Le don et le dû. Aspects juridiques, éthiques et politiques de quelques mutations des transferts



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François Athané Exposé du 7 janvier 2014 Journée académique d étude sur le don Charenton-le-Pont Le don et le dû. Aspects juridiques, éthiques et politiques de quelques mutations des transferts I. Comment le don devient un dû : sur une page de Marc Bloch. Des dons peuvent se transformer en tribut ou en impôt, à l occasion d un renforcement de la concentration des moyens de la violence physique dont dispose l instance récipiendaire, ou encore par l intervention d un tiers disant le droit sur la base de la simple récurrence coutumière de certains dons. Marc Bloch a relevé ce point en étudiant les formes du droit et de son évolution à partir de la deuxième moitié du IX siècle. Il soulevait le paradoxe d un droit qui, conservateur, tout entier orienté par le but de maintenir les structures héritées du passé, a très paradoxalement engendré ou favorisé de multiples innovations, notamment en raison de la raréfaction, après l effondrement de l organisation étatique carolingienne, des registres de lois et des magistrats sachant lire et consigner par écrit leurs décisions. Qu il s agît de transactions particulières ou de règles générales d usage, la tradition n avait donc guère d autres garants que la mémoire. Or la mémoire humaine, la coulante, «l escoulourjante» mémoire, pour reprendre le mot de Beaumanoir, est un merveilleux outil d élimination et de transformation : surtout ce que nous appelons mémoire collective et qui, n étant, au vrai, qu une transmission de génération à génération, ajoute, si elle est privée de l écrit, aux erreurs de l enregistrement par chaque cerveau individuel, les malentendus de la parole. [ ] La jurisprudence, en un mot, exprimait moins une connaissance que des besoins. Parce qu il ne disposait, dans son effort pour imiter le passé, que de miroirs infidèles, le premier âge féodal changea très vite et très profondément, en croyant durer. En un sens, d ailleurs, l autorité même que l on reconnaissait à la tradition favorisait le changement. Car tout acte, une fois accompli ou, mieux, trois ou quatre fois répété, risquait de se muer en précédent : même s il avait été, à l origine, exceptionnel, voire franchement abusif. Les moines de Saint-Denis, dès le IX siècle, ont-ils été priés, un jour où le vin manquait dans les celliers royaux, à Ver, d y faire porter deux cents muids? Cette prestation désormais leur sera réclamée, à titre obligatoire, tous les ans et il faudra, pour l abolir, un diplôme impérial. Il y avait une fois, nous dit-on, à Ardres, un ours, amené par le seigneur du lieu. Les habitants, qui se plaisaient à le voir combattre contre des chiens, s offrirent à le nourrir. Puis la bête mourut. Mais le seigneur continua d exiger les pains. L authenticité de l anecdote est peut-être contestable ; sa valeur symbolique, en revanche, hors de doute. Beaucoup de redevances naquirent ainsi de dons bénévoles et longtemps en conservèrent le nom. [ ] Si bien que l habitude s introduisit d établir, en François Athané // Le don et le dû // Page 1 sur 6

nombre croissant, ces curieux documents que les diplomatistes nomment «chartes de non préjudice». Un baron, un évêque demandent le gîte à un abbé ; un roi, pressé d argent, fait appel à la générosité d un sujet. D accord, répond le personnage ainsi sollicité. A une condition toutefois : qu il soit spécifié, noir sur blanc, que ma complaisance ne créera point, à mes dépens, un droit. Ces précautions, cependant, qui n étaient guère permises qu à des hommes d un rang un peu relevé, n avaient quelque efficacité que lorsque la balance des forces n était pas trop inégale. Une des conséquences de la conception coutumière fut, trop souvent, de légitimer la brutalité et, en la rendant profitable, d en répandre l emploi. N était il pas d usage, en Catalogne, lorsqu une terre était aliénée, de stipuler, en une formule singulièrement cynique, qu elle était cédée avec tous les avantages dont son possesseur avait eu la jouissance, «gracieusement ou par violence»? 1 II. Le redoublement de l exigibilité, ou pourquoi certains dons doivent devenir des dus. Sur une page de Montesquieu, et de là sur quelques «droits de l homme». Quelques aumônes que l on fait à un homme nu, dans les rues, ne remplissent point les obligations de l État, qui doit à tous les citoyens une subsistance assurée, la nourriture, un vêtement convenable, et un genre de vie qui ne soit point contraire à la santé. 2 Robert Castel, dans Les métamorphoses de la question sociale, lit en cet énoncé de Montesquieu l une des toutes premières mentions de l idée d un devoir inconditionnel d assistance de l État envers les pauvres. Montesquieu exprime en effet le problème en termes de dû, non de don. C est la reconnaissance du principe d un t3t, un transfert du troisième type (= un transfert exigible sans contrepartie exigible) de l État vers le citoyen que réclame Montesquieu ; forme de transfert que l on peut notamment illustrer par l exemple de nos actuelles allocations familiales. C est ce que nous proposons d appeler le redoublement de l exigibilité : les prestations du citoyen ou résident exigibles par l État (impôt, taxes) se redoublent de prestations exigibles par le citoyen en provenance de l État. Il nous semble que cette manière de parler est préférable à celle adoptée par Aglietta, Orléan et leurs coauteurs 3, qui parlent d un «renversement de la dette» : dette de la société envers les individus, caractérisant les sociétés modernes, par rapport aux sociétés anciennes, fondée sur la dette de l individu envers la société. Car nous ne voyons pas la moindre dette en ce point. Il ne s agit pas d un échange, même différé : les prestations d un pôle à l autre ne sont pas exigibles en tant que contreprestation de ce qui va dans l autre sens. 1 Bloch, Marc, La Société féodale, Paris, Albin Michel, 1940, deux volumes : 1. La formation des liens de dépendance ; 2. Les classes et le gouvernement des hommes. Réédition en un volume, Paris, Albin Michel, 1968, ici p. 171-173. 2 Montesquieu, L Esprit des lois, Paris, GF, 1979 [1 édition 1748] vol. 2, p. 134. 3 Michel Aglietta et André Orléan (dir.), La Monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob, 1998. François Athané // Le don et le dû // Page 2 sur 6

L idée qu en certaines circonstances l institution politique doit procéder à un transfert de ressources au profit des démunis ou des indigents, sans qu un tel transfert soit pour autant pensé dans les termes d un don, apparaît plus nettement lors de la Révolution française et de façon tout à fait explicite dans les articles 21 et 22 de la Déclaration des droits de l homme et du citoyen du 24 juin 1793 : Art. 21. Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d exister à ceux qui sont hors d état de travailler. Art. 22. L instruction est le besoin de tous. La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique, et mettre l instruction à la portée de tous les citoyens. Ces deux articles énoncent les prestations dues par «la société» à l égard de chacun de ses membres qui ne serait pas en mesure de se procurer certaines ressources par lui-même. De telles prestations sont dépouillées, au moins dans la formulation juridique de leurs conditions d applicabilité, de toute connotation les associant à l idée d une grâce, d un don ou d un bienfait prodigués à l individu par l institution lui fournissant ces ressources de secours ou de travail (Art. 21) ou d instruction (Art. 22). Le principe est donc avancé que certaines ressources, étant dues par la société à chaque individu qui en serait dépourvu, sont exigibles de la part des intéressés. Ces énoncés font par conséquent rupture avec les conceptions associées à un usage «patrimonial» ou «féodal» (pour reprendre les termes de Bourdieu dans «Genèse et structure du champ bureaucratique», chapitre de son ouvrage Raisons pratiques) des ressources de l État. A cet égard, on peut faire l hypothèse que la dépersonnalisation des dépenses de l État, cessant d apparaître comme des dons émanant de la générosité du souverain, n est pas seulement, comme le remarque Bourdieu, un produit dérivé de l inflation bureaucratique qui est bien antérieure à la Révolution française mais qu elle est aussi une conquête démocratique ; ou, à tout le moins, que le possibilité même de quelque chose comme un contrôle démocratique du pouvoir politique a pour condition nécessaire la dépersonnalisation des dépenses de l État, et l effacement tendanciel du don comme schème d appréhension de celles-ci. Le principe est donc au moins implicitement posé que l individu a, dans certaines circonstances, le droit d exiger un transfert de richesses ou d autres ressources (en soins, en instruction) de la part de l État pour son propre profit. L État se trouverait donc, en ces cas, alors en situation de fournir une prestation exigible sans contrepartie. Si l idée est, dans le texte de 1793, exprimée dans le langage de la dette («dette sacrée»), il n en est pas moins manifeste que nous avons affaire, en ce cas, à un transfert du troisième type, un t3t, pour reprendre le terme d Alain Testart 4. Cette innovation apportée par la Déclaration des droits de l homme et du citoyen du 24 juin 1793 est (du moins à ma connaissance), sans précédent historique : l idée qu un transfert est exigible sans contrepartie exigible avait toujours valu pour l institution politique à l endroit des individus et des groupes soumis à son contrôle. Que l individu soit reconnu légitime à exiger une prestation de la part des institutions, sans que cette prestation vaille comme contrepartie d une autre prestation fournie par l individu à l institution, constitue 4 Alain Testart, Des dons et des dieux, Paris, Errance, 2006. François Athané // Le don et le dû // Page 3 sur 6

vraisemblablement une nouveauté apportée par la Révolution française. Non qu aucune prestation sans contrepartie n ait jamais été opérée de l institution vers les individus : ce fut au contraire longtemps le principe de multiples charités royales et seigneuriales. Mais ces prestations étaient des dons, n étant pas exigibles et découlant non pas d un droit de l individu, mais du bon vouloir d un souverain. Il faut donc remarquer que la notion d exigibilité par l individu d une prestation en provenance de l instance détentrice du pouvoir politique est tout à fait récente dans l histoire des institutions, tandis que l exigibilité par l instance détentrice du pouvoir politique d une prestation en provenance des individus est imémorablement plus vieille. Il découle des considérations précédentes que l ensemble de ce que l on a l habitude d appeler les droits sociaux, c est-à-dire les droits de l individu tels que celui-ci peut légitimement exiger des institutions publiques l obtention d une ressource quelconque (bien ou service), sans avoir à fournir de prestation en contrepartie, entrent dans la catégorie des t3t telle qu elle est définie dans la nomenclature des transferts proposée par Alain Testart 5. Pour exemple de droits généralement tenus pour des droits sociaux, on peut se référer à quelques passages du «Préambule» de la Constitution française du 27 octobre 1946 : Chacun a le devoir de travailler et le droit d obtenir un emploi. [ ] La Nation assure à l individu et à la famille les conditions nécessaires à leur développement. Elle garantit à tous, notamment à l enfant à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs. Tout être humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation économique, se trouve dans l incapacité de travailler a le droit d obtenir de la collectivité des moyens convenables d existence. [ ] La Nation garantit l égal accès de l enfant et de l adulte à l instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L organisation de l enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l État. La Déclaration universelle des droits de l homme, adoptée par l Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 217 A (III) du 10 décembre 1948, reconnaît également une série de droits sociaux, dans ses articles 22 et suivants : Art. 22. Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l organisation et des ressources de chaque pays. Art. 25. 1. Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l alimentation, l habillement, le logement, les soins médicaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d invalidité de veuvage, de 5 Cela malgré le fait que cet auteur ne fournisse, pour illustrer la catégorie des t3t, aucun exemple dans lequel un individu peut légitimement exiger l obtention d une ressource de la part des institutions ; tous les exemples mentionnés par Alain Testart concernent l exigibilité par une institution d une ressource qu un individu ou un groupe assujetti à son pouvoir doit lui transférer, sans pouvoir exiger de contrepartie en retour. François Athané // Le don et le dû // Page 4 sur 6

vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. 2. La maternité et l enfance ont droit à une aide et une assistance spéciales. [ ] Art. 26. 1. Toute personne a droit à l éducation. L éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l enseignement élémentaire et fondamental. [ ] Art. 27. 1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent [ ] La lecture attentive de ces énoncés laisse clairement apparaître que l explicitation des transferts de ressources qu ils prescrivent, des institutions publiques vers les individus, ne laisse aucune place au vocabulaire du don. Les transferts ainsi prescrits sont en principe exigibles de la part des individus. Ils ne sont pas conditionnés à la prestation, par les individus, d une contrepartie en retour. Les conditionnalités qu ils stipulent concernent seulement les situations sociales dans lesquelles ces prestations sont exigibles par les individus éprouvant ces situations : ce qui confirme qu il s agit bien là de t3t (transferts exigibles sans contreparties exigibles). L instauration des formes modernes de la solidarité sociale est donc étroitement corrélée avec l effacement du don dans la mise en forme juridique et politique des flux de richesses en provenance des institutions et à destination des individus, et à la rupture historique que constitua le passage d une logique du don à une logique des dus. Et pourtant! Nous sommes loin d avoir, dans les sociétés contemporaines, abandonné le schème du don dans l appréhension et la mise en discours des prestations que l État et d autres institutions publiques fournissent aux individus par le moyen des fonds constitués par prélèvements obligatoires. Des termes et expressions tels que «État providence» ou «assistanat» (variante péjorative, mais aujourd hui dominante dans la rhétorique politique, du terme plus mélioratif d «assistance») pour ne rien dire du «minimum compassionnel» usité par divers milieux conservateurs d outre Atlantique relèvent du registre du don, et non du dû. L expression «État providence» est connotée de telle sorte que l État est implicitement pensé comme dispensateur de l abondance : il est donateur. Or, par définition, est providentiel ce qui n a pas vocation à perdurer et peut cesser d un moment à l autre en aucune façon la providence n est exigible, de même que l assistanat (ce qui n est pas le cas de l assistance, notamment à personne en danger). Par quoi l on peut relever qu un certain vocabulaire politique, apparemment de peu de conséquence et banal, contient en fait l exacte négation des principes mêmes de certaines avancées démocratiques majeures du droit. Cellesci consistèrent en le passage de la logique du don à celle du dû, tandis que celui-là maintient constamment, à l état implicite et impensé, l idée que ces dus ne le sont pas, parce que non exigibles, tout comme des dons. En forçant quelque peu le trait, l on pourrait dire que la situation contemporaine est exactement symétrique, mais inversée, à celle que relevaient Marc Bloch puis Georges Duby, lorsqu ils déclaraient, dans leurs propos déjà cités, que diverses taxes, redevances ou tributs avaient été longtemps désignés comme des dons, hypothétique trace d un lointain passé où ces prestations n étaient pas exigibles, avant de se muer, par la force de la coutume ou plutôt par une interprétation juridique de la coutume bien docile au droit de la force, en prélèvements ou prestations obligatoires. Ainsi, notre vocabulaire courant pour désigner les François Athané // Le don et le dû // Page 5 sur 6

prestations sociales de l État est encore imprégné de connotations charitables ou gracieuses, lors même que le droit en vigueur en fait des prestations exigibles par les individus susceptibles d en bénéficier. Ces remarques trop rapides sur la forte présence, voire la prégnance, du vocabulaire du don dans le lexique politique contemporain attestent peut-être d un décalage, peut-être d un retard, de notre rhétorique par rapport à notre droit effectivement en vigueur. Plus sûrement, ces observations mettent en relief les connotations non anodines d un vocabulaire qui n a rien de neutre dans le contexte de luttes politiques pour la redéfinition du périmètre légitime des institutions publiques de solidarité sociale. Il est enfin à noter que, lors même que nul n est censé ignorer la loi, nombre de nos contemporains connaissent fort mal leurs droits (de fait, beaucoup de nos concitoyens français ne connaissent de la Déclaration universelle des droits de l homme guère plus qu une approximation de sa première phrase). Cette méconnaissance partagée n est vraisemblablement pas pour peu dans l inadéquation ici repérée entre le vocabulaire usité et les réalités politiques, juridiques et administratives qu il est censé désigner. Mais une telle explication, de n être que conjoncturelle, ne saurait être pleinement satisfaisante. Car, nous l avons vu, depuis la genèse de l âge féodal (pour ne pas remonter à des époques plus anciennes encore) bien des tumultes historiques ont passé, qui n ont guère modifié la frappante propension des hommes à penser les flux de richesses en provenance des institutions politiques dans les termes de la grâce et du don. Dès lors, l énigme consiste en somme à savoir comment, à travers l histoire, une telle persistance cognitive du schème du don, dans les représentations communément partagées, est possible. *** Ce texte, légèrement modifié, est tiré de François Athané, Le don. Histoire du concept, évolution des pratiques, thèses de doctorat de l université Paris 10, sous la direction de Didier Deleule, soutenue le 4 décembre 2008, p. 385-388 et p. 399-404. Lien : http://bdr.u-paris10.fr/theses/internet/2008pa100112.pdf. Cette thèse est également accessible depuis le site www.theses.fr Sur les différents types de transferts de biens et de services, voir aussi François Athané, Pour une histoire naturelle du don, Paris, PUF, 2011, Deuxième partie : «Les structures élémentaires de la circulation». François Athané // Le don et le dû // Page 6 sur 6