CONSEIL DE L EUROPE COUNCIL OF EUROPE COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L HOMME EUROPEAN COURT OF HUMAN RIGHTS PREMIÈRE SECTION DÉCISION SUR LA RECEVABILITÉ de la requête n 37110/97 par Marco BERTUCCELLI contre l Italie La Cour européenne des Droits de l Homme (deuxième section), siégeant le 13 juin 2002 en une chambre composée de MM. C.L. ROZAKIS, président, G. BONELLO, P. LORENZEN, M mes N. VAJIC, S. BOTOUCHAROVA, M. V. ZAGREBELSKY, M me E. STEINER, juges, et de M. E. FRIBERGH, greffier de section, Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l Homme le 24 juin 1997, Vu l article 5 2 du Protocole n 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête, Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par le requérant, Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
2 DÉCISION BERTUCCELLI c. ITALIE EN FAIT Le requérant est un ressortissant italien, né en 1965 et résidant à Viareggio. Il est représenté devant la Cour par M e John Gattai, avocat à Viareggio. Les faits de la cause, tels qu ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit. Le requérant est propriétaire d une maison à Viareggio, séparée en deux blocs, qu il avait loué respectivement à A.T. et M.S. En août 1992, le requérant se maria et alla vivre avec sa femme dans la maison de ses beaux-parents. Ceux-ci disposaient d un appartement de 70 mètres carrés au rez-de-chaussée et d un appartement de 30 mètres carrés au premier étage, composé de deux pièces et salle de bains qui fut mis à la disposition du couple. Au mois de juin 1994, naquit un enfant. Faute d avoir pu récupérer sa maison dans son intégralité, le requérant a dû habiter avec sa femme et son enfant dans ledit appartement de 30 mètres carrés mis provisoirement à sa disposition par ses beaux-parents. Le 25 juillet 1996, le requérant récupéra l appartement de 27 mètres carrés, composé de deux pièces, qu il avait loué à A.T.. La maison du requérant, formée de deux blocs distincts, avait besoin, selon lui, de nombreux travaux de restructuration qui ne pouvaient être réalisés séparément. 1) Procédure contre A.T. Par une ordonnance du 28 juin 1990, le juge d instance de Viareggio confirma formellement le congé du bail en date du 5 avril 1992 et décida que les lieux devaient être libérés au plus tard le 5 octobre 1992. Cette décision devint exécutoire le même jour. Le 16 avril 1994, le requérant fit une déclaration solennelle qu il avait un besoin urgent de récupérer l appartement pour en faire son habitation propre. Le 26 avril 1994, le requérant signifia au locataire le commandement de libérer l appartement. Le 25 mai 1994, il lui signifia l avis que l expulsion serait exécutée le 14 juin 1994, par voie d huissier de justice. Entre le 14 juin 1994 et le 29 septembre 1995, l huissier de justice procéda à huit tentatives d expulsion, qui se soldèrent toutes par un échec, le requérant n ayant jamais pu bénéficier du concours de la force publique pour exécuter la procédure d expulsion. Le 25 juillet 1996, le requérant récupéra son appartement.
DÉCISION BERTUCCELLI c. ITALIE 3 2) Procédure contre M.S. Par un acte signifié le 12 mai 1990, le requérant donna congé au locataire et assigna l intéressé à comparaître devant le juge d instance de Viareggio. Par une ordonnance du 17 mai 1990, qui devint exécutoire le 1 er septembre 1990, ce dernier confirma formellement le congé du bail et décida que les lieux devaient être libérés au plus tard le 1er juillet 1993. Le 16 avril 1994, le requérant fit une déclaration solennelle qu il avait un besoin urgent de récupérer l appartement pour en faire son habitation propre. Le 26 avril 1994, le requérant signifia au locataire le commandement de libérer l appartement. Le 25 mai 1994, il lui signifia l avis que l expulsion serait exécutée le 14 juin 1994 par voie d huissier de justice. Entre le 14 juin 1994 et le 30 avril 1998, l huissier de justice procéda à dix-sept tentatives d expulsion. Ces tentatives se soldèrent toutes par un échec, le requérant n ayant pu obtenir le concours de la force publique dans l exécution de l expulsion. Le 18 mai 1998, le requérant récupéra son appartement. GRIEFS 1. Invoquant l article 1 du Protocole n 1 à la Convention, le requérant se plaint de l impossibilité prolongée de récupérer l appartement loué à M.S., faute d octroi de l assistance de la force publique. 2. Le requérant se plaint également, au titre de l article 6 1 de la Convention, de la durée de la procédure d expulsion contre M.S. 3. Invoquant l article 8 de la Convention, il se plaint du fait que l impossibilité prolongée de récupérer son appartement constitue une violation de son droit à la vie privée et familiale dans la mesure où il a été a été contraint à habiter un appartement mis provisoirement à sa disposition par des membres de sa famille. EN DROIT 1. Le requérant se plaint, au titre de l article 1 du Protocole n 1 à la Convention, que l impossibilité de récupérer son logement constitue une atteinte à son droit de propriété. 2. Le requérant se plaint également, au titre de l article 6 1 de la Convention, de la durée de l exécution de la procédure d expulsion contre M.S. et du déni de son droit d accès à un tribunal.
4 DÉCISION BERTUCCELLI c. ITALIE Le Gouvernement soutient que le requérant n a pas épuisé les voies de recours internes. Il aurait omis de saisir la justice administrative pour contester le refus de lui octroyer l assistance de la force publique. Le requérant dénonce le défaut d une voie de recours interne et soutient que le préfet n a jamais pris une décision en matière de refus d octroi de l assistance de la force publique. La Cour rappelle qu elle a déjà rejeté cette objection dans l affaire Immobiliare Saffi (arrêt Immobiliare Saffi c. Italie [GC], n 22774/93, 40-42, CEDH 1999-V). La Cour n ayant pas de motif de déroger à ses précédentes conclusions, l objection du Gouvernement doit, par conséquent, être rejetée. Sur le fond, le Gouvernement maintient que les mesures en question relèvent d un contrôle de l usage de la propriété dans le but légitime d éviter des tensions sociales et des troubles de l ordre public au cas où un nombre considérable d expulsions devaient être exécutées simultanément. Selon le Gouvernement, l ingérence dans le droit à la propriété du requérant ne semble pas disproportionné. En ce qui concerne la durée des procédures d expulsion, le Gouvernement maintient que le délai pour l octroi de l assistance de la force publique est justifié par la protection de l intérêt public. La Cour estime que la requête soulève des questions de fait et de droit complexes qui ne peuvent être résolues à ce stade de l examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond. Dès lors, cette partie de la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée en application de l article 35 3 de la Convention. 3. Le requérant se plaint enfin du fait que l impossibilité prolongée de récupérer son appartement constitue une violation de son droit à la vie privée et familiale dans la mesure où il a été contraint d habiter un appartement mis provisoirement à sa disposition par des membres de sa famille. Il invoque l article 8 de la Convention, ainsi libellé : «1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. 2. Il ne peut y avoir ingérence d une autorité publique dans l exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d autrui.» Le Gouvernement soutient qu il n y a eu aucune ingérence dans le droit du requérant au respect de sa vie privée et familiale. Il souligne que la situation du requérant, ainsi que celle de sa famille n a pas été affectée par la décision judiciaire litigieuse. Le droit garanti par l article 8 de la Convention ne saurait être interprété comme assurant à chaque individu un logement exclusif d une certaine dimension par rapport aux nombre de personnes composant la famille ou disposant d un certain confort, dans la
DÉCISION BERTUCCELLI c. ITALIE 5 mesure où les dimensions de l appartement ne sont pas inférieures au minimum requis par le respect de la dignité humaine. Le Gouvernement relève que le requérant a été hébergé par ses beauxparents dans un appartement distinct et qu il avait récupéré un de ses deux appartements dès le mois de juillet 1996. Le Gouvernement en conclut qu il y a lieu de rejeter ce grief. La Cour rappelle que, si l article 8 tend pour l essentiel à prémunir la personne humaine contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il peut engendrer de surcroît des obligations positives et notamment celle de veiller au respect de la vie privée et familiale jusque dans les relations interpersonnelles (voir arrêt Velosa Barreto c. Portugal du 21 novembre 1995, série A n 334, p. 11, 23). En cette matière comme en d autres il y a lieu de ménager un juste équilibre entre l intérêt général et les intérêts des personnes en cause (voir, entre autres, les arrêts B. c. France du 25 mars 1992, série A n 232-C, p. 47, 44, et Keegan c. Irlande du 26 mai 1994, série A n 290, p. 19, 49). La Cour reconnaît que la non-exécution de l ordonnance d expulsion a empêché le requérant d habiter sa maison comme il l envisageait. Il y a donc bien ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale du requérant. Néanmoins, la Cour estime que le respect effectif de la vie privée et familiale ne peut impliquer l existence en droit national d une protection juridique permettant à chaque famille d avoir un foyer exclusif (voir arrêt Velosa Barreto c. Portugal, précité, 24). La Cour a considéré que la législation appliquée poursuivait un but légitime conforme à l intérêt général (voir arrêt Immobiliare Saffi c. Italie, précité, 48). Il convient pourtant d examiner si dans l application de cette règle au cas du requérant l ingérence était ou non proportionnée. La Cour partage sur ce point l avis du Gouvernement. Dans la mesure où le requérant disposait non seulement d un appartement distinct de celui de ses beaux-parents mais également d un appartement qui lui avait été restitué en 1996, il n y a donc pas eu une réelle cohabitation. Partant, la Cour estime qu il n y a pas eu rupture du juste équilibre que l Etat se devait de ménager entre l intérêt général et l intérêt du requérant. Il s ensuit que ce grief doit dès lors être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l article 35 3 et 4 de la Convention. Par ces motifs, la Cour, à l unanimité, Déclare recevables, tous moyens de fond réservés, les griefs du requérant tirés des articles 6 1 et 1 du Protocole n 1 à la Convention ; Déclare la requête irrecevable pour le surplus. Erik FRIBERGH Greffier Christos ROZAKIS Président