Le tableau du mois n 107 : Vue d'une cascade à travers des rochers, dite «Vue des cascatelles de Tivoli» de Joseph Vernet Retour au Louvre d'une œuvre méconnue de la période italienne du peintre Une œuvre ambitieuse de la période italienne de Joseph Vernet (1714-1789) est récemment revenue au Louvre. La toile avait été déposée en 1920 au musée de la Marine (alors abrité dans le palais du Louvre) et était partie avec l'ensemble des collections du musée au palais de Chaillot en 1943. En 2000, le tableau, qui n'était plus en rapport avec le programme scientifique du musée, est revenu au Louvre où il vient d'être restauré. De l œuvre de Joseph Vernet, le plus grand peintre français de paysage au XVIIIe siècle, on connaît surtout les marines et quelques célèbres vues topographiques, dont la magnifique série des Ports de France réalisée entre 1753 et 1765 pour Louis XV est le plus remarquable exemple (au Louvre et en dépôt au musée national de la Marine). De la période italienne de l'artiste (1734-1753), le Louvre ne présentait jusqu'à présent aucun paysage «de fantaisie» sur le modèle de celui-ci. Le destin de l'œuvre au sein des collections nationales La première mention certaine du tableau remonte à juin 1797. La toile est alors mentionnée au dépôt de Nesle, rue de Beaune. C'est là qu'avaient été entreposées pendant la Révolution de nombreuses œuvres d'art saisies chez les collectionneurs émigrés ou condamnés. Malheureusement, la toile est alors signalée sans aucune indication de provenance. Le 7 juin 1797 (25 prairial an V), il est décidé d'envoyer «à Versailles un tableau du même maître [Joseph Vernet] représentant une vue d'une cascade à travers des rochers». Le convoi prend la route le 30 août 1797. L'ancienne demeure royale est alors affectée à un musée spécialement dédié à l'école française. Le tableau apparaît ainsi dans le premier catalogue de ce musée éphémère publié en 1801 sous le n 325 avec un nouveau titre : Un rocher percé, à travers lequel on voit les cascatelles de Tivoli. En 1805, il est reproduit par une charmante gravure au trait (D'après Joseph Vernet, Les Cascatelles de Tivoli. Gravure au trait extraite de l'ouvrage de François-Emmanuel Toulongeon, Manuel du Muséum Français, contenant une description analytique et raisonnée avec une gravure au trait de chaque tableau, tous classés par Ecoles, et par Œuvres des grands maîtres. Ecole française. Œuvre de Vernet. Paris, 1805, planche n 28).
L'Inventaire Napoléon des peintures du Louvre, rédigé sous l'empire, précise que l œuvre, désormais intitulée Vue des Cascatelles de Tivoli, est localisée au «G[ran]d Trianon». Elle y restera jusqu'en 1855 au plus tard, car à cette date elle est mentionnée par Frédéric Villot, conservateur des Peintures du Louvre, dans sa Notice des tableaux exposés dans les galeries du musée impérial du Louvre (n 619). Elle est ensuite régulièrement présentée dans les salles du musée jusqu'à son départ en 1943. Les Cascatelles de Tivoli Le tableau représente-t-il effectivement les célèbres cascades situées à trente kilomètres au nord-est de Rome et qui ont inspiré de nombreux peintres depuis le milieu du XVIIe siècle? Le site concentrait une succession de chutes vertigineuses (les petites et les grandes cascades), des ruines antiques (un temple de Vesta en rotonde ou la suite répétitive des arcades de l'ancien palais de Mécène) ainsi qu'un village pittoresque en bordure de précipice. Tout cela contribuait à rendre le site particulièrement spectaculaire. On sait que Vernet s'y est rendu à de nombreuses reprises pour peindre (en 1737 notamment). Représentant le célèbre temple de Vesta au bord du gouffre, un dessin (Joseph Vernet, Le Temple de Vesta à Tivoli. Dessin au lavis d'encre de chine, Paris, école nationale supérieure des beaux-arts) et une petite peinture à l'huile (Joseph Vernet, Vue de Tivoli. Londres, collection John Lishawa) récemment publiée par Philip Conisbee conservent certainement le souvenir de ces études sur le motif. Toutefois, si plusieurs toiles de Vernet traditionnellement désignées comme des «vues de Tivoli» nous sont parvenues, la plupart semblent plutôt des paysages inspirés par le site que des représentations fidèles (Joseph Vernet, Les Cascatelles de Tivoli avec la villa de Mécène. La Haye, Mauritshuis et Joseph Vernet, Les Cascatelles de Tivoli. Paris, musée du Petit Palais). Tel semble bien être le cas du tableau du Louvre, sur lequel on ne retrouve aucun des monuments antiques caractéristiques, pas plus que n'est représenté le village en hauteur. Les costumes plus pittoresques que réalistes des personnages qui musardent au premier plan, tout comme la violente ondée qui se déverse dans le lointain, sont autant d'éléments de convention du paysage inventé. Cependant, le profil de la grotte qui encadre si élégamment la composition de Vernet évoque celui de la grotte de Neptune à Tivoli (Abraham-Louis-Rodolphe Ducros (1748-1810), Le Grand-Duc Paul et la Grande Duchesse Maria dans la Grotte de Neptune à Tivoli, 1787. Pavlovsk, musée du Château), tout comme la «physionomie» générale de la cascade est proche du modèle invoqué. Mais cette grotte au découpage «rocaille» si particulier se retrouve quasi identique sur d'autres paysages imaginaires du
peintre (Jean-Joseph Baléchou (1716-1764) d'après Joseph Vernet, Les Baigneuses.Eau-forte). Au XVIIIe siècle, en fait, certains des tableaux de Vernet représentant des cascades inventées étaient désignés conventionnellement comme des vues des cascatelles de Tivoli. Ainsi, lors de la vente de la collection Jullienne en 1767, le Paysage avec une cascade aujourd'hui conservé dans la collection du duc de Buccleuch (Joseph Vernet, Paysage avec cascade, 1746. Grande-Bretagne, collection du duc de Buccleuch) est décrit comme «une belle vue de Tivoli ornée de huit figures», alors qu'il s'agit manifestement d'un site imaginaire. Un tableau provenant de la collection La Live de Jully? Parmi les nombreuses «vues de Tivoli» attribuées à Vernet, celle du Louvre se distingue par l'ampleur relative de son format (1,24 X 1,60 m). Un seul tableau mentionné dans les sources anciennes pourrait s'en rapprocher. Il s'agit du tableau décrit dans le catalogue de la collection d'ange-laurent La Live de Jully (1725-1779), rédigé par le collectionneur lui-même en 1764 (Ange-Laurent La Live de Jully. Catalogue historique du cabinet de peinture et de sculpture françoise de M. de Lalive, introducteur des ambassadeurs, honoraire de l'académie Royale de Peinture. Paris, 1764. Avec un portrait du collectionneur gravé au burin par lui même d'après un dessin de Charles-Nicolas Cochin (1715-1790)). Cet amateur fortuné était membre honoraire de l'académie Royale de Peinture et de Sculpture et s'illustra par la constitution d'une collection «patriotique», dont le propos était de démontrer que «notre école [française] pouvait soutenir la comparaison de l'école flamande, & souvent celle de l'italie». Dans son catalogue, La Live décrit ainsi quatre toiles de Vernet dont une, la plus grande, ornait la «première pièce sur le jardin» de son hôtel parisien (aujourd'hui détruit) situé rue de Richelieu : «Un grand tableau de Vernet, sur toile, de trois pieds dix pouces de haut sur cinq pieds trois pouces de large, représentant une vue de la Cascade de Tivoly. Ce tableau a toujours été distingué dans le nombre des chefs d œuvre de ce savant artiste. Il est dans le goût de Salvator Rosa...» Les dimensions du tableau La Live (1,24 X 1,70 m) sont très proches du nôtre (1,24 X 1,60 m) et la radiographie a permis d'établir de façon certaine que la toile du Louvre a bien été coupée sur ses bords latéraux alors qu'elle est intacte en haut et en bas. Il serait donc séduisant de l'identifier au tableau La Live, malgré la description sommaire du catalogue. Toutefois il existe un autre candidat très sérieux pour cette identification. Il s'agit d'un tableau de Joseph Vernet représentant avec plus de vraisemblance les Cascatelles de Tivoli (signé et daté de 1737, huile sur toile, 1,21 X 1,70 m) et conservé au
Cleveland Museum of Art (Joseph Vernet, Les Cascatelles de Tivoli, 1737. Cleveland, The Cleveland Museum of Art). Pour le moment, il n'est pas permis de trancher. «...dans le goût de Salvator Rosa» Philip Conisbee, spécialiste de Vernet, a bien voulu nous indiquer qu'il datait le tableau du Louvre vers 1735-1740, au début du séjour italien du jeune artiste provençal. Il subit alors l'influence du grand paysagiste italien Salvator Rosa (1615-1673), inventeur d'un genre nouveau de paysages rocheux vaguement inquiétants, aux cascades bouillonnantes, parcimonieusement peuplés de soldats ou de pêcheurs de fantaisie (Salvator Rosa (1615-1673), Paysage rocheux avec un chasseur et des guerriers. Paris, musée du Louvre). De nombreux tableaux italiens de Vernet témoignent de cette influence, tel le Paysage rocheux d'italie (signé et daté de 1738) conservé à la Dulwich College Picture Gallery près de Londres et décrit, lui aussi, lors de la vente de la collection Calonne en 1795, comme «une grande vue près de Tivoli... dans le style de Salvator Rosa» (Joseph Vernet, Paysage rocheux d'italie, 1738. Dulwich College Picture Gallery). En 1746, Vernet lui-même revendiquait ce modèle lorsqu'il réalisa pour le marquis de Villette, son principal mécène à l'époque, un tableau, selon ses propres termes : «dans le goust de Salvator Rosa avec des rochers, cascades, troncs d'arbres et quelques soldats avec des cuirasses» (Jean de Longueil et B. A. Nicolet d'après Joseph Vernet, Les Pêcheurs. Gravure). Le tableau du Louvre s'inscrit parfaitement dans cette veine qui pastiche le grand devancier italien en infléchissant toutefois son inspiration vers plus de légèreté. Il se distingue aussi par son ampleur, la sensuelle qualité de son exécution, la science et l'équilibre de son cadrage, la répartition claire de ses plans, la saveur cristalline de son atmosphère et l'intégration particulièrement heureuse des figures qui ponctuent savamment les plages plus calmes de la composition. La toile offre ainsi une synthèse précoce et magistrale des apports italiens récents (l'appropriation de la manière de Rosa) et peut-être des souvenirs de la formation provençale de l'artiste : le personnage de la femme penchée au premier plan pourrait être une réinterprétation de La Mort de Cléopâtre du peintre toulousain Antoine Rivalz (1667-1735), connue alors par plusieurs répliques et copies en Provence (Antoine Rivalz (1667-1735), La Mort de Cléopâtre. Toulouse, musée des Augustins). Cette transposition d'une toile sérieuse dans la composition de fantaisie de Vernet pourrait témoigner de la liberté jubilatoire d'un jeune peintre qui réinvente avec bonheur l'un des plus beaux sites de sa seconde patrie.
Texte de Guillaume Faroult Remerciements : Philip Conisbee, Marie-Martine Dubreuil, Élisabeth Martin, Olivier Michel, Marjolaine Mourot, Marine Raudin. Le tableau a été restauré au Centre de recherche et de restauration des musées de France en 2002-2003 par Jean-Pascal Viala (support) et Florence Delteil (couche picturale). L'analyse de la radiographie a été conduite au Centre de recherche et de restauration des musées de France par Élisabeth Martin.