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> Tome 2 : La raison et le réel : La connaissance (le savoir et les savoirs) Cours-PH00 171

> S abstenir d interpréter, est-ce une condition de la connaissance objective?............................................................................................................. 175 > Que signifie être objectif, pour une subjectivité?......................................................... 189 > Le savoir......................................................................................................................................................................... 201 > Quand nous percevons, sommes-nous purement passifs?................................... 233 > Étude d un texte de Bergson sur le langage et la perception du monde......................................................................................................................... 249 > Peut-on tout démontrer?.......................................................................................................................... 255 > Les sciences de la nature et les sciences de l homme................................................ 259 > Tout événement est-il historique?................................................................................................... 291 > La technique n est-elle que l application de la science?........................................ 299 > Les progrès scientifique et technique dépendent-ils seulement de l expérience?..................................................................................................................... 305 > Peut-on assimiler le vivant à une machine?.......................................................................... 311 Cours-PH00 173

> S abstenir d interpréter, est-ce une condition de la connaissance objective? N. Simondon Cours-PH00 175

lan de la leçon Introduction > Position du problème Première partie > Connaître c est pouvoir dire ce que sont les choses sans les rapporter à soi ; interpréter c est rapporter à soi La connaissance progresse en apprenant à ne pas interpréter Les concepts scientifiques eux-mêmes doivent être corrigés en se dégageant de l interprétation qu ils recèlent L idéal de la connaissance objective c est un langage parfaitement clair, qui ne résulte pas d une interprétation, et qui n en implique pas Il n y a de connaissance objective possible, même de l homme, qu en éliminant ce qui implique une interprétation. Exemple des sciences humaines L homme ne peut être objet de science que si on met de côté sa subjectivité Exemple de la sociologie : on peut développer une «physique sociale» en traitant les faits comme des choses Exemple de la linguistique : l étude objective du langage est possible Exemple de la psychologie : la psychologie elle-même s efforce de ne rien interpréter Bilan : Il n y a donc d objectivité que là où on peut s abstenir d interpréter, ce qui fait qu on ne peut pas tout connaître objectivement Deuxième partie > Mais la connaissance objective, discours théorique sur les choses, ne s en tient pas aux choses Observer, c est déjà interpréter Connaître, c est penser et mettre de l ordre dans les choses, c est raisonner et inventer C est toujours un sujet qui connaît et interprète les objets Il n y a d objet que pour un sujet, de nature que pour un esprit Conclusion Cours-PH00 177

abstenir d interpréter, est-ce une condition de la connaissance objective? Introduction Première partie Être objectif, c est être capable de considérer les choses telles qu elles sont. C est ce qui fait que les règles à suivre pour qui veut être objectif sont celles qui garantissent qu on s en tienne aux choses elles-mêmes, sans préjugés dus aux sentiments, aux intérêts personnels, aux discours des autres, à ses préférences, sa situation particulière, son point de vue particulier ; c est en ce sens que le jugement objectif (relatif à l objet, et entièrement réglé sur lui) s oppose au jugement subjectif, dans lequel intervient l influence du point de vue du sujet, ou qui dépend de l état du sujet. On voit alors que la première condition de la connaissance objective, puisque celle-ci consiste à s en tenir aux choses elles-mêmes, est de s abstenir d interpréter. En effet, lorsqu on dit de quelqu un qu il se lance dans des interprétations à propos d un fait, on veut souligner qu il se laisse aller à donner à ce fait un (ou des) sens qui relève(nt) de l imagination, de conjectures, d hypothèses dont la vérité ne peut être établie avec certitude. Interpréter, c est prêter un sens à quelque chose, c est lui donner le sens que l on croit qu il a, alors même que ce sens ne s impose pas également à tous et que les autres peuvent l interpréter autrement. Interpréter, c est donc par principe, dépasser ce que l on peut connaître et vérifier ; cela requiert la mise en œuvre de la subjectivité du jugement. C est pourquoi cela consiste bien souvent à projeter sur une situation son propre avis, son opinion. La connaissance objective, dont la forme d excellence est la science, doit donc se construire par le dépassement des divers points de vue subjectifs ou personnels qui résident inévitablement dans notre rapport aux choses, et qui relèvent de la fiction, de l hypothèse, de l imagination. Il ne s agit pas, dans la connaissance, de dire ce que la chose est «pour moi», ou «selon moi», mais de dire ce qu elle est en elle-même. On voit ainsi en quoi la connaissance objective ne peut se construire qu à la condition que l on s abstienne d interpréter : la science s efforce d expliquer les faits et non de les interpréter. Pourtant, la science ne s est-elle pas elle-même constituée comme un ensemble de théories, de modèles, de concepts et de conceptions, qui semblent requérir l interprétation à plusieurs niveaux? Toute théorie, en effet, est une explication qui va au-delà des phénomènes pour en dégager et en établir les relations, ne serait-ce que pour en penser l unité. Une théorie est une présentation des choses, une représentation, jamais «les choses elles-mêmes». Entre la chose et le discours sur la chose, il y a toute la part de la pensée, du discours, du travail intellectuel : la théorie pense les choses. Plus précisément, la connaissance objective ne semble pas se réduire à la connaissance de l apparence des objets, à la manière d une simple description, mais elle les analyse, elle les pense, comme elle pense la nature dans son ensemble. La science dit quelque chose des choses. Dès lors elle semble impliquer une part d interprétation, au sens où l interprétation consiste à dégager le sens non immédiat de ce que l on voit. Ainsi, contrairement à ce que l on pourrait penser, le recours à l interprétation ne semble pas être seulement le fait du mythe ou de la fable : la connaissance la plus objective semble impliquer une part d interprétation. Ainsi, si connaître, ce n est pas seulement décrire les choses (ce qui condamnerait au choix d un point de vue toujours trop subjectif, car c est toujours d un certain point de vue que l on voit), mais encore les comprendre (ce qui conduit à ne pas s en tenir à leurs apparences), si c est donner un sens aux choses sans donner cependant n importe quel sens, il semble bien que la connaissance objective et l interprétation entretiennent une relation complexe. Connaître c est pouvoir dire ce que sont les choses sans les rapporter à soi ; interpréter c est rapporter à soi Quand on reproche à quelqu un de ne pas être objectif dans sa manière de présenter un fait, on lui reproche de qualifier ce qui se passe d une manière contestable, qui ne s impose pas, qui n est pas convaincante, voire, qui peut aller jusqu à déformer les choses. On lui reproche de tenir un discours qui est ou bien visiblement erroné, ou bien, au moins, discutable, parce qu on n en voit pas la nécessité. «Ce n est qu une interprétation», dit-on ; cela veut dire qu on peut peut-être dire les choses ainsi, mais on pourrait les dire autrement, et en tout cas, l examen des seuls faits ne permet pas de justifier à lui seul l interprétation qu on en donne. On ne s en tient pas aux faits. Au mieux, une interprétation peut être Cours-PH00 179

vraie, mais elle ne l est pas nécessairement. Dans la mesure où une interprétation dépasse les faits, elle ne peut s expliquer que par l influence, sur le jugement, d éléments subjectifs, personnels, liés à l expérience, aux désirs, aux représentations de chacun. C est ce qui fait que chacun peut interpréter une situation à sa manière (interprétation «personnelle»), c est aussi ce qui fait qu il peut y avoir des représentations collectives interprétatives, comme le mythe par exemple, qui manifestent une forme collective et culturelle de subjectivité. Un mythe interprète d une certaine façon le réel dans la mesure où il lui donne du sens, il exprime une certaine recherche de signification des choses, des événements, du monde, pour les hommes. Par opposition à ces représentations variables, parce que relatives aux hommes ou aux peuples, individuellement ou collectivement, on attend de la connaissance objective qu elle développe une description, une qualification ou un commentaire des choses qui puisse s imposer, dont on puisse voir la nécessité. Il faut qu on puisse en être sûr. Connaître, c est être capable d affirmer quelque chose de quelque chose en étant sûr de ce que l on affirme, en étant capable de se justifier ou de justifier sa certitude. Savoir, c est savoir qu on sait. La connaissance semble ainsi, par nature, et par méthode, s opposer à l interprétation, dans son intention et dans ses procédés. Ne faut-il pas éliminer tout discours douteux ou faux pour arriver à la connaissance, et d abord, éliminer tout ce que nous projetons sur les choses en raison de notre subjectivité? L objectivité, c est ce que l on gagne en combattant sa propre subjectivité : un jugement est dit objectif quand il est indépendant de celui qui le prononce, puisqu il faut qu il révèle l état de l objet, et non celui du sujet. Juger objectivement, c est non pas dire ce qu est l objet pour moi, mais dire ce qu il est en soi. Il ne s agit pas, pour connaître un phénomène, de discourir sur la valeur, le sens, l effet du phénomène sur soi, ce qu il «évoque» dans une libre fantaisie : c est même ce dont il faut se garder. Par exemple, connaître ce qu est la foudre, ce n est pas se demander si cela fait peur, si on peut la comprendre comme le signe d une colère des dieux, c est strictement l analyser comme une décharge électrique que l on peut quantifier et rapporter à des mécanismes. La science s oppose ainsi aux mythes, aux fables, aux fictions, aux jugements de valeur, qui sont autant d interprétations du monde par l homme, et qui renseignent finalement davantage, quand on les examine, sur les hommes qui les ont produits que sur le monde. La connaissance progresse en apprenant à ne pas interpréter On peut d ailleurs trouver dans la progression historique de la connaissance objective (c està-dire dans l histoire de la science, l histoire de son progrès vers l objectivité) une confirmation de cette opposition à l interprétation. Cela tient au fait que le rapport que nous entretenons au monde n est pas d emblée neutre et objectif, et c est contre cette tendance que la science doit s installer et se perfectionner. Il faut faire un effort pour résister à la facilité avec laquelle nous interprétons spontanément les choses en les rapportant à nous. De manière évidente, vivre, c est vivre parmi les choses avant même de les connaître, c est donc d abord imposer spontanément sa subjectivité aux choses, les considérer de manière non neutre, mais intéressée. Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, illustre cette tendance à l interprétation en montrant comment Fabrice essaie de voir, dans tout ce qui se passe, des présages : il s agit bien d une propension à voir une signification pour lui dans des phénomènes indépendants de lui (les étoiles, la foudre..). Cette tendance à affabuler, plus primitive, plus immédiatement vitale que celle qui consiste à s obliger à l objectivité, est l obstacle principal à la connaissance (puisque nous n y considérons pas les phénomènes en eux-mêmes mais dans leur relation à nous), au point qu on pourrait définir la science, dans son intention, comme ce qui se donne pour fin d en finir avec l interprétation. Par conséquent, les progrès de la science seraient les progrès qu elle accomplit dans cette lutte contre l interprétation, dans cet effort pour considérer les faits en eux-mêmes. Ainsi Auguste Comte, en analysant la progression historique des connaissances humaines, considère qu elles suivent toutes une même loi (dite «des trois états») : tout savoir passerait par trois états successifs. Il commencerait par l état «théologique», qui consiste à expliquer les faits par l intervention d êtres divins (la foudre est la colère des dieux et a ainsi une signification pour l existence humaine). En expliquant ainsi le naturel par le surnaturel, on forge des théories interprétatives dont la valeur se mesure avant tout à l intérêt subjectif de l explication. Puis la science marque un progrès quand, renonçant à ces premières interprétations, elle les vide de leur contenu fictif en s en tenant à des idées abstraites : c est l état «métaphysique», deuxième état. Mais ces idées sont encore le produit d une interprétation, puisque, tout abstraites qu elles soient (la nature, la vie, etc.) elles sont encore conçues comme des causes agissantes, des fictions explicatives. L état véritable de la science, le troisième, résulte alors de l abandon complet de tout discours se surimposant à la seule positivité des faits : c est l état «positif», 180 Cours-PH00

dans lequel on se contente d établir les relations, les lois vérifiables entre les faits. Chaque branche de notre connaissance passerait ainsi par trois états théoriques qui vont du plus interprétatif au plus objectif (qui est aussi le moins interprétatif). Dans l état positif ou scientifique, on s abstient de toute référence à ce qui n est pas visible, on s en tient au «comment» au détriment du «pourquoi», qui relève toujours de l interprétation. La condition première de la connaissance objective est donc de neutraliser la tendance interprétative de l esprit pour parvenir à élaborer un discours véritable, c est-àdire objectif. C est d ailleurs ce qui fait qu on peut dire qu il y a une vérité objective, alors qu il y a des interprétations. Il n y a pas plusieurs manières de dire ce qu est l objet lui-même. La vérité est unique et indépendante de la subjectivité de chacun, ainsi que des préoccupations subjectives existentielles des hommes en général. L opposition entre l unicité de la connaissance objective et la pluralité des interprétations est confirmée par le progrès de la science qui au fur et à mesure de son avancée a éliminé tous les discours superflus au profit des théories universellement admises. La science permet «l accord des esprits» (expression kantienne) précisément parce qu elle n interprète pas. Newton dit : «je ne forge pas d hypothèse» («hypotheses non fingo»), en soulignant ainsi qu il s en tient aux faits. De la même manière, Descartes, dans le Traité du monde, formule très clairement cette exigence de la pensée qui cherche à se rapporter aux choses, et rien qu aux choses : «quand je parle de la nature, je ne parle pas d une déesse». Les concepts scientifiques eux-mêmes doivent être corrigés en se dégageant de l interprétation qu ils recèlent Et ce n est pas seulement des traces d interprétation archaïque et collective que la science doit se défaire. Le même combat est à mener par chacun, à tout moment de l activité scientifique, au sein même des théories formulées avec un souci d objectivité. Le scientifique doit cultiver une méfiance à l égard de lui-même et se surveiller constamment. Bachelard explique que l esprit scientifique doit se construire contre l opinion, contre un certain nombre d obstacles (les obstacles «épistémologiques», c est-à-dire qui concernent la connaissance), qui sont liés à une certaine spontanéité, dans l esprit humain, qui le pousse à interpréter les choses selon ses besoins et ses intérêts. L opinion (c est-à-dire ce qu on pense de la chose), selon Bachelard, a en droit toujours tort, parce qu elle «traduit des besoins en connaissances», ce qui consiste à interpréter sans même le savoir, et cela se voit bien dans les différents modèles spontanés de la pensée scientifique qui s essaie (voir les riches analyses de Bachelard dans La Formation de l esprit scientifique). Nous ne pensons pas les choses selon leur propre nécessité, nous projetons sur elles ce qui nous arrange. Dans une perspective légèrement différente, Platon dirait, comme dans le Phédon, que «l âme pense pour le compte du corps» : on croit penser selon le vrai, mais on pense selon ce qui est utile immédiatement à la vie humaine et sociale. Platon nous met en garde contre les tromperies du corps en matière de morale, pour la recherche des valeurs principalement, mais cet avertissement est valable certainement pour le domaine de la connaissance, le domaine spéculatif. C est pourquoi, selon Bachelard, il est possible et souhaitable de procéder à une «psychanalyse» de la connaissance, car les théories scientifiques sont dépositaires de modèles inspirés par la subjectivité profonde des hommes. Et c est ce qui rend indispensable la recherche d une certaine pureté de la pensée scientifique, notamment à travers l élaboration de ses concepts et de son discours. L idéal de la connaissance objective c est un langage parfaitement clair, qui ne résulte pas d une interprétation, et qui n en implique pas On voit ainsi que, parce que ce n est jamais d emblée que l on connaît, il faut non seulement apprendre à s abstenir d interpréter, mais encore, il faut traquer dans le discours scientifique toutes les traces d interprétation qui s y mêlent à l insu même des savants. L objectivité est gagnée lorsque les faits sont établis rigoureusement et qu on s y tient. Il ne s agit pas, pour connaître, de donner un sens, son sens, aux choses, il s agit de se limiter aux bornes de leur description et de la description de leurs relations. À cette fin, la science élabore des concepts et un «langage» qui peuvent entrer dans des formulations valables universellement. Chaque terme (concept) du langage scientifique est défini et l expression mathématique et quantifiée de la connaissance objective permet d éliminer toute ambiguïté, toute place à l interprétation. Leibniz, d ailleurs, a identifié le problème de la connaissance comme celui de la possibilité d élaborer un langage parfaitement clair permettant à la science de se développer comme un pur calcul rationnel. Il s agit d élaborer une «Caractéristique universelle», ensemble de termes bien choisis permettant de désigner les réalités en elles-mêmes, clairs et distincts. Cours-PH00 181

Ce qui rend possible cela, c est la rationalité du rée lui-même : les phénomènes sont soumis à des lois, le monde est comme produit d un calcul divin qu il s agit de retrouver (Leibniz : «c est en calculant que Dieu fait le monde»). La rationalité du réel peut être dégagée par la raison humaine elle-même, puisque la pensée humaine est un calcul, et les conditions de la connaissance objective sont réunies, puisque connaître, c est calculer ce qui est calculable, à condition de former un langage adéquat pour penser le réel en retrouvant la logique des choses. Cela permet d avoir une idée vraie des choses, idée qui résiste au doute, à la critique, en évitant (comme le recommande Descartes) la précipitation et la prévention, c est-à-dire d en rester ou de s en tenir à des préjugés. La science, grâce à son discours dépourvu d ambiguïté sur la réalité prise en elle-même, se met ainsi à l abri d erreurs : les seules erreurs qui peuvent survenir sont alors des erreurs de calcul. Elle s oppose résolument à l interprétation, dans sa démarche, dans le choix de ce qu il faut combattre, ainsi que dans ses résultats. Cette exigence permet ainsi de marquer la limite de ce qui est scientifiquement, objectivement connaissable : pourra être scientifiquement connu ce qui pourra être pensé sans le recours à l interprétation. C est ce qui fait que tous les domaines de savoir ne sont pas également scientifiques ; ils ne peuvent avoir le même niveau de scientificité. Il n y a de connaissance objective possible, même de l homme, qu en éliminant ce qui implique une interprétation. Exemple des sciences humaines Il existe des domaines, en effet, dans lesquels, par principe, il semble qu on ne puisse entièrement éviter l interprétation. Ce sont les domaines dans lesquels l objet lui-même doit être interprété pour être compris, voire établi, défini, parce que ce qui le caractérise de manière essentielle, c est qu il exprime un sens, et que ce sens n est pas évident. Il s agit notamment de l ensemble des domaines des sciences de l homme, et aussi, dans une certaine mesure, des sciences du vivant. Dans ces domaines, le savant est placé devant une alternative : ou bien il considère l objet dans sa complexité, en le considérant comme plus qu une simple chose, et il est conduit à faire une place à l interprétation, ce qui ruine l espoir de parvenir à une véritable objectivité ; ou bien il parvient à considérer tout de même l objet comme une simple chose, et il risque de le dénaturer ou le simplifier. Comment les sciences ont-elles pu s arranger de ces réalités complexes? Identifions brièvement, avant de développer, à quoi tient cette complexité. Ce qui fait que l être vivant, en première approche, n est pas une chose, ni un ensemble réductible à des mécanismes indépendants, c est qu il semble être organisé en lui-même comme une totalité poursuivant une fin (sa survie) : ses mécanismes internes ont donc une signification pour l ensemble, ce qui en fait autre chose que de simples mécanismes ; ce qui fait que l homme n est pas une chose, c est qu il pense, et qu il vit et agit en fonction d un certain nombre de significations qui semblent devoir être prises en compte dans toute tentative d explication de ce qu il fait. Dans ces conditions, c est le problème de la scientificité de l étude de l homme (et aussi, de manière analogue, du vivant) qui est posé. Face à cette difficulté, la réponse des études privilégiant l objectivité a consisté à réduire l objet étudié à une chose, c est-à-dire à tenir pour négligeable le rôle des significations dans la conduite. À quelles conditions cela a-t-il pu se faire? L homme ne peut être objet de science que si on met de côté sa subjectivité Voyons d abord plus précisément en quoi l étude de l homme, pris dans sa complexité, peut faire appel à l interprétation. Vouloir étudier l homme, en effet, c est, comme on l a vu, vouloir étudier un être, une réalité qui n est pas seulement un objet, mais encore un sujet, c est-à-dire que ce qu il fait, ce qu il dit, a un sens pour lui. Ce sens ne peut être examiné ni connu aisément sans ambiguïté (car, même si l on s appuie sur l échange langagier, ce que dit l autre peut avoir un sens clair pour moi sans que ce soit le sens que cela a pour l autre : toute l obscurité de la relation à autrui se trouve impliquée ici). Si l on ne néglige pas ce sens, on est alors conduit à développer des sciences interprétatives («herméneutiques»), qui ont pour objet d étude ce qui ne peut être compris sans être interprété : toutes les formes d expression de la conscience humaine, les textes, l art. Le sens est ce qui résiste à toute quantification et à toute caractérisation claire, certaine, et dépourvue d ambiguïté. Dans ces conditions le savoir développé ne pourra être objectif, donc scientifique, avec le même degré de pureté que dans les sciences physiques. Il ne semble pas possible d étudier la subjectivité et ses oeuvres avec une parfaite scientificité. Qu il s agisse de la psychologie, qui étudie l homme du point de vue de son psychisme, de la sociologie, qui l étudie du point de vue de sa vie en société, ou de l anthropologie, qui étudie l homme 182 Cours-PH00

dans sa généralité et donc, dans sa diversité, le problème est toujours le même : ce que l on étudie n est pas un simple objet pour le sujet qui étudie, mais c est un autre sujet. Comment peut-on traiter comme un objet mesurable, quantifiable, ce qui se caractérise par une conscience, un psychisme, un vécu, ce qui se caractérise par le fait que les choses ont un sens pour lui? La conscience se révèle alors l ennemie «secrète» des sciences humaines, selon Lévi-Strauss, et ce à un double titre : en tant que conscience du sujet observé, d une part, et en tant que conscience du sujet observant. Contrairement, en effet, à un phénomène de la nature, le sujet observé se sent ou se sait observé et cela peut modifier ce qu il deviendra ainsi que ce qu il veut bien montrer de lui. De même, quand il s agit de juger de ce que l on observe, on est gêné par ses convictions, ses habitudes. Mais cela veut-il dire qu on ne puisse rien étudier objectivement en l homme? Une psychologie scientifique est-elle totalement impossible? À vrai dire, pour résoudre le problème, on a considéré que la prise en compte de la subjectivité n était pas essentielle à l étude de l homme, et qu on pouvait la considérer comme un «effet de surface», comme un «épiphénomène». En négligeant délibérément la part de la subjectivité, les sciences humaines ont alors pu, elles aussi, se constituer en véritables sciences, dans lesquelles rien n est laissé à l interprétation. Voyons pour exemples le cas de la sociologie, de la linguistique, et de la psychologie. Exemple de la sociologie : on peut développer une «physique sociale» en traitant les faits comme des choses La sociologie, discipline qui avait été prévue et appelée par Auguste Comte pour compléter la science positive, sous le nom de physique sociale, a tout de même pu délimiter quelque chose, dans la vie sociale, dont l étude objective a semblé possible. Il s agit de ce que Durkheim a appelé le fait social, qui est identifiable à condition que l on délaisse le sujet individuel pour observer les régularités, les lois, qui semblent gouverner l existence des hommes d une façon un peu analogue à la manière dont les lois de la nature gouvernent les choses : d une manière coercitive et inaperçue. Quand on observe un individu, on ne peut, certes, prévoir ce qu il va faire. En revanche, quand on passe à l étude d une population suffisamment nombreuse, les particularités individuelles sont gommées et laissent apparaître des règles collectives qui supportent une étude objective précisément parce qu elles peuvent être traitées «comme des choses». Il faut traiter les faits sociaux comme des choses. Il y a une pression de la société qui s exerce sur l individu, qui fait que chacun est déterminé par un certain nombre de facteurs, et qui explique ces régularités. Pour repérer ces faits sociaux et les étudier il n est pas besoin de les interpréter : il suffit de les quantifier, et c est même quand on s abstient de comprendre le mariage ou le suicide à partir des représentations et interprétations populaires et spontanées, ou personnelles, que l on s aperçoit de leur caractère de fait social objectif. La conscience (conscience de ce que l on fait, de ce que l on dit, de ce que l on désire), ainsi, n apparaît plus comme l objet essentiel (bien qu impossible) des sciences humaines ; au contraire, et même si elle accompagne les faits humains, elle semble pouvoir être considérée comme un épiphénomène, un «effet de surface». Exemple de la linguistique : l étude objective du langage est possible L étude du langage (la linguistique) a elle-même réussi à se donner les moyens de l objectivité en éliminant la part de l intervention individuelle de la subjectivité, qui est la part de la parole (part de ce qu il faudrait interpréter si on l étudiait). On s est intéressé aux langues. On a pu montrer qu une langue est un système de signes (travaux de Saussure). Tout signe est en relation avec tous les autres, peut se combiner avec les autres suivant les règles de la syntaxe, et la structure de chaque langue est étudiable sans même que l on s embarrasse du sens que chacun donne à ses propres paroles. C est cette notion de structure qui a permis de penser, dans les sciences humaines, le jeu des significations les unes par rapport aux autres (dans les mots, les rites en anthropologie, les contes, etc.) sans s embarrasser de la part de la subjectivité individuelle impossible à objectiver. Il ne s agit pas de savoir ce que quelque chose signifie pour moi ou pour lui mais ce qu une chose signifie par rapport à une autre. On peut alors repérer entre les structures des langues, des sociétés, des mythes, des analogies et des recouvrements. Cours-PH00 183

Exemple de la psychologie : la psychologie elle-même s efforce de ne rien interpréter Même en psychologie, pour laquelle l objet est le sujet lui-même en tant que sujet, on a pu forger le concept de comportement pour déjouer la difficulté. Le comportement, c est ce qui, d un homme, est observable (contrairement, par exemple, à ses pensées, toujours secrètes pour les autres, et même parfois inaperçues du sujet). C est donc ce qui seul doit être étudié, puisque c est ce qui peut être objectivement analysé. Or, la psychologie du comportement (le «behaviorisme») considère qu il n est pas nécessaire, pour expliquer le comportement d un homme, de faire appel à d autres principes que ceux dont nous nous servons pour expliquer le comportement d organismes inférieurs. Les organismes simples (plus simples que l organisme humain) se comportent d une manière qui peut être analysée comme un ensemble spécifique de réactions d un certain type aux stimuli de l environnement. La thèse de Watson est que l on peut faire la même chose pour l homme, posant que la différence entre l homme et un organisme plus simple est simplement quantitative (ce que l on peut appeler une différence de degré), ce qui veut dire que chez l homme, tout s explique par des réactions à des stimuli, même si le comportement humain fait intervenir davantage de paires stimulus-réaction et selon une organisation plus complexe. Il n y aurait pas lieu de faire une différence de nature entre le comportement humain et le comportement animal, même primaire. On expliquerait ainsi le comportement humain par la décomposition du complexe en simple, jusqu à identifier les réactions les plus simples. Quand on s en tient ainsi au comportement observable, il semble bien que l on s en tienne aux faits et que l on soit ainsi objectif, dans la mesure notamment où, tenant pour accessoire le sens qu un homme donne à ses actes, c est-à-dire la conscience qui les accompagne, on se donne les moyens de n avoir aucunement besoin d interpréter. Il s agit ici d une «psychologie sans âme», sans conscience, peut-on dire, comme en atteste le fait que certains psychologues ont explicitement interdit que l on fasse usage du mot «conscience» dans les travaux de recherche. Cette manière de traiter le comportement humain sur le modèle du comportement d organismes inférieurs constitue ce que l on appelle un réductionnisme, puisqu il s agit d étudier le plus complexe par le plus simple, le supérieur (au moins en complexité) par l inférieur. Cela conduit ainsi à réduire la conduite d un homme à un comportement. Il faut distinguer se conduire et se comporter. Se conduire, c est agir en pensant ce que l on fait, ce qui implique une distance à l égard de toute réaction immédiate. Se comporter, c est seulement réagir. On choisit de se conduire de telle ou telle manière, on sait pourquoi, ou au moins on peut y réfléchir, ce qui ouvre la dimension morale de la pratique humaine. Réduire la conduite au comportement, c est au contraire considérer que le sens que l on donne à ce que l on fait ou à ce que l on dit n a pas de véritable valeur et n est qu un effet de surface. On passe d une conduite riche, signifiante, qui engage la subjectivité (dont il faudrait donc tenir compte pour la comprendre), à son aspect extérieur, observable, dépourvu de sens pour le sujet, et pensé comme un ensemble de mécanismes. C est ce qui fait qu on peut se demander si l approche behavioriste de Watson a bien l homme en tant qu homme pour objet d étude, et si, poussée à négliger la conscience pour devenir objective, elle n a pas renoncé à l objet propre de la psychologie pour se constituer en éthologie. Quelle que soit la valeur, néanmoins, que l on soit tenté d attribuer à une telle psychologie, il n en reste pas moins que son mouvement d éviction de toute interprétation est manifeste, et qu il est corrélatif d une recherche d objectivité. Bilan Il n y a donc d objectivité que là où on peut s abstenir d interpréter, ce qui fait qu on ne peut pas tout connaître objectivement Toutes les sciences semblent ainsi avoir dû, pour gagner leur objectivité, éliminer tout recours à l interprétation, même dans les sciences humaines, ce qui a conduit à éliminer principalement ou à contourner la part de la subjectivité dans le sujet qui étudie et dans l objet étudié. La subjectivité, entendue ici comme le fait que les choses ont un certain sens pour un sujet, est en effet condamnée à n être saisie que par l interprétation puisqu elle n apparaît jamais clairement. Lorsqu au contraire on a cherché à prendre pour objet cette part obscure, il a fallu renoncer à la scientificité objective et affronter la difficulté que l on rencontre nécessairement quand on cherche à connaître ce qui ne peut pas entièrement s expliquer, et qu on peut simplement essayer de comprendre. Les disciplines qui n ont pas renoncé à rendre compte de la part de la conscience dans la pratique (en histoire, dans l exégèse, dans la réflexion sur l art, et dans l ensemble des sciences humaines «non réductionnistes») se sont précisément développées selon une réflexion sur la différence entre comprendre et expliquer et ont 184 Cours-PH00

reconnu la place d une herméneutique, d un art de l interprétation, s attachant à explorer ce sens subjectif qui est à la fois immédiatement saisissable (nous comprenons immédiatement la conduite de l autre comme la conduite d un sujet, le discours de l autre comme le discours d un sujet) et toujours équivoque, obscur. Ainsi on voit comment s abstenir d interpréter est une condition nécessaire de la connaissance objective. C est ce qui permet de faire la différence entre ce qui est connaissable scientifiquement, que l on peut établir selon les règles de la connaissance objective qui exige que l on s en tienne aux faits. C est pourquoi il n y a de véritable objectivité que dans la connaissance de la nature (considérée comme un ensemble de phénomènes soumis à des lois) et dans la part des sciences humaines qui se limite à ce qui est strictement observable. Au contraire, dès qu une science rencontre l équivoque, l ambiguïté, notamment quand elle essaie de tenir compte de la subjectivité, elle doit recourir à l interprétation et ne peut donc parvenir tout à fait à l objectivité. La connaissance objective et l interprétation semblent ainsi s exclure mutuellement. Deuxième partie Mais la connaissance objective, discours théorique sur les choses, ne s en tient pas aux choses Pourtant, même si la connaissance objective consiste à s en tenir aux faits, aux objets, à connaître les choses telles qu elles sont en elles-mêmes et non telles qu elles sont pour nous, il est assez remarquable qu elle se développe dans un discours abstrait, symbolique, mathématique. Les lois de la nature s expriment sous forme d équations impliquant des concepts scientifiques que le profane ne peut interpréter de lui-même, comme si ces concepts résultaient d un travail intellectuel théorique lui-même interprétatif. Loin de dire les choses elles-mêmes dans leur apparence sensible immédiate, les théories scientifiques leur donnent un sens, une intelligibilité. La nature ne parle pas d elle-même, et on peut se demander dans quelle mesure le discours scientifique lui-même n est pas par essence une interprétation du sensible. Connaître c est dire les choses, se les représenter par la médiation de concepts, de théories, par conséquent cela relève de la pensée et plus largement de l interprétation, au sens où interpréter, c est dégager un sens à partir d une apparence qui ne le révèle pas d elle-même. D une manière générale, toute affirmation à propos de quelque chose n est-elle pas une interprétation, c est-à-dire une traduction en mots de la manière dont on se représente les choses? Dire les choses elles-mêmes, cela semble impossible et la conception que l on peut se faire d une objectivité totale semble naïve. La science, qui donne une représentation claire, précise de ce qui se présente comme le réel sensible immédiat, désordonné, insaisissable, semble bien procéder à un grand travail d interprétation : l interprétation du sensible comme apparence de la nature, comme apparence d un réel intelligible. Ce travail de la pensée cherchant l intelligibilité (l intelligible) à partir du donné (le sensible) est à vrai dire tellement général qu il gouverne, de manière peut-être inaperçue, l un des rapports les plus simples au réel : l observation. Observer c est déjà interpréter Qu est-ce qu observer quelque chose? Si l observation est la première tentative pour établir avec quelque chose un rapport objectif (observer c est tâcher de bien voir la chose), Bachelard souligne qu observer, ce n est pas seulement éliminer les interprétations premières, trompeuses, qui gênent ou déforment la première vision des choses, c est bien davantage interpréter ce que l on voit, aller au-delà des apparences, «construire des plans d explication». Il ne s agit pas seulement, par l observation, de se rendre capable de décrire ce que l on voit, mais il faut penser les choses. C est découvrir un sens en découvrant la chose, c est-à-dire en la dégageant de ce qui empêche qu on en aperçoive la véritable importance. Pour observer il n est pas question de rester passif devant le réel visible. On n y verrait rien. Observer c est «hiérarchiser les apparences», «reconstruire le réel après avoir reconstruit ses schémas». Les apparences ne sont pas le réel, il y a un passage à opérer entre le sensible et le réel (il faut par exemple pouvoir interpréter la course orbitale de la lune comme une chute). La connaissance opère ce lien en faisant appel à la raison. Connaître c est penser et mettre de l ordre dans les choses, c est raisonner et inventer La perception est déjà une interprétation, interprétation qui se «corrige» parfois lors de perceptions contradictoires (comme lorsqu on voit un bâton plongé dans l eau : celui-ci paraît brisé). La connaissance consiste donc non pas à ne pas interpréter, mais à corriger une interprétation erronée Cours-PH00 185

par une interprétation valable. Ici, connaître, c est trouver la bonne interprétation. En se défiant de l expérience sensible qui n explique rien par elle-même, on la dépasse en la rationalisant, en la pensant. La science, par son effort d analyse, fait apparaître la nature, ensemble de phénomènes réguliers, explicables et soumis à des lois, sous le désordre apparent et dénué de logique du sensible. Le progrès de la science est le progrès de la raison, source de principes universels et critère de hiérarchisation de ce qui a une vraie matérialité, une substantialité, qui peut être objet de connaissance. Elle élimine les interprétations théologiques en les remplaçant par une autre lecture du réel, celle qui fait dire à Galilée que «la nature est écrite en langage mathématique». Descartes, dans son analyse du morceau de cire (dans la deuxième des Méditations métaphysiques), souligne que la cire n est pas ses qualités sensibles. Il se prononce donc sur l être des choses : la cire est un corps, c est-à-dire quelque chose d étendu, de flexible et de muable. Cette identification de la cire à son être matériel et substantiel ouvre la voie à la lecture mathématique de la nature (à ce qu on peut étudier par «figures et mouvements»). Descartes peut ainsi considérer la pensée scientifique comme étant gouvernée principalement par la raison : la raison nous donne d abord des «semences de vérité» qui sont les grands principes universels de la nature, qu on ne tire pas du sensible, mais de la raison elle-même. La deuxième étape, selon Descartes, consiste à déduire de ces principes des théories générales, puis des thèses de plus en plus particulières pour expliquer les phénomènes. Mais, comme la raison est capable d inventer plusieurs explications pour un même fait, il faut encore une dernière étape, l expérience cruciale, permettant de choisir parmi les explications celle qu il faudra conserver. Le rôle interprétatif et inventif de la théorie scientifique est ainsi souligné, puisque la raison interprète de plusieurs façons possibles le même fait naturel à expliquer. Du coup, connaître, c est juger, c est interpréter selon la raison, et ensuite choisir la bonne interprétation parmi toutes celles que l on a pu forger. Ainsi, seul celui qui a la puissance inventive de la raison, celui qui est capable de forger des hypothèses explicatives en interprétant l expérience ordinaire, parfois même contre les apparences, peut progresser dans la connaissance objective. On voit ici comment la connaissance, loin de refuser toute interprétation, trouve sa fécondité dans l aptitude à interpréter les choses. Mais, si cela est vrai, si la connaissance ne peut se passer de l interprétation, faut-il alors renoncer à tout espoir d objectivité dans la connaissance, jusque dans la connaissance physique? On a pu souligner la fragilité de la connaissance, la difficulté qu il y a, de manière essentielle, pour un sujet, à «atteindre l objet», le réel ; c est cette difficulté qui a justifié d importantes doctrines sceptiques (pour lesquelles toute connaissance véritable est impossible). Il faut approfondir ce problème de la relation entre le sujet et objet dans la connaissance. Voyons déjà en quoi la reconnaissance du rôle de l esprit dans la connaissance a pu donner lieu à certaines formes de scepticisme. C est toujours un sujet qui connaît et interprète les objets Hume, par exemple, a dénoncé cette part spéculative et interprétative de la pensée scientifique de manière très radicale, puisqu il voit dans la rationalisation opérée par la science un abus de l esprit qui consiste à mettre dans les choses des relations qui n y existent pas. Les relations «objectives» (entre les objets) comme la relation de causalité, ne seraient à vrai dire que subjectives, au sens où elles n existeraient que dans l esprit, et dès lors, penser les choses selon la relation de causalité serait non seulement une interprétation mais encore une interprétation abusive. En effet, selon l analyse de Hume (Enquête sur l entendement humain, IV et VII), toute connaissance qui procède en établissant une relation de causalité (toute assertion du type «le pain nourrit», ou encore, «A est cause de B») opère un passage inexplicable et injustifiable entre la constatation de la simple succession dans l expérience (conjonction d événements : d abord le pain, ensuite la satiété ; d abord A, ensuite B) à la pensée d une relation nécessaire de cause à effet (connexion). Il y a un ajout qui ne peut avoir sa source que dans le fait que l esprit, habitué à joindre, par une expérience répétée, deux idées de choses, pense les choses elles-mêmes comme liées. L idée du pain est jointe dans l esprit à l idée de satiété, et du coup nous considérons le pain lui-même et la satiété elle-même comme nécessairement liés. C est toute la possibilité de l objectivité qui se trouve par là dépendante de la subjectivité. Ce qu on établit comme tenant à l objet vient en fait du sujet qui en fait l expérience et qui le pense. Hume met ainsi en évidence la nature subjective de la connaissance objective : la connaissance est certes connaissance des objets mais elle est connaissance des objets par un sujet. Il y a donc une part de la subjectivité qui est essentielle et irréductible, part de la subjectivité sur laquelle Descartes s est appuyé pour établir la certitude de la connaissance dans l évidence, part dénoncée par Hume pour frapper d illégitimité tous les raisonnements élaborés à partir de telles relations. 186 Cours-PH00

Mais faut-il pour autant en conclure que l objectivité est impossible, en raison de l intervention de l esprit dans la connaissance? Qu est-ce qu un objet? Que vise-t-on quand on vise les choses «en elles-mêmes»? Ce réel que nous cherchons à connaître objectivement, jusqu à quel point dépend-il du travail de l esprit? Voilà ce qu il faut examiner si l on veut comprendre quelles peuvent être les conditions de possibilité de l objectivité, et, corrélativement, la part de l interprétation dans la connaissance. Il n y a d objet que pour un sujet, de nature que pour un esprit On peut comprendre, plus radicalement que dans l analyse de Hume, en suivant l analyse que Kant fait de la connaissance dans la Critique de la raison pure, à quel point la connaissance objective elle-même est dépendante d une certaine subjectivité et donc à quel point la science doit renoncer à la prétention de connaître les choses en elles-mêmes : la connaissance objective n est pas seulement connaissance des objets par un sujet, il faut dire encore qu il n y a d objet que pour un sujet, et seulement selon la constitution subjective de l esprit humain. La nature, les phénomènes, les objets ne sont pas donnés tels quels à l esprit. Ce qui est donné ce sont des intuitions sensibles, qui ne disent rien par elles-mêmes, ne constituent pas une connaissance en elles-mêmes, et qui ne peuvent être perçues comme un objet que par la médiation d un concept. Un objet, c est plus que «quelque chose», c est ce dont le concept ramène à l unité le divers sensible, et qui peut à cette condition être identifié comme un objet. Faire l expérience de quelque chose n est possible que sous certaines conditions qui sont liées aux facultés de l esprit (formes de la sensibilité, qui gouvernent l apparition des choses dans le temps et dans l espace ; catégories de l entendement, qui gouvernent la pensée de ce qui apparaît). Il n y a ainsi d objets, dans le réel, que parce qu il y a des sujets pensants capables de les identifier comme tels, de les percevoir, de les distinguer. Cette perception n est en rien absolue, elle est au contraire, par principe, relative à la constitution subjective de l homme en général. C est pourquoi on peut dire que la perception est déjà une interprétation, une construction par l esprit, au sens où elle donne une consistance, une permanence, une identité, une détermination, une intelligibilité à ce qui ne serait sans cela que le désordre des intuitions sensibles. Plus encore, quand il s agit d aller au-delà de la perception et d élaborer une véritable science, la raison doit se présenter devant la nature comme «un juge qui force le témoin à répondre à ses propres questions» et qui pour cela forge des concepts scientifiques, des grandeurs quantifiables et mesurables permettant d élaborer des théories fonctionnant comme des modèles. En cet autre sens, la raison, parce qu elle a recours à des hypothèses rationnelles, se développe comme l interprétation théorique du sensible, par laquelle c est «l entendement qui donne ses lois à la nature». Certes, on exige de cette interprétation qu elle soit acceptable par tout sujet, et c est en ce sens qu il s agit bien de connaissance objective, mais elle est d autant plus féconde qu elle possède une plus grande puissance interprétative. Penser la connaissance comme pouvant être exempte de toute interprétation, ce serait d une part croire que les choses sont en elles-mêmes telles qu on les aperçoit : ce serait un réalisme transcendantal 1, naïf, ne tenant pas compte du fait que c est toujours un sujet qui aperçoit ; ce serait, de plus, croire qu on peut connaître sans esprit, sans intelligence, dans une pure passivité. Contre cette conception naïve qui conduit inévitablement au scepticisme, il faut prendre la mesure de l impossibilité de penser l objectivité sans la subjectivité. Conclusion Ainsi on voit que la science consiste, paradoxalement, à la fois dans le refus de toute interprétation et dans la recherche de modèles interprétatifs. Elle refuse toute interprétation au sens où une connaissance vraiment objective ne saurait dépendre des fantaisies ou des particularités d un sujet individuel. Mais, dans la mesure où la science a pour fin de construire une représentation du réel indépendante de chaque sujet (et, à ce titre, objective), elle se développe comme la représentation que tout sujet peut se faire du réel, et c est en ce sens qu elle dépend de la subjectivité en général et qu elle se fonde sur elle. Le discours de la science la plus objective est une interprétation cohérente et rationnelle du sensible, c est une interprétation perfectible, unifiable, réfutable, mais c est quand même une interprétation, au sens où les choses ne trouvent leur sens et leur vérité objective que par le travail de l esprit qui les pense. 1. «Transcendantal» veut dire: «qui concerne les conditions de la connaissance». Cours-PH00 187

On comprend alors en quoi l interprétation la plus hasardeuse, la plus spontanée, pour peu qu elle cherche vraiment à interpréter, se place déjà sur le terrain de la connaissance, au moins à titre de pari, d hypothèse. Pour rendre compte de son statut et lui attribuer son exacte valeur, il faut comprendre ce que c est que connaître, il faut comprendre que c est toujours un sujet qui connaît un objet, et qu il n y a d objet que pour un sujet, et ainsi, que la condition de toute connaissance objective, c est d interpréter ce que c est que connaître, de comprendre la relation entre le sujet et sa visée de connaissance, comme l effort de l esprit, dirait Hegel, pour se retrouver dans les choses. 188 Cours-PH00

> Que signifie être objectif, pour une subjectivité? M. Pham Cours-PH00 189

ue signifie être objectif, lan pour du cours une subjectivité? > La question............................................................................................................................................................ 193 > Le problème......................................................................................................................................................... 194 a. L apparente objectivité du monde b. Le rôle effectif de la subjectivité c. L exigence d une conscience de soi critique > La prise de conscience critique de la subjectivité................................... 195 a. La critique de la culture b. La réflexion sur soi c. La critique du pouvoir de connaître d. L expérience de l objectivité de la pensée > Conclusion............................................................................................................................................................... 198 Cours-PH00 191

ue signifie être objectif, pour une subjectivité? La question Il n est pas rare d entendre dire qu «il faut être objectif» c est-à-dire ne pas se laisser influencer, par exemple, par des sentiments personnels dans son jugement, qu il faut considérer «les choses comme elles sont», prendre la réalité dans son objectivité propre d abord. Cette recommandation est de bon sens et paraît aller de soi ; mais, alors, le fait même qu elle ait à être formulée, malgré son évidence apparente, et la fréquence effective des manquements à cette exigence d objectivité, ne montrent-ils pas qu il y a là une difficulté particulière : que être objectif ne va pas de soi, malgré l apparence? Un exemple de cette difficulté, qui montre que la subjectivité peut ne pas concerner seulement l individu mais encore l humanité, pourrait être la vision géocentrique de l univers généralement admise avant que Copernic, puis Galilée, ne la réfutent. S imaginer au centre de l univers paraît être à présent une croyance sans aucune objectivité, l astrophysique contemporaine défendant l idée d un univers sans aucun centre assignable. Mais, avant ces progrès de la science, l homme croyait voir, nécessairement, l univers autour de lui et la terre en son centre, du fait même qu il habite celle-ci et voit tout le reste du monde à partir de là. Cet exemple rappelle combien l objectivité est, parfois au moins, difficile à atteindre et que la subjectivité est d abord un point de vue immédiat et spontané, naturel pour ainsi dire, lié à la situation des hommes, leurs conditions d existence : comment pourraient-ils éviter ce type d illusion? On pourrait ainsi se demander si l exigence d objectivité, plus généralement, n est pas plus difficile à satisfaire qu on ne le suppose. En effet, la subjectivité ne consiste pas seulement en les sentiments ou les partis-pris particuliers, elle comprend plus largement, toute la pensée en tant que celle-ci est pensée d un sujet, qui s exprime à partir d un «je» et se saisit lui-même comme un «moi». Ainsi, les pensées en apparence les plus objectives elles-mêmes gardent une origine et une forme subjectives en tant qu elles sont nos propres pensées. De plus, l objectivité, au sens propre du mot, est la réalité en tant qu elle est extérieure à la pensée, ou, du moins, en tant qu on la considère comme telle. Comment la subjectivité pourrait-elle, en ce sens, être objective? Cela ne demanderait-il pas qu elle sorte d elle-même, pour ainsi dire, afin de saisir ce qui se trouverait au dehors d elle? Ou devrait-elle aller jusqu à se confondre avec la réalité extérieure? Cela est-il possible? Cela a-t-il un sens? Que signifie être objectif, pour une subjectivité? Cours-PH00 193

Le problème Si on y réfléchit, être objectif pour une subjectivité présente quelque chose de contradictoire. Comment la subjectivité pourrait-elle se joindre à l objectivité, coïncider avec elle, alors que le sujet, dont elle provient, est face à l objet, opposé à celui-ci, à distance de lui? Par exemple, dans la perception visuelle, on ne voit jamais qu une partie de la chose à voir, on ne l embrasse jamais entièrement des yeux, et encore moins voit-on son dedans. N y a-t-il pas une prétention excessive et une confusion de sens dans la supposition d une capacité de la subjectivité d être objective? La subjectivité n étant pas l objectivité, que peut signifier être objectif, pour elle? Mais si cette difficulté, cette apparente incohérence, n est pas tout de suite perceptible, c est peut-être parce que, dans la vision immédiate du monde autour de soi, on ne fait pas nettement la part des choses et la part de la pensée ; on les confondrait plutôt en croyant voir directement les choses comme elles sont vraiment, persuadé qu on est d être spontanément objectif. Cette croyance est-elle justifiée? a) L apparente objectivité du monde Nous sommes persuadés d être tout de suite dans le vrai, en ce qui concerne le monde en général, de percevoir la réalité telle qu elle est, en un mot d être objectifs. Le monde est bien tel que nous le voyons, les choses se présentent d elles-mêmes. Ces couleurs, ces formes, la texture de la matière, la présence des choses : il ne fait pas de doute que la réalité, en ce qu elle a de plus concret, est là devant nous. Telle est l impression évidente, irrésistible que nous ressentons devant le spectacle du monde. Il faut un effort particulier de l esprit pour se convaincre de ce qu il s agit là, d abord, d un point de vue, d une perception, d un regard sur la réalité, et non pas purement et simplement de celle-ci se révélant entièrement, sans détour ni reste, telle qu elle est en elle-même. Pourtant, les indices ne manquent pas, qui font deviner la subjectivité dans la perception de la réalité. Par exemple, quand la perception est déformée, affaiblie par la fatigue ou la maladie ; mais même dans ces conditions, les choses en elles-mêmes ne nous paraissent pas essentiellement affectées par ces modifications particulières ; ces dernières semblent seulement ne concerner que la perception, les choses, par-delà celle-ci, restant inentamées en leur présence souveraine. Il est difficile de nous apercevoir de notre subjectivité, non pas que nous ignorions les variations de notre conscience des choses, qu elle peut avoir des vues seulement partielles, des faiblesses et des lacunes, mais cela paraît négligeable par rapport à l évidente présence des choses, leur réalité irréductible, audelà des fluctuations de notre perception. b) Le rôle effectif de la subjectivité Pourtant, la réflexion, le retour critique sur notre conscience nous convainc que sans la conscience cette présence des choses ne serait rien pour nous ; que, sans être imaginaire ou irréelle, elle est néanmoins le fait de l esprit en nous ; qu elle passe par la subjectivité et que celle-ci est centrale, constitutive même, peut-être, de cette présence des choses à notre esprit. Par exemple, les choses ne seraient rien pour nous si nous n avions le sentiment de leur présence, et ce sentiment est produit par des pouvoirs de notre esprit comme l imagination et la sensibilité, facultés clairement d origine subjective, chaque sujet individuel ayant, cela est connu, sa manière particulière de sentir les choses et de s en faire une image. Une fois effectué ce recul critique de la conscience sur elle-même, effectuation difficile et à reprendre, tant la persuation de l apparente objectivité première des choses, la croyance immédiate et spontanée en celle-ci, est forte, on peut alors se demander vraiment si une véritable objectivité est possible, si la 194 Cours-PH00

conscience souvent prise dans son propre point de vue particulier sur le monde, sa subjectivité, peut produire une vision objective des choses. Vision objective, cette formule n est-elle pas contradictoire, s il est vrai que toute vision est d un regard, et donc d une subjectivité? c) L exigence d une conscience de soi critique Qu est-ce qu être objectif pour une subjectivité? S il est si difficile de s apercevoir qu on est subjectif d abord dans sa perception du monde, c est peut-être que la subjectivité est profonde et résiste radicalement à la prise de conscience d elle-même parce que son ouverture spontanée aux choses implique qu elle s oublie, qu elle se fasse pure transparence pour ne faire que révéler la réalité. Mais cet oubli de soi ne peut pas être une réelle mise à l écart de soi, un effacement effectif de soi devant les choses ; au contraire, cette pseudo-transparence est peut-être imposition inconsciente de soi aux choses, parce que ne pas faire la part de soi dans une perception qui comporte cette part subjective à sa racine, c est se méprendre sur la portée réelle de cette perception. Sans conscience de soi, la subjectivité risque de n ouvrir qu à une objectivité illusoire, la conscience ignorant sa propre part, son intervention dans la perception, modifiant de son propre regard le spectacle des choses sans le savoir, sans s apercevoir que c est ce regard qui constitue d abord ce spectacle ; transformant les choses en croyant qu elles sont telles, en elles-mêmes, qu elle les fait paraître. C est pourquoi le premier pas à accomplir par la subjectivité, si elle doit s efforcer d être objective, est de s attacher à prendre conscience d elle-même, de saisir son rôle actif, quoique en partie ignoré d abord, dans la production du spectacle du monde. La prise de conscience critique de la subjectivité a) La critique de la culture Au début du Discours de la méthode, Descartes raconte sa déception, au sortir de ses études, de n avoir rien trouvé de certain, ni de solidement établi, dans tout ce qu on lui avait appris, puis lorsqu il fait le bilan des voyages qu il entreprit ensuite dans l espoir de mieux s instruire, lesquels lui ont seulement montré que les coutumes humaines, dans leurs diversités et contrastes, n avaient pas, elles n ont plus, de fondement raisonnable certain. On peut interpréter ce constat critique comme étant l indication de ce que la culture persuade, fait croire davantage qu elle ne prouve, l objectivité des connaissances et des pratiques. Par exemple : «J ai été nourri aux lettres dès mon enfance, et parce qu on me persuadait que, par leur moyen, on pouvait acquérir une connaissance claire et assurée» La subjectivité comporte, ainsi présentée, une croyance inculquée par l éducation et une certitude seulement apparente. La mise en doute de la culture, ici par le jeune Descartes, est le premier pas d une subjectivité réfléchie parce que critique à l égard de sa propre opinion, la croyance en ses acquis, dont elle s aperçoit du manque de fondement assuré. «Mais, sitôt que j eus achevé tout ce cours d études, au bout duquel on a coutume d être reçu au rang des doctes, je changeai entièrement d opinion. Car je me trouvais embarrassé de tant de doutes et d erreurs, qu il me semblait n avoir fait autre profit, en tâchant de m instruire, sinon que j avais découvert de plus en plus mon ignorance.» Sous l ironie, un peu amère, la leçon porte : la découverte de son ignorance par le sujet est un réel «profit», quoique d apparence négative, car elle est aussi une découverte de soi par soi, par-delà Cours-PH00 195

l apparence sociale de la culture, ici celle d une appartenance au «rang des doctes». C est l amorce d une vérité par réflexion de la subjectivité sur elle-même. b) La réflexion sur soi C est en se déprenant des persuasions de la culture, qui se prétend indûment fondée en ses connaissances et ses pratiques coutumières, que la subjectivité se saisit elle-même comme source possible de connaissance. «Mais après que j eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d acquérir quelque expérience, je pris un jour résolution d étudier aussi en moi-même, et d employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre. Ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné, ni de mon pays, ni de mes livres.» Ni la culture, dont il est préférable de s éloigner provisoirement (son pays et ses livres), ni l expérience du monde n égalent, et de beaucoup, «d étudier en (soi)-même» : la recherche de l objectivité, c est-à-dire de la certitude pour Descartes, passe moins par l extériorité, contrairement à ce que croit l opinion commune, que ce soit une extériorité de culture ou d expérience, que, dans un premier temps du moins, par une recherche en soi-même, une réflexion du sujet en lui-même, un développement réflexif de la subjectivité. Les désillusions par rapport à la culture n amènent aucun scepticisme ; au contraire, c est une «résolution» dans la recherche qui leur succède : la subjectivité se recueille, se concentre sur elle-même par un effort de volonté et de liberté («employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devais suivre»). Effort requis, car l acte de réflexion sur soi n a rien de naturel ; il n est ni spontané ni facile, malgré la présentation sobre et modeste qu en fait le philosophe, et n advient qu après que l assurance, prétendue seulement mais généralement persuasive, des enseignements de la culture et du monde ait été entièrement mise en question. Ce faisant, la subjectivité se découvre, premièrement comme sujet de la culture, au sens d être soumis à la culture et à sa persuasion, deuxièmement comme subjectivité libre, qui manque d abord de certitude fondée mais prend conscience, d elle-même, de ce manque et y fait face avec une volonté résolue. La subjectivité, en ce sens, c est le sujet en progrès sur soi, sujet d abord soumis à un ordre d existence, ici culturel (les opinions sont nécessaires à la vie même si elles sont incertaines quant à leur vérité, dit Descartes ailleurs), puis, par un effort de liberté et de conscience, sujet se cherchant un ordre d objectivité et de vérité. La mise en question de la culture par la subjectivité peut sembler paradoxale, car sur quoi peut-elle s appuyer pour mettre en question cela même qui l a formée? N y a-t-il pas là quelque chose de prétentieux ou d absurde? N est-ce pas manquer singulièrement de sens, et d objectivité, que de prétendre chercher raison contre tout le monde? Mais ce n est pas un choix arbitraire ni arrogant, c est une exigence objective, dès lors qu il s agit, pour Descartes, de chercher à fonder la connaissance, qui provient du constat de l incertitude qui mine la science ; l idée même de science, comme connaissance certaine, fondée en principe, est incompatible avec l existence des incertitudes qui pourraient empêcher ce fondement. C est la possibilité d une science véritable qui est en jeu. Être objectif, en ce sens, se manifeste, pour la subjectivité cartésienne, en une conjonction étonnante de liberté et de nécessité, de contrainte et d autonomie : «Je ne pouvais choisir personne dont les opinions me semblassent devoir être préférées à celles des autres et je me trouvai comme contraint d entreprendre moi-même de me conduire». C est par volonté de connaissance (fonder la science) et contrainte par la situation d incertitude des connaissances que la subjectivité est ici comme acculée à la recherche de la certitude en soi-même, presque malgré elle. C est le souci exclusif du vrai qui la dépouille de tout arbitraire, dans la mise en 196 Cours-PH00