Commission héraldique de l Etat. Avis. Michel Margue Guy May Nadine Zeien



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Commission héraldique de l Etat Avis Président : Membres : René Klein Nicolas Lemogne Michel Margue Guy May Nadine Zeien Luxembourg, le 14 mars 2007

TABLE DES MATIERES I. HISTORIQUE I.1 Des armoiries comtales aux armoiries du duché page 3 I.1.1 Les armoiries représentées sur le sceau comtal page 4 I.1.2 Les armoiries représentées sur les bannières page 4 I.2 Des cocardes tricolores au drapeau national I.2.1 L apparition de la cocarde tricolore page 7 I.2.2 La coexistence des couleurs bleue, blanche, rouge et orange page 8 Période de 1815 à 1830 Période de 1830 à 1839 Période de 1839 au début du XXe siècle I.2.3 Tricolore ou Lion Rouge : la réaction «nationale» page 10 I.2.4 L institution du drapeau national page 11 II. SYMBOLIQUE page 11 CONCLUSION page 16 Sources page 16 Bibliographie 2

La Commission héraldique de l Etat ayant été saisie d émettre son avis quant à la proposition de loi n 5617, déposée le 5 octobre 2006 par le député Michel Wolter, a l honneur de soumettre à Monsieur le Ministre d Etat les résultats de ses recherches. Ces dernières ont suivi deux logiques, bien distinctes et pourtant étroitement liées. Le première démarche aborde la question des armoiries et du drapeau d un strict point de vue historique et donc chronologique. La seconde traite des armoiries au Lion Rouge pour leur aspect symbolique, en analysant leur rôle historique comme vecteur identitaire, c est-à-dire dans le processus de construction de l identité nationale. I. HISTORIQUE I.1 Des armoiries comtales aux armoiries du duché Les armoiries, emblèmes propres à une personne ou à une famille, apparaissent vers la fin du XIIe siècle. Leurs origines sont à voir dans le contexte de l évolution de l équipement militaire : le chevalier couvert d un heaume et donc méconnaissable, devait s identifier au moyen de signes. Ces signes ont été vite soumis à des règles très précises ; ainsi naissent les armoiries et l héraldique. A l origine, les armoiries sont donc des signes distinctifs d un noble chevalier et de sa famille. Elles vont garder cette symbolique jusqu à nos jours (cf. partie II). Les origines des armoiries des comtes de Luxembourg remontent probablement à la famille du second époux de la comtesse Ermesinde, à la famille de Limbourg. Il est important de noter que les armoiries peuvent apparaître sur plusieurs types de supports : les sceaux, les écus (boucliers), les cottes de maille, les housses des chevaux, les monnaies, les gonfanons ou bannières, entre autres. La figure 1, datant du milieu du XIVe siècle, montre bien cette variété de supports. Fig. 1 : Codex Balduini, fol 10, Archives de l Etat à Coblence, vers 1350. 3

I.1.1 Les armoiries représentées sur le sceau comtal Le comte Henri V de Luxembourg ( 1281), fils de la comtesse Ermesinde et du duc Waleran IV de Limbourg, scella pour la première fois en 1236. Ce sceau montre un écu au lion couronné 1. Il s agit là de la première représentation du sceau des comtes de Luxembourg. Deux ans plus tard, en 1238, le nouveau contre-sceau comtal porte un écu burelé au lion couronné 2 (fig. 2 et 3). Les émaux de ces armoiries sont décrits pour la première fois dans le rôle d armes Bigot (1254) : le sires de Luselborc l escu burele d argent et d azur a un lion de geules rampant corone d or 3. La langue et les griffes de l animal ne sont pas encore blasonnées à part. La queue du lion est simple. Ce n est qu à partir du XVIe siècle que cette partie anatomique est dédoublée et passée en sautoir. Les armoiries de la nouvelle dynastie comtale de Luxembourg, issue d Henri V, sont également représentées sur le tombeau comtal à l abbaye de Clairefontaine (fig. 8), datant de peu après la mort du comte en 1281. On peut supposer que les armoiries d argent au lion de gueules étaient issues des armes de la Maison ducale de Limbourg. Les burelles d azur constitueraient alors une brisure introduite par Henri V dans ses armes paternelles afin de se distinguer des ducs de Limbourg. Fig. 2 : SHL, n 42, 1238 Fig. 3 : ANLux, A-XXXIX-1, 02.02.1238 (n.st) I.1.2 Les armoiries représentées sur les bannières Dès le XIIIe siècle, les armoiries des comtes de Luxembourg furent aussi représentées sur la bannière des comtes. Lors des batailles rangées, la bannière d un prince, fixée sur une lance et portée par le comte ou son banneret, servait à rallier ses troupes. Cette bannière burelée au lion est citée une première fois par Jan Van Heelu (1288-1294) décrivant la bataille de Worringen en 1288. Après la mort héroïque du comte Henri VI de Luxembourg, son banneret et demi-frère Henri de Luxembourg, seigneur de Houffalize succomba à ses côtés, la bannière au lion rouge dans ses mains 4 (fig. 4). 4

Fig. 4 : Jan van Boendaele, Brabantsche Yeesten, enluminure dans un manuscrit du XVe siècle. La première image de la bannière luxembourgeoise est représentée dans le Codex Balduini Trevirensis, datant du milieu du XIVe siècle et décrivant l expédition d Italie de l empereur Henri VII en 1310-1313 (voir fig. 1) 5. La bannière aux armes du comte, puis duc de Luxembourg se maintint dans la suite. Mais au cours du Bas Moyen Age, elle subit l évolution qui fut celle de toutes les institutions des principautés territoriales : elle finit par ne plus renvoyer au prince, mais à son Etat. Ainsi, les armoiries du duc devinrent celles du duché. Lors des pompes funèbres pour l empereur Charles-Quint en 1558 à Bruxelles, la bannière du duché figura à la place d honneur sur le char symbolisant les vertus du défunt 6 (fig. 5 et 6). Fig. 5 : Extrait avec la bannière luxembourgeoise du char symbolisant les vertus de Charles-Quint (Annuaire de la Société héraldique luxembourgeoise 1950, p. 53) 5

Fig. 6 : Char symbolisant les vertus de Charles-Quint, vue totale (Annuaire de la Société héraldique luxembourgeoise 1950, p. 53) Lors des pompes funèbres de l archiduc Albert en 1622 à Bruxelles Samson Faust de Stromberg, seigneur de Bertrange, porta la bannière burelée au lion 7. Fig. 7 : Planche XLII des pompes funèbres de l archiduc Albert en 1622 (Annuaire de la Soc. hérald. luxembourgeoise 1951/52, p. 88) 6

I.2 Des cocardes tricolores au drapeau national I.2.1 L apparition de la cocarde tricolore Le port des cocardes est un phénomène de mode bien antérieur à la Révolution française. En tissu, en feutre ou en papier, elles ont la forme d un cercle, d un noeud ou d un ruban. De nature décorative, elles sont un phénomène de mode du XVIIIe siècle, répandu dans la haute bourgeoisie. Mais elles peuvent aussi signifier une opinion ; c est dans ce sens qu elles furent «popularisées» lors de la Révolution française, mais aussi lors de la Révolution brabançonne en Belgique. Les cocardes reprennent souvent les couleurs des armoiries ; elles sont donc une expression simplifiée des armoiries, réduites à leur seule combinaison de couleurs. Aux Pays-Bas, le contexte politique de la fin du XVIIIe siècle est celui des règnes des despotes éclairés. Les réformes politico-administratives et religieuses que voulait imposer Joseph II (1780-1790) provoquèrent de vives oppositions aux Pays-Bas. Elles allaient engendrer la Révolution brabançonne en Belgique, qui saisit l ensemble des Pays-Bas, excepté le Luxembourg. Lorsque Joseph II révoqua ces édits impopulaires, il y eut des manifestations de joie à Luxembourg-ville. D après une relation de 1787, plusieurs personnes ont mis, en démonstration de joie, des cocardes de la couleur des Armoiries de ce Duché, bleues, blanches et rouges. D autres s en prirent aux porteurs de cocardes, prétendant qu on devait porter des cocardes différentes à celles prédites probablement des cocardes aux couleurs du Brabant. Suite à des querelles entre bourgeois, le magistrat de la ville de Luxembourg défendit le 24 juin 1787 de porter en reconnoissance des bontés de Sa.M. autres cocardes ou marques distinctives soit au chapeau soit ailleurs que celles des couleurs blanche, bleue et rouge, qui sont dans les Armoiries de ce Duché 8. Le lendemain le Conseil souverain confirma le port de la cocarde mêlée de bleu, blanc et rouge en signe de joie et d allégresse 9. Ces témoignages montrent clairement que les cocardes tricolores ne sont en aucun rapport avec les cocardes portées en France, mais proviennent des couleurs des armoiries du Duché. Toutefois, les cocardes bleues, blanches et rouges n étaient pas, à l époque, les seules qui étaient portées. A certaines occasions bien spécifiques, d autres cocardes à la symbolique tout aussi nette apparaissaient. En témoigne l épisode qui suit. Le cortège formé le 24 août 1791 lors de la joyeuse entrée du gouverneur-général Albert de Saxe et de son épouse l archiduchesse Marie-Christine, sœur de l empereur, dans la ville de Luxembourg à l occasion de l avènement de l empereur Léopold II comprenait e.a. 79 enfants vêtus dans les couleurs du duché. Ce cortège se termina par la garde civile portant une cocarde noire et jaune. Près d un arc de triomphe attendaient 41 jeunes filles portant des écharpes dans les couleurs du pays 10. La symbolique est claire : les couleurs noire et jaune sont en effet les principaux émaux des armoiries de la maison de Saxe ; elles sont accueillies par celles du duché de Luxembourg. Dans son rapport en date du 25 octobre 1841 Charles Munchen, conseiller d Etat, affirme avoir trouvé dans le musée de Bruxelles un tableau représentant un cortège à Malines tenu par le Grand Conseil. Les députés du Conseil souverain de Luxembourg sont précédés d un héraut d armes, habillé d une tunique bleue, ornée de rubans rouges et blancs, et coiffé d une toque bleue avec trois plumes rouge, bleue et blanche. Le héraut porte la bannière burelée au lion 11. Cocardes et armoiries se trouvent ici associées. Les couleurs blanche, bleue et rouge, provenant des armoiries ducales, furent employées pour colorer les vêtements, rubans, écharpes et cocardes. Cocardes et armoiries sont devenues les représentations symboliques du duché. 7

Nous n avons aucune information sur les cocardes portées au Luxembourg après la conquête du duché de Luxembourg par les troupes républicaines et l annexion du pays à la République française sous la dénomination de département des Forêts. On peut imaginer que le port de la cocarde tricolore, valable pour la France républicaine aussi bien que pour l ancien Duché de Luxembourg ne posa aucun problème particulier. I.2.2 La coexistence des couleurs bleue, blanche, rouge et orange Période de 1815 à 1830 En 1815, le traité de Vienne attribua le duché de Luxembourg, érigé en Grand-Duché, à titre personnel à Guillaume Ier, roi des Pays-Bas, en compensation de ses territoires nassoviens cédés à la Prusse. Mais Guillaume Ier gouverna le Luxembourg comme province hollandaise et non pas comme pays à part. Malheureusement il n existe pas de texte qui puisse attester l emploi des couleurs pendant cette période. Période de 1830 à 1839 Dans la soirée du 25 août 1830, la Révolution belge éclata à Bruxelles. À la fin du mois d octobre tout le Grand-Duché, à l exception de la ville de Luxembourg qui en était empêchée par la garnison prussienne, prit le parti belge. Le plat pays pavoisait à la tricolore belge noire, jaune et rouge. Le 9 septembre le gouverneur Willmar ordonna au bourgmestre de la ville de Laroche de pavoiser aux couleurs nationales et non pas à la tricolore révolutionnaire belge. Le magistrat répondit que personne dans la localité ne connaissait ces couleurs. Qu est-ce que le Gouverneur entendait par «couleurs nationales»? Nous l ignorons, mais en 1853, le Prince Henri des Pays-Bas, lieutenant représentant du Roi-Grand-Duc au Grand-Duché, en remettant des drapeaux burelés au lion aux deux bataillons du contingent militaire luxembourgeois, désigna ces drapeaux par l expression aux couleurs de votre patrie. Le choix de Willmar s explique. Le drapeau orange, arboré de 1815 à 1830, était le symbole d un régime haï par beaucoup de Luxembourgeois. La bannière burelée au lion par contre aurait pu rallier tous les Luxembourgeois sous un même symbole national. À la fin de l année 1830, le notaire J. Schanus de Hellange, un orangiste convaincu, voulait faire changer de camp le major Claisse, un Luxembourgeois au service de la Belgique. Il lui proposa d arborer à Arlon le drapeau orange ou le drapeau luxembourgeois rouge, blanc, bleu, en signe de son changement d opinion. Claisse ne le fit pas 12. Sous le régime néerlandais de Guillaume Ier, les deux couleurs, orange pour le royaume des Pays-Bas, et rouge-blanc-bleu pour le Grand-duché de Luxembourg, furent donc utilisées conjointement. Le 25 octobre 1830 les frères Tornaco de Sanem et leurs compagnons, tous des orangistes, pénétrèrent, sous le drapeau orange, avec force dans la localité d Esch-sur-Alzette pour récupérer leurs moutons confisqués le 23 du même mois par l administration au service de la Belgique. La garde civique d Esch repoussa l assaut. Mais le 19 décembre, les volontaires orangistes surprirent la garde civique, récupérèrent leurs moutons et leurs fusils 13. 8

Pour les Orangistes ou partisans de Guillaume Ier le drapeau orange était donc le symbole autour duquel ils se rassemblaient. Période de 1839 au début du XXe siècle Le traité de Londres du 19 avril 1839 mit fin à la guerre entre les Pays-Bas et la Belgique. Le Grand-Duché «perdit» deux tiers de son territoire et la moitié de sa population au profit de la Belgique. Le reste forma un Etat indépendant en union personnelle avec le Roi des Pays-Bas. Le 7 octobre 1840 Guillaume Ier abdiqua, laissant le trône à son fils aîné Guillaume II. Le nouvel Etat avait bien des armoiries propres (depuis 1818) 14, mais pas de drapeau. Le nouveau roi visita le Luxembourg une première fois du 20 au 25 juin 1841. L arc de triomphe érigé à l entrée de la ville de Luxembourg porta des drapeaux orange et tricolore. La tricolore luxembourgeoise avait des bandes horizontales bleue, rouge et blanche. Dans la rue de la Reine, l arc de triomphe arbora des drapeaux orange et aux trois couleurs luxembourgeoises, rouge, bleu et blanc. La garde d honneur à cheval porta des épaulettes blanches avec des torsades blanches, bleues et rouges. Le fronton de la bride du cheval était garni aux trois couleurs. La garde d honneur à pied porta des épaulettes aux trois couleurs, schakos avec cocarde orange, pompon aux trois couleurs. Les drapeaux des deux gardes étaient une tricolore 15. Charles Munchen résuma le 25 octobre 1841 son avis pour un nouveau drapeau de la manière suivante : 1) Les couleurs luxembourgeoises sont le gueules, le blanc et l azur. 2) Le drapeau luxembourgeois, tel qu il a existé jusqu ici, est une reproduction fidèle de l écusson. 3) Un drapeau composé de trois couleurs simplement n est pas connu jusqu ici, ce serait une innovation, et si cette innovation est faite, les couleurs peuvent être placées comme on voudra pourvu qu elles soient disposées horizontalement, que l azur soit sous le blanc, de manière que le gueules peut être en tête suivi du blanc et l azur, ce qui ferait le plus beau, ou entre le blanc et l azur ce qui serait d un médiocre effet. Enfin la cocarde luxembourgeoise aurait l azur au centre et le gueules à la circonférence, le blanc au milieu pour les raisons ci-dessus indiquées 16. On ne peut être plus clair. Au moment où l Etat moderne luxembourgeois prend son envol, la conscience du lien entre les couleurs du pays et les armoiries (l écusson) est encore bien présente. Le drapeau tricolore proposé l est donc dans le sens d une abstraction des armoiries, comme cela se faisait depuis la fin du XVIIIe siècle. Le drapeau luxembourgeois a ses origines dans les armoiries de la dynastie devenues celles du duché, puis du Grand-Duché. Dans une lettre, en date du 14 janvier 1842, au chancelier du Grand-Duché à La Haye, le gouverneur Ignace de la Fontaine justifia la composition de la cocarde luxembourgeoise: Les couleurs luxembourgeoises n ont point été adoptées arbitrairement, ce sont les couleurs fondamentales de l écusson de l ancien Duché. La cocarde devait avoir le blanc en circonférence, ensuite le bleu et enfin le rouge au milieu. Or, la Bannière luxembourgeoise [de 1622], dont la cocarde ne présente au fond qu un diminutif, présente les couleurs dans la disposition ci-dessus défendue et que, selon moi, il y a lieu de maintenir 17. Or, dans les trois années qui suivirent, le Gouverneur avait changé d opinion. En juin 1845, blâmant la grande diversité des drapeaux luxembourgeois arborés dans les communes visitées par le Roi-Grand-Duc en 1844, il adressa aux responsables un spécimen de drapeau rouge, blanc, bleu, composé d après les règles héraldiques appliquées dans la confection de la cocarde et tel 9

qu il est en usage dans la Capitale. [...] Dans la cravate du drapeau il pourra être fait usage d une flamme orange, couleur de la famille Royale Grand-ducale 18. On peut constater la grande incertitude de la population vis-à-vis d un drapeau aux couleurs luxembourgeoises. Ces couleurs étaient connues, mais leur ordre et leur disposition relevaient d un certain arbitraire. Vers 1860 apparaissaient les flammes, tricolores très longues, se terminant souvent par deux pointes. Le rouge est à gauche, puis suivent le blanc et le bleu 19. Sous les règnes des Grands-Ducs Adolphe et Guillaume IV, les bâtiments publics étaient souvent pavoisés à côté des couleurs luxembourgeoises - aux drapeaux de Nassau, une tricolore orange, bleue, orange. Cette coutume disparut sous le règne de la Grande-Duchesse Marie-Adélaïde 20. I.2.3 Tricolore ou Lion Rouge : la réaction «nationale» Dans une lettre à l ambassadeur de Belgique à Luxembourg en date du 31 mars 1923, le gouvernement réfuta l opinion erronée que la tricolore luxembourgeoise serait identique au drapeau hollandais 21. L arrêté grand-ducal du 29 juin 1923, chap. II, art. 18 précise que le pavillon luxembourgeois est rouge, blanc et bleu. Ces couleurs sont placées horizontalement 22. Depuis 1937 environ, on assistait à l apparition de la tricolore dotée dans la bande blanche des armoiries nationales pour faire la différence avec le drapeau hollandais 23. A cette époque, le besoin d une manifestation plus vive du sentiment national se faisait sentir face à la tension sur le plan des relations internationales. Le patriotisme affiché mit en avant les armoiries de l ancienne grandeur médiévale du pays. En effet, lors des préparations des festivités du centenaire de l indépendance du Grand-Duché, un Comité du Drapeau National, faisant partie de la Commission du Centenaire, institué par le gouvernement le 4 novembre 1938, fut chargé par le Ministre d Etat d une étude sur l introduction éventuelle d un nouveau drapeau luxembourgeois à l occasion du Centenaire du Traité de 1839 24. Ce comité composé des Messieurs Wigreux, Koenig, Medinger, Meyers, Majerus, Schulté et Wehrer remit le 3 février 1939 son rapport au Ministre d Etat. Le comité se prononça pour le drapeau burelé au lion. Cependant, en face des controverses et de la situation de fait, il proposa de garder les deux drapeaux et pour éviter la confusion avec le drapeau hollandais d ajouter les armoiries nationales dans la bande blanche de la tricolore. Les avis séparés des différents membres du comité montrent les motivations pour poser cette question du drapeau. Le 29 novembre 1938 Lucien Koenig, dit «Siggy vu Letzebuerg», nationaliste convaincu, proposa d introduire le burelé au lion comme drapeau national pour le distinguer de la tricolore hollandaise et de faire revivre le passé glorieux de notre petit peuple. Dans son avis sur la question du drapeau national du 5 janvier 1939 Albert Wehrer, secrétaire général du gouvernement, voulait remplacer la tricolore luxembourgeoise, souvent confondue avec celle des Pays-Bas, par le drapeau burelé au lion. Il [le drapeau] rattache nos destinées actuelles à notre histoire ancienne, une histoire glorieuse presque millénaire. 10

Jules Vannérus, qui émit son avis d historien à la demande du Secrétaire général du gouvernement Wehrer, recommanda dans son avis séparé du 27 février 1939 le burelé au lion. Si toutefois on voulait garder la tricolore, il fallait ajouter les armoiries nationales ou le lion de gueules couronné d or dans la bande blanche 25. Aux archives du ministère des Affaires étrangères se trouve même la préparation pour un arrêté grand-ducal visant à introduire le pavillon burelé au lion comme drapeau national 26. Il faut voir ce regain d intérêt pour le Lion Rouge dans le contexte de la menace nazie et le même besoin d afficher l indépendance nationale que lors du cortège historique à Luxembourg-ville du 22 avril 1939. Entre 1945 et 1972, les Luxembourgeois arboraient la tricolore, la tricolore dotée dans la bande blanche des armoiries nationales et le drapeau burelé au lion. Toutefois, la simple tricolore était la plus fréquente. I.2.4 L institution du drapeau national La loi du 23 juin 1972 déclara la tricolore rouge-blanche-bleue comme drapeau national du Grand-Duché en exécution des dispositions de la Convention de Paris, révisée à Londres le 2 juin 1934 et à Lisbonne le 31 octobre 1958. Le burelé au lion fut choisi comme pavillon de la marine et de l aviation. L exposé des motifs déclare que selon les usages internationaux, les pavillons de la marine marchande sont de préférence aux couleurs nationales. Or, en se conformant à cet usage, on aurait exposé notre batellerie à être confondue avec la batellerie néerlandaise. Comme, pour cette raison, les bateliers luxembourgeois ont déjà adopté un autre pavillon en s inspirant des armoiries d Etat, le projet de loi ne fait que consacrer la situation existante 27. Le règlement grand-ducal du 15 février 1982 décrit les drapeaux et emblèmes militaires notamment les drapeaux de l armée et de la gendarmerie ainsi que la cocarde de l aviation militaire 28. Le règlement grand-ducal du 27 juillet 1993 enfin fixa la composition chromatique des couleurs du drapeau national et du pavillon de la batellerie et de l aviation 29. II. SYMBOLIQUE Contrairement à la France, qui ne connaît qu un seul emblème officiel - son drapeau tricolore -, l Etat luxembourgeois, tout comme la Belgique, les Pays-Bas ou l Allemagne, possède à côté du drapeau national également des armoiries officielles : le burelé d argent et d azur de dix pièces au lion rampant de gueules, couronné, armé et lampassé d or, la queue fourchue et passée en sautoir. Le drapeau rouge-blanc-bleu tout comme les armoiries au «Roude Léiw» représentent cependant plus qu un symbole d Etat. La brochure officielle du gouvernement précise bien que les symboles que s est donnés la nation luxembourgeoise ont une valeur de toute première importance, car ils représentent et symbolisent l identité d un peuple, sa souveraineté mais aussi son désir de vivre ensemble. Aux yeux de l historien, le mélange opéré ici à dessein entre Etat et Nation demande pourtant une analyse plus nuancée : il faudrait en effet distinguer l emblème de 11

la dynastie ou de l Etat, signe identitaire d une personne physique ou morale, du symbole national, exprimant une idée, un concept, une notion. Le drapeau et les armoiries posent donc le problème des rapports entre Etat et Nation. Dans le cas spécifique du Luxembourg, la double emblématique situe ce rapport dans un champ identitaire encore plus complexe, puisqu il peut y avoir situation concurrentielle et donc un risque de polarisation. Pour saisir cette situation complexe, il faut partir du fait désormais bien admis que les emblèmes nationaux sont déterminés par des actions venant «d en haut» : de la dynastie régnante, aux temps anciens, puis de l Etat à partir de 1818. Le choix des armoiries au Lion Rouge a créé, à partir du Moyen Âge, un signe identitaire autour duquel d abord la chevalerie du comté de Luxembourg, puis tous les sujets du duc se sont peu à peu ralliés. Ainsi, les armoiries dynastiques sont devenues celle du duché ou du «pays», symbole créateur d identité collective. A partir de la naissance du Grand-Duché en 1815, et a fortiori à partir de 1839, l Etat a peu à peu tenté de contrôler l usage de ce symbole et de légiférer à son sujet ; ce qui, au Luxembourg, ne fut chose faite qu en 1972. Fig. 8 : Un dessin daté d environ 1700 nous a heureusement transmis les gisants du couple comtal Henri V et Marguerite de Bar à l abbaye cistercienne de Clairefontaine, véritable nécropole dynastique aux XIIIe-XIVe siècles. On y voit, pour Henri V, outre le lion sur l écu et les burelles du surcot et du carreau, le lion au pied du chevalier. (Dessin attribué à Sébastien François de Blanchart, vers 1700 (ANL, FD 105) 12

Il ne faut pas se méprendre à cet égard : drapeau et armoiries sont donc des médias ou vecteurs à forte charge symbolique, destinés à créer une identité collective. L identité collective est en effet le produit d une construction permanente, et non pas une donnée immuable, déterminée par essence. Cette construction se fait à partir de tout un arsenal d éléments très divers : les discours d Etat, l historiographie, l enseignement, mais aussi les mythes et les emblèmes. Drapeau et armoiries y figurent en première place. Adopter un nouvel emblème national n est donc pas chose légère ; cela implique une volonté de créer une identité sur d autres bases, de réorienter l identité en fonction d autres contenus. Un emblème n est en effet jamais neutre ; sinon, il ne pourrait jouer son rôle identitaire. Mais tout comme l identité, les vecteurs identitaires n ont pas la symbolique figée. Historiquement, le Lion Rouge rappelle évidemment la fidélité dynastique. On trouve à ce sujet d innombrables illustrations, allant de la bannière des armées luxembourgeoises au Moyen Âge aux symboles de la résistance contre l occupant nazi. A partir de 1839, le Lion Rouge symbolise par ailleurs la grandeur et la nostalgie de l époque médiévale, et donc l idée de l indépendance d un petit pays au passé glorieux. Enfin, le lion, roi des animaux, est également représentatif pour une certaine idée de rage de vaincre, d agressivité, de force au service du souverain ou de la nation: cela valait jadis pour les chevaliers au combat, cela vaut aussi plus récemment dans le domaine du sport. Le potentiel d identification du Lion Rouge reste en effet de nos jours important et ce, grâce à sa charge symbolique quelque peu ambivalente : emblème élitaire de l Etat et de sa dynastie, la culture populaire se l est appropriée. Mélange de force et d agressivité, il marque le rêve de grandeur d un petit pays en faisant le lien avec sa gloire d antan, mais en même temps, son côté pittoresque voire folklorique tempère cet aspect rageur. Ainsi, parallèlement à une histoire des armoiries, pourrait-on écrire l histoire de l entrée du Lion Rouge dans la mémoire collective. Cette histoire de la culture mémorielle aurait ses points forts vers la fin du XIXe et au début du XXe siècle, puis surtout avant, pendant et juste après la Seconde Guerre mondiale. Fig. 9 : «De letzebuerger Löw marschéert als zahmt Déer mat am Zug den ons Zaldoten mé botzen ewé geféerlech machen, an Alles jubelt voll Fréd vu Gleck : Gêf Gott, dass et emmer esô bléf!» explique la légende du tableau. Michel Engels, Allégorie du «Feierwôn». Aquarelle et mine de plomb sur papier, 1895 (Collection MNHA) 13

Avec l occupation nazie en 1940, les armoiries luxembourgeoises sont interdites. Les Luxembourgeois portent leurs insignes de 1939 en guise de protestation, manifestation entrée dans l histoire luxembourgeoise sous le nom de «Spéngelskrich» (août 1940). Le Lion Rouge est au centre d autres actes d opposition ou de résistance : des cartes postales clandestines, des drapeaux, des paroles comme le fameux «Roude Léiw huel se», le nom d un groupement de résistance, le «Letzebuerger Rou de Le w» (LRL). Les Nazis finissent par détourner le symbole national pour leurs propres intérêts. En 1942, il devient l emblème de la Volksdeutsche Bewegung (VdB) et la devise patriotique «Roude Léiw waach» est transformée en «Erwache» sur les affiches de recrutement de volontaires. Au lendemain de la guerre, le symbole d opposition nationale a sa place dans les cris de victoire et sur les monuments commémoratifs, dont le plus connu est le lion d Auguste Trémont sur le Monument en hommage aux volontaires luxembourgeois au «Kanounenhiwwel». Fig. 10 : «Ké Pardon, ro de Le w». Carte postale au Lion luxembourgeois se vengeant de l aigle allemand sur fond de la silhouette de la ville de Luxembourg datant de la libération (1944) (Collection A. David, Diekirch) La symbolique du drapeau national est autre, même si cette tricolore trouve ses origines dans les armoiries du Lion Rouge. Un Etat neuf se doit d avoir un drapeau d expression esthétique claire et simple et surtout au caractère pacifique et non plus agressif, tourné vers le 14

futur et non pas vers le passé. Ainsi, au fil du XIXe et du début du XXe siècle, le drapeau national s est développé sur base d une réduction des armoiries à leur simple expression coloriée : le rouge-blanc-bleu, les couleurs héraldiques de la dynastie, puis du «pays». Tout comme tout autre élément identitaire, le drapeau sert aussi à se distinguer, se délimiter par rapport aux autres, aux «étrangers». Le cas un peu complexe du Luxembourg de 1815/1839, Etat indépendant, mais relevant à titre personnel du même souverain qu un autre Etat, les Pays- Bas, fit que cette distinction ne s établit que progressivement, et difficilement. Il fallut attendre le dernier quart du XIXe siècle pour que le choix du drapeau ne s opère en faveur du rouge-blancbleu, emblème ancien et traditionnel de la dynastie comtale, puis ducale luxembourgeoise, au détriment de la couleur orange, emblème des Orange-Nassau. L affaire fut encore davantage compliquée par le fait que les Pays-Bas connurent en cette période de flottement également le drapeau rouge-blanc-bleu, en dehors du drapeau orange. Le changement de dynastie en faveur des Nassau-Weilbourg joua certainement un rôle considérable en ce sens, le Luxembourg ayant dès lors une dynastie à part avec une formation identitaire accélérée. D où l idée récurrente au Luxembourg de devoir différencier le drapeau national du drapeau néerlandais par recours au Lion Rouge. Elle a valu au Luxembourg cette double référence au Lion Rouge et à la tricolore, ce qui ne se retrouve guère dans d autres Etats où les armoiries ont un statut moins reconnu. Elle apparaît de manière très nette et officielle au moment où l indépendance nationale est menacée. Il en est ainsi vers la fin des années 1930, lorsque l Etat luxembourgeois voit son indépendance menacée, et où la question du «retour» au Lion Rouge fut déjà posée. En 2006, le Lion Rouge apparaît en grand sur le nouveau passeport biométrique de l Etat luxembourgeois, introduit sans la consultation préalable de la Commission héraldique de l Etat. La proposition de loi de M. Michel Wolter se situerait également dans cette lignée, probablement dans un contexte d européanisation et de discussion autour de la double nationalité qui provoque dans une large frange de la population ce même besoin de ce qui est perçu, dans un sens essentialiste, comme «retour aux sources de l identité». Fig. 11 : Le lion national revigoré : le passeport biométrique introduit fin août 2006 présente, à côté des armoiries nationales, un grand lion stylisé 15

CONCLUSION Comme c est le cas pour beaucoup d autres drapeaux, les origines du drapeau tricolore luxembourgeois sont imprécises, indatables et à situer dans une évolution de longue durée. L union du rouge, du blanc et du bleu vient indéniablement des couleurs héraldiques en usage au Luxembourg depuis le XIIIe siècle dans la Maison comtale. L usage des cocardes au XVIIIe siècle, les besoins d un drapeau pour un nouvel Etat et conforme à la mode des tricolores au début du XIXe siècle, ainsi que l absence d une dynastie propre, ont été à l origine du drapeau rouge-blanc-bleu. Contrairement à d autres Etats où la monarchie a donné ses couleurs au pays, le désir des Luxembourgeois de se distinguer du symbole orangiste a favorisé la popularité du Lion Rouge, qui s est perpétué par la suite. Si l on se place au niveau de l histoire de la formation de l identité nationale, cette évolution explique la charge symbolique indéniablement plus forte attribuée au Lion Rouge. Plus que le drapeau national, le Lion Rouge évoque la grandeur du passé, le mythe national, la différenciation par rapport aux «autres». De ce qui précède, il ressort que le changement de drapeau serait un signe identitaire et symbolique très fort, dans le sens d une accentuation de l identité nationale - même si ceci ne serait perçu qu implicitement et indistinctement par les protagonistes de ce changement. Dans l histoire récente, les cas d Etats ayant changé de drapeau sont rares. Même les changements de régime ou d idéologie n ont pas toujours provoqué des mutations au niveau des drapeaux. Il faudrait donc être conscient de l effet produit sur les autres pays. Il ne revient pas à l historien de s exprimer sur une proposition qui relève uniquement du domaine politique, et plus précisément du domaine de la politique identitaire. L historiographie analyse les origines des symboles et emblèmes, leur entrée dans la mémoire collective, leur charge symbolique dans le passé et le présent. L historien ne peut qu informer le monde politique sur la portée de ses actes. En l occurrence, il était évident que la proposition de prendre comme drapeau national un emblème identitaire fort ne devait manquer de polariser la société luxembourgeoise. Le politique est donc placé devant ses responsabilités. Sources 1. Archives de Marienthal, Archives nationales de Luxembourg, n 7. 2. Archives de la Section historique, Archives nationales de Luxembourg, I, 42. 3. ADAM-EVEN, Paul : Un armorial français du milieu du XIIIe siècle. Le rôle d armes Bigot 1254, Archives héraldiques suisses 1949, p. 21, no 18 4. HEELU, Jan van : Rymkronyk van hertog Jan van Brabant en zonderlig van dem slag van Woeringen, édité par J.F.Willems, Bruxelles 1836, vers 5796-5799 5. Codex Balduini Trevirensis, Landeshauptarchiv Koblenz, planches 7, 8, 9, 10. 6. DE BROUWERE, J.G. : La magnifique et somptueuse Pompe funèbre de Charles-Quint 1558, Annuaire de la Société héraldique luxembourgeoise 1950, p. 47-62. 7. DE BROUWERE, J.G. : La Pompe funèbre de l Archiduc Albert en 1622, Annuaire de la Société héraldique luxembourgeoise 1951/52, p. 81 102, ici tableau XLII, p. 94. 8. Source originale d après l édition dans : SPRUNCK, Alphonse : Le duché de Luxembourg et la révolution brabançonne. Première partie, dans : Public. de la Sect. hist. de l Instit. Gr.-Ducal, 73, 1953, p. 117 ss. 9. Archives nationales de Luxembourg A LX 1088. 10. LASCOMBES, François : Chronik der Stadt Luxemburg 1684-1795, Luxembourg, 1988, p. 449 450; WIRION, Louis: Le drapeau luxembourgeois, Annuaire de la Société héraldique luxembourgeoise 1950, p. 13. 16

11. MUNCHEN, Charles : Avis du 25 octobre 1841, p. 4 5. 12. WIRION, drapeau lux. p. 13 14. 13. FLIES, Joseph : Das Andere Esch, Luxembourg 1979, p. 299; VANNÉRUS, Jules: Remarques sur la question de l adoption d un nouveau drapeau luxembourgeois du 15 février 1939, p. 4. 14. Archives nationales de Luxembourg, Régime des Pays-Bas, C 21bis. 15. VANNÉRUS, Remarques, p. 5. 16. MUNCHEN, Avis, p. 7 8. 17. FONTAINE, Ignace de la : Lettre du 14 janvier 1842. 18. WIRION, drapeaux lux., p. 17 19. WIRION, drapeaux lux., p. 16 20. KOENIG, Lucien : La question du Drapeau Luxembourgeois, avis du 29 novembre 1938, p. 2ss. 21. WEHRER, Albert : Avis séparé sur la question du drapeau national du 5 janvier 1939, p. 2-4. 22. Étude de la Commisssion du Centenaire, Comité du Drapeau National, du 3 février 1939, p. 7 ; VANNÉRUS, Remarques p. 2, donne la date du 26 juin 1923 23. WIRION, drapeaux lux. p. 15. 24. Archives nationales de Luxembourg, Ministère d Etat, ET 125. 25. Archives Nationales Luxembourg, Fonds VANNÉRUS, FD 100. No 47. 26. Arch. Nat. Lux., Affaires étrangères 163 *(1) 27. Projet de loi No 1333/1972 et Mémorial A no 51 du 16 août 1972, p.1288 28. Mémorial A 1982, p. 87-88 29. Mémorial A no 73 du 16 septembre 1993, p. 1417 Bibliographie : A propos... Symboles de l Etat et de la Nation, éd. Gouvernement du Grand-Duché de Luxembourg. Service Information et Presse, Luxembourg, 2003 Anne HOFFMANN, De Roude Léiw, Dossier de recherche inédit, Centre Universitaire, 2001-2002 René KLEIN, Zum Ursprung des Luxemburger Wappens, dans : Hémecht, 33, 1981, p. 499-511 Les emblèmes nationaux du Grand-Duché de Luxembourg, Luxembourg, 1972 Sonja KMEC, Michel MARGUE, Benoît MAJERUS, Pit PEPORTE, Lieux de mémoire au Luxembourg. Usages du passé et construction nationale, Luxembourg, 2007 Michel MARGUE (éd.), Ermesinde et l affranchissement de la ville de Luxembourg. Etudes sur la femme, le pouvoir et la ville au XIIIe siècle, Luxembourg, 1994, p. 59-87 Michel PASTOUREAU, Le sacre du lion. Comment le bestiaire médiéval s est donné un roi, dans : Id., Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, 2004, p. 49-64 Michel PASTOUREAU, Des armoiries aux drapeaux. Genèse médiévale des emblèmes nationaux, dans : Id., Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental, Paris, 2004, p. 245-264 Philippe POIRIER, Drapeau national. Les rugissements léonins de l identité, in : D letzebuerger Land du vendredi, 8 décembre 2006, p. $$$-$$$ Louis WIRION, La Maison de Luxembourg et son blason, Luxembourg, 1945 Louis WIRION, Le drapeau luxembourgeois, dans : Annuaire de la Société héraldique luxembourgeoise, 3, 1950, p. 10-21 Louis WIRION, Le lion luxembourgeois à travers les âges, dans : Annuaire de la Société héraldique luxembourgeoise, 4-5, 1951-52, p. 2-50. 17

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