Le toucher dans les politiques et démarches muséales : Regard sur les évolutions, écueils et perspectives Par André Fertier Expert en accessibilité culturelle, président de CEMAFORRE, Secrétaire général du Pôle Européen de l Accessibilité Culturelle Toucher, ne pas toucher : des oscillations historiques En France - et de manière assez large en Occident - dans une tradition cartésienne de foi dans la science dynamisée au XIXème siècle par le Positivisme d'auguste Comte puis par le Scientisme 1, les cheminements d apprentissage et les modes de connaissance via les perceptions sensorielles ont longtemps été tournés en dérision pour être l objet de rejets et de mépris. La primauté est encore de nos jours donnée à l intellect et dans le cadre sociétal, le toucher n est pas identifié comme un sens noble. Or il faut se souvenir que dès le XVIème siècle, dans les cabinets de curiosités, l approche tactile est souvent considérée comme nécessaire : ne pas toucher les œuvres et les objets est perçu comme ne pas les honorer. Cela reste vrai au XVIIIème dans les premiers musées lorsque ceux-ci sont réservés aux connaisseurs et aux artistes. C est plus tard, que les musées marqués par une affluence grandissante, réglementent l interdit de toucher. Au XXème siècle, il faut attendre les années 70 pour voir émerger plusieurs courants de pensée et disciplines, qui vont contribuer à la promotion d'approches tactiles en réinvestissant la richesse des dimensions sensorielles : entre autres, les sciences humaines (anthropologie, ethnologie, psychologie 2 ), par-delà les sciences dites exactes (physique, chimie, mathématiques, etc.) et le psychédélisme venu des USA accompagné d ouvertures sur les cultures orientales. Dans un autre registre, de nouveaux cadres législatifs 3 favorisent la reconnaissance des droits culturels des personnes handicapées et ainsi la promotion des concepts d accessibilité universelle et de «design for all». Dans ce nouveau contexte les musées deviennent parfois le lieu de controverses très vives entre souci de conservation préventive des œuvres et désir de les faire découvrir à tous les publics par des approches sensorielles riches et variées. En France sur ce sujet, la mobilisation de la Direction des Musées de France et de grands établissements culturels comme la Cité des sciences et de l industrie dès les années 70/80, a joué un rôle très important. Des recherches et actions sur la dimension tactile ont été initiées et ont participé à l accessibilité des personnes handicapées visuelles puis de tous les 1 Le mot scientisme est apparu en 1911 avec le biologiste Félix Le Dantec. Le scientisme plonge ses racines dans le rationalisme de Descartes (XVIIème siècle), les idées de Condorcet (XVIIIème siècle) ainsi que le positivisme d'auguste Comte (XIXème). Néanmoins Rabelais au XVIème siècle, soulignait déjà le danger d'une science sans conscience. 2 Selon les anthropologues, la personnalité individuelle ne s explique pas par des caractères biologiques mais par le «modèle culturel particulier à une société donnée». De l individu, l anthropologue ne retient que ce qui dans sa psychologie est commun à tous les membres d un même groupe, l aspect strictement individuel de la personnalité relevant de la psychologie. Cet aspect commun de la personnalité, Ralph Linton (1893/1953, ethnologue américain) le nomme la «personnalité de base». 3 En France : loi d orientation de 1975 ; loi Handicap de 2005 ; création de la Commission nationale culture et handicap et du label Tourisme et Handicaps en 2001. Au niveau international : convention de l ONU relative aux droits des personnes handicapées de 1993 et de 2006.
publics en s incarnant directement dans des dispositifs de médiation culturelle de plus en plus innovants : maquettes tactiles de monuments, de mobiliers, de sculptures, transpositions tactiles d œuvres picturales, photographiques, mallettes multisensorielles, édition de collections d'ouvrages tactiles, réalisation de méthodes pour la compréhension des dessins en relief, création de galeries tactiles, etc. Quelle pertinence des méthodes adoptées? Quelle qualité des réalisations? Ces dernières années, des progrès importants ont été faits dans la mise en relief grâce aux évolutions des technologies, à la mobilisation d imprimeurs et de laboratoires toujours plus performants. Ces derniers ont su associer exigence technique et qualité artistique pour une meilleure accessibilité des œuvres. Des progrès sont également perceptibles dans les méthodologies adoptées. On remarque notamment la mobilisation de personnes aveugles et malvoyantes dans le processus de conception et d élaboration des projets aux côtés des conservateurs, des conférenciers, des commissaires d'exposition, des médiateurs, ou encore le recrutement d experts en accessibilité parmi lesquels certains sont eux-mêmes handicapés visuels. Nous pouvons constater aussi une montée en puissance des approches offrant cette richesse sensorielle au tout public et évitant ainsi les risques de mise à l'écart des publics en situation de handicap. Malgré ces avancées, il n est pas rare de rencontrer des propositions d offres tactiles ne présentant aucune pertinence. La plupart des personnes aveugles les ayant abordées, déclarent ne capter aucune information leur permettant de comprendre l oeuvre présentée ou ne ressentir aucune émotion esthétique. Néanmoins, ces visiteurs font part de leur plaisir de constater que des efforts sont déployés à leur intention, leur permettant ainsi de bénéficier de sorties et de lien social. D'une manière très générale, peu de réalisations tactiles dépassent le stade d une accessibilité cognitive. La possibilité d'un vécu d émotions esthétiques, si possible en lien avec les intentions de leurs auteurs, fait exception. Et enfin, trop peu de démarches prennent en considération de manière très structurée les diverses problématiques au regard de la diversité des publics : personnes aveugles de naissance, avec handicap acquis, malvoyantes et tout public. Des chantiers en perspective, des recherches à poursuivre Dans ce domaine, les recherches impliquent d associer technicité et sensorialité, art et cognition : une mobilisation transdisciplinaire difficile à susciter et à piloter, mais pourtant nécessaire. En premier lieu, il serait important que les mécènes et les pouvoirs publics soutiennent davantage les recherches fondamentales et appliquées, et évitent de se mobiliser sur des actions vitrines qui constituent parfois le vernis cosmétique, le maquillage d une sombre réalité en termes de réelle accessibilité sur les plans qualitatif et quantitatif. Il faudrait encourager les projets qui comportent dans leurs cahiers des charges une exigence de réflexion sur la modélisation, la transférabilité des savoir-faire. Voici quelques axes de travail intéressants à développer à l avenir : Dans le champ de l étude et de la recherche : - instituer une terminologie permettant de différencier les deux sens du mot tactile : contrôle tactile (écran tactile) et perception tactile, - explorer les fonctionnements et les mobilisations possibles des systèmes de perception présents dans la somesthésie générale, comme dans le toucher : kinesthésie, proprioception, interoception, sonosomesthésie,
- élaborer des protocoles d'évaluation des réalisations et des démarches tactiles, - réaliser des états des lieux qualitatifs et quantitatifs au niveau international sur les approches muséales autour de la médiation tactile. Dans le domaine éducatif : - développer l apprentissage de la lecture des images en relief et promouvoir le tactile auprès des personnes aveugles, malvoyantes et du tout public Dans le domaine technique et méthodologique : valider des cadres normatifs pour les mises en relief, notamment : les proportions à respecter pour une représentation mentale globale aisée, les codes couleurs, les modalités pour l audiodescription pour la réalisation des dessins en relief promouvoir une prise en compte différenciée des représentations mentales entre les personnes aveugles de naissance et celles avec un handicap visuel acquis inscrire la dimension des émotions esthétiques dans les cahiers des charges des projets développer des systèmes numériques de transcription en relief permettant un affichage en relief transmis sur des plages tactiles, notamment pour les données cartographiques En conclusion Le toucher est une dimension à explorer dans le domaine muséal au bénéfice de tous les publics. Il mérite une attention beaucoup plus soutenue et structurée. Par-delà les tabous selon les époques et les cultures, nous gagnerions à lui accorder une place beaucoup plus importante dans notre vie culturelle et quotidienne car il peut nous ouvrir sur des mondes infinis d émotions et de connaissances. Je tiens enfin à souligner que s'interroger sur la place du toucher dans les démarches muséales renvoie à des enjeux fondamentaux : - privilégier une déontologie professionnelle pour une vision initiatrice et non consumériste des offres muséales, - favoriser l accessibilité pour tous, choix d'une conception de civilisation qui refuse de réduire les êtres humains à des fonctions de production et de consommation - défendre le respect des diversités et des droits culturels, dans une quête permanente de découverte de soi, des autres et de l'univers dans toutes ses profondeurs.
En complément de ces réflexions Des musées européens mobilisés, quelques exemples En Belgique, les Musées royaux d art et d histoire de Bruxelles abritent un musée pour aveugles depuis 1970. En Espagne, créé à Madrid en 1992, le Musée Typhlologique 4 est l un des rares musées au monde qui permet de découvrir par le toucher toutes les œuvres exposées. En France, de nombreux lieux proposent des découvertes tactiles. Citons entre autres à Paris, où la municipalité a élaboré une charte «Musée et accueil pour tous» en 2001, le Musée Bourdelle et le Musée Rodin. Le musée de la Cité de la musique, la Cité des sciences et de l industrie, le musée de la Cité de l architecture et du patrimoine ou encore le musée du Louvre avec sa galerie tactile et ses stations tactiles dans les Arts de l Islam sont autant d initiatives exemplaires. En région les acteurs se mobilisent pareillement, à travers par exemple le réseau des «Musées au bout des doigts» du Nord Pas-de-Calais. Une diversité de réalisations tactiles innovantes Plusieurs familles d outils sont créées depuis plusieurs décennies, parmi lesquels : - maquettes tactiles de cathédrales (ex. : celles de Bourges, d'orléans, de Rouen ), de châteaux (ex : celle de Chambord, tactile et démontable), de villes (comme celle de Clermont-Ferrand, utilisable par des personnes aveugles en autonomie) etc. - transpositions tactiles d œuvres picturales et photographiques : Caresser Picasso, édité en braille et gaufrage (éd. Réunion des Musées Nationaux) Coffret de dessins de Jean Cocteau en gaufrage (éd. Arrimages, Nice) Réalisations d Artesens qui permettent une approche multisensorielle (tactile, olfactive et sonore) de Cézanne, Van Gogh, Braque, etc. Exposition «La terre vue du ciel» du photographe Yann-Arthus Bertrand, mise en accessibilité. - expositions réalisées pour une approche tactile, par leurs auteurs eux-mêmes : Exposition «Toucher pour voir» de l artiste brésilien Adelio Sarro (œuvres dotées de codes couleurs en braille et relief, complétées de modèles en format réduit permettant une compréhension tactile plus aisée, avec cartels accessibles). - éditions d ouvrages tactiles spécialisés : - Second Sight of The Parthenon Frieze (éd. British Museum Press en collaboration avec Silvio Zamorani editore, Turin) - La collection Un autre regard en braille, gros caractères et gaufrage (éd. du Louvre) - Sensitinéraires du Centre des Monuments nationaux - une maison d édition tactile Les Doigts qui rêvent associée à une revue scientifique «Terra Haptica» 4 Musée créé par l ONCE, Organisation nationale des aveugles espagnols.
- réalisations pédagogiques coffret Des dessins pour construire (collection «A voir et à toucher», éd. Cité des sciences et de l industrie / CNEFEI) : une méthode de lecture d images tactiles permettant à des personnes aveugles de naissance de reconstituer mentalement la géométrie tridimensionnelle des objets représentés Coffret Toucher pour savoir, de la pierre brute à la pierre sculptée (éd. Ville de Tours) Les sens de l'art, mallette dédiée aux jeunes aveugles, malvoyants et voyants pour leur faire découvrir la peinture (réal. Centre national d'enseignement à distance / Maif, 2010) Des outils qui inscrivent le tactile au cœur d une multisensorialité et qui mêlent les publics Les outils tactiles sont souvent associés à des apports audio : commentaires des proches, interventions de conférenciers, mises à disposition d audioguides... Ces réalisations sont parfois très élaborées comme celle du programme itinérant «I see you» porté par l association «Les corps singuliers» : celui-ci propose une exposition de photos avec des textes en braille, des lecteurs MP3 à disposition pour écouter une création sonore inspirée par les prises de vues et décrivant poétiquement un véritable paysage sonore. De nombreuses propositions de parcours tactiles sont ouvertes au tout public, dans la mixité. Tel est le cas de certaines offres du musée du Louvre. Des actions hors les murs sont organisées comme celles du Musée du quai Branly (mise à disposition de fac-similés à des institutions d accueil de personnes en situation de handicap, avec la possibilité d accueillir des conférenciers, des conteurs). Depuis vingt ans, quelques exemples de rencontres entre professionnels de musées autour du toucher Les temps d échanges entre professionnels sont décisifs. Ils permettent des points d étapes dans les approches développées, tout en identifiant de nouvelles perspectives. Des colloques à Paris et en Ile-de-France : «Expositions et handicap visuel» au Muséum national d histoire naturelle, Paris (1992) «Etablissements culturels et handicap» au Château de Champs-sur-Marne organisé par la Caisse nationale des monuments historiques et des sites et Cemaforre (1997) où est née l idée de la création de la commission nationale culture et handicap. «Handicap visuel et exposition» en 2011 à la Cité de la musique à Paris En Région : «Le musée accueille les différences» organisé par le GIHP Normandie et le Musée des Beaux-arts de Rouen (1995) Rencontres nationales «Culture et handicap» de Bourges organisées par le ministère de la culture (2003) En Europe : «Arts plastiques et cécité» à Louvain-Le-Neuve (Belgique) comportant la contribution «Bilan des expositions à toucher» (1998)
«Access to culture and sports for people with disabilities», conférence internationale de Thessalonique (Grèce) organisée par le ministère de la culture grec avec de nombreuses contributions sur l accueil des personnes aveugles dans les musées. L arte a portata di mano conférence internationale organisée par le musée tactile Omero d Ancône (2004) «In Touch With Art», séminaires annuels organisés par le V&A, Londres depuis 2007 Aucune de ces listes de structures, d initiatives ou d outils n est exhaustive. L ensemble vise uniquement à donner quelques éléments d informations sur ce très riche paysage tactile culturel. André Fertier, Octobre 2013