rien d autre. Ce qu on appelle les problèmes humains, sentimentaux, psychologiques, existentiels, sociaux du présent, du passé ou du futur le laissaient totalement froid. Et ce dédain de tout même de moi qu il aimait, de façon consciente était d un côté mis en évidence par son étonnante beauté, par une noblesse innée, un raffinement qui émanait de lui sans nul effort de sa part et qui se voyait du plus innocent au moins innocent de ses gestes, et de l autre était tempéré, ou plutôt rendu plus mystérieux par son non moins étonnant sommeil. C était un bienheureux qui dédaignait tout. Un être né pour le sommeil, me disais-je en le regardant dormir. Et par respect pour, disons, cette singularité, je le laissais LA FIANCÉE DE L AN PASSÉ 23

faire. Du moins pendant les vingt heures en question, pleine d adoration et de dévouement, je le laissais se vautrer dans son sommeil paradisiaque. Le reste du temps, il passait une heure ou deux à manger, «Pour prendre des forces avant de dormir», lui disais-je (il quémandait très rarement, car je savais de moi-même quand c était l heure de le nourrir et je m en chargeais), il faisait ses besoins un jour sur deux, allait parfois avec une autre, à l occasion je l autorisais à me tromper, peu m importait, d ailleurs nous n avions pas besoin de rencontres explicitement charnelles pour nous sentir unis ou mieux nous connaître et il passait son temps à ce genre de choses, ordinaires, anodines, dès son réveil et jusqu à l heure de se rendormir. Le temps qui restait avant qu il se rendorme, il le passait, naturellement, avec moi. Et c est alors que se produisait l essentiel. Notre heure était venue, nous la savourions jusqu à l ultime seconde. Nous ne faisions rien d important ou de terrible mais il était, ce moment, très important pour nous. Nous allions sur le lit, face à face l été nous sortions au soleil et nous nous regardions. Rien d autre. Nous nous regardions dans les yeux. Mais comment? C était là notre trésor secret : le comment. Non pas comme on regarde 24 ZYRÀNNA ZATÈLI

quelque chose ou quelqu un sans savoir exactement ce qu on regarde, souvent même sans savoir qu on regarde : Màrcos et moi, nous nous regardions avec une attention, une insistance, une profondeur extrêmes. C est dans les yeux de Màrcos que j ai découvert ce qu on appelle le mystère du monde, et aussi de nous-mêmes. Donc, nous nous regardions. Et le silence ne faisait plus qu un avec l air que nous respirions, avec le soleil s il faisait jour, la lueur de la lampe s il faisait nuit. Tous deux, bien sûr, parfaitement sérieux, immobiles, indifférents à tout. Je n oublierai jamais ce jour d été où nous nous regardions sur le lit comme des Bouddhas dans un temple, quand soudain la terre trembla de façon nettement perceptible, et pour une durée qui n était guère infime Màrcos ne bougea même pas les paupières ; mon cœur à moi se mit à battre un peu plus fort et plus vite. Sans doute je veux dire bien sûr, si j avais été seule à ce moment-là, j aurais eu peur ; mais là, devant cette incroyable créature, rien ne me faisait peur, ni le séisme lui-même, ni l image de Geneviève avec sa biche qui se décrocha du mur et me heurta l épaule, ni les hurlements des femmes en bas qui toutes, sauf Persephòni, se précipitèrent dans la rue, croyant qu avec un tel séisme la vieille maison allait LA FIANCÉE DE L AN PASSÉ 25

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