SECTIONS PARALLÈLES - DIASPORA : SLAVA BYKOV ET LA RUSSIE «J ai accepté cette Carte blanche parce que j aime le cinéma.» Interview par Thierry Jobin Votre choix de films réunit des œuvres des années 60-70 et des films récents. Rien entre deux. Parce que vous étiez trop occupé par le hockey? Non, j ai continué à voir beaucoup de films. Mais j ai eu l impression que le cinéma russe se cherchait un peu, dans les années 1990 et 2000, et je n ai pas trop aimé ce que je voyais. Quand je suis arrivé en Suisse, en 1990, j ai tout de suite installé une antenne parabolique le deuxième ou troisième jour après mon déménagement ou la semaine suivante pour continuer à regarder des films. J ai toujours essayé de me tenir au courant de ce qui se passait dans la production de mon pays. Et j ai vraiment eu le sentiment que le cinéma russe a vécu une période difficile durant ces deux décennies. De la même manière que la population russe a vécu une période difficile. Et tout a été touché: le cinéma, le sport, le business, la politique, etc. Il y a ce proverbe: «Je ne te souhaite pas de vivre dans une période de changement.» C est un proverbe russe? Je ne sais pas, chinois je crois. Je l ai entendu quelque part. Le fait est que tout était devenu difficile. Y compris dans le cinéma. Financièrement, la production souffrait. Les acteurs étaient mal payés. Les auteurs cherchaient des scénarios rentables. Bref, ce n était vraiment pas, selon moi et comme dans le hockey, une période très fructueuse. C est aussi un moment où beaucoup de gens, de talents, sont partis à l étranger. Cette désaffection, qui était générale dans tous les secteurs, a placé chaque domaine dans un état déplorable. Même les films comiques qui subsistaient n étaient plus aussi drôles. Les périodes de changement sont simplement difficiles à vivre. On dit parfois que les artistes créent mieux sous la contrainte. Et là le régime relâchait lentement son emprise sur les créateurs. Peut-être bien. Mais, d un autre côté, ce n est qu une excuse. Je crois fermement que si quelqu un est talentueux, il cherche autre chose, il cherche de la profondeur. En fait, quand c est dur, c est plus facile pour un artiste: comme on t interdit ceci ou cela, tu masques, tu ruses, tu détournes et tu vois ensuite si le veto tombe ou non. Quand tu es libre, quand tu peux parler de tout, faire un film profond et vrai est, à mon avis, un défi bien plus grand. 1
L analyse que vous faites témoigne d une vraie cinéphilie. Vous avez vu et vous continuez de voir beaucoup de films. Quand les enfants (nés en 1983 et 1988) étaient petits, nous allions souvent au cinéma. Je n y vais plus tellement. J ai une belle installation à la maison. Mais le cinéma en tant que films continue d occuper une grande place dans ma vie. Beaucoup plus grande, malheureusement, que la littérature. J aimerais avoir lu et lire davantage. La culture était très présente dans votre famille lorsque vous étiez enfant? Au départ, mes parents n avaient pas de télévision. Lorsqu on en a eu une, tout le monde a débarqué pour venir voir cette petite boîte. Nous écoutions beaucoup la radio. Quand j avais 15 ou 16 ans, j écoutais systématiquement, entre 13h et 14h, une émission qui diffusait des lectures de romans. Ça durait une heure et j adorais ça. J étais beaucoup plus touché que si je lisais moi-même. A ce moment-là, le hockey me prenait déjà terriblement de temps. Or il faut du temps pour la lecture. Cette émission de radio, entre l école et l entraînement, était ma nourriture culturelle quotidienne. Je peux dire que j en avais besoin. Les voix étaient, en plus, celles d acteurs de cinéma. Ça me fascinait. Est-ce que ça allait jusqu à vous donner envie d écrire des histoires? Non. Un ami m a suggéré il y a quelques temps de poser chaque jour des phrases sur le papier. J ai essayé, mais la paresse, ainsi que mon manque d expérience et peut-être de talent, l ont emporté. J ai la discipline pour le sport, mais celle que l écriture demande est au-dessus de mes moyens. Il faut dire aussi que les divertissements n étaient pas nombreux là où j ai grandi. C était le hockey, le football ou le cinéma. Rien d autre. Ou plutôt si: le théâtre que j adore également. Ici, en Suisse, si le cinéma russe ne me manque pas parce qu il y a la télévision et les DVD, je dois dire que le théâtre russe me manque. J ai beaucoup d amis acteurs et, dès que je vais en Russie, je cours au théâtre. Je regrette que, en Suisse, on n aille pas au théâtre dès le plus jeune âge. Car le goût du théâtre, ça s apprend. J aimerais beaucoup en parler aux autorités. J ai vu mes enfants dans des pièces à l école. Ce sont des moments extraordinaires. Il me semble qu il faudrait une vraie éducation au théâtre. Pour l instant, c est un énorme terrain en friche. Alors que l expérience du théâtre, pour une société, c est un enrichissement incroyable. On voit bien, par exemple, comme les Français, juste à côté, avec leur culture du théâtre et du verbe, sont à l aise en éloquence et en expression publique. Le théâtre apporte aussi l immense bagage historique sur lequel se basent la quasi-totalité des grandes pièces. Sérieusement, vous n avez jamais aspiré à une carrière artistique, comme Eric Cantona par exemple? J ai dit à un de mes amis metteur en scène: réserve-moi une place de figurant pour le jour où j arrêterai d entraîner. Il m a répondu: «Non, non, on va tout de suite te réserver le premier rôle!» (Rires.) Acteur donc? Je ne sais pas Ça m intéresserait. Changer de visage. Faire passer un message. Pouvoir vivre la vie des autres et comprendre leurs âmes. Pourquoi pas? Mais il faudrait que j étudie et travaille d abord. Finalement, je ne fais rien d autre avec les joueurs que 2
j entraîne. Je leur dis: «Vous êtes des acteurs. La seule différence entre le théâtre et le hockey, c est qu au théâtre vous connaîtriez la fin avant de commencer la représentation. Dans le hockey, vous êtes donc privilégiés car personne ne connaît préalablement la conclusion. Et c est ça qui donne de l intérêt au fait d aller sur la glace. Alors quand vous allez sur la glace, n oubliez pas que c est vous qui faites le show.» Ce n est pas évident à faire passer. Certains se bloquent dans des automatismes et il faut leur donner la direction. Par contre, il faut laisser s exprimer ceux qui sont créatifs. Sinon, on les guide et on les enferme dans des schémas. Il faut au contraire les encourager à s exprimer. Avez-vous eu droit à ces encouragements dans votre jeunesse? Oui. Mes parents m ont laissé faire. Y compris, brièvement, pour vous lancer dans des études, d ailleurs brillamment entamées, pour devenir ingénieur agronome? Je ne voulais pas vraiment de ça. En fait, j ai choisi cet institut d agriculture parce qu il y régnait une discipline militaire et qu on y faisait l armée deux mois par année durant cinq ans, chaque été, et donc l hiver était pour moi, pour mon bonheur dans le hockey. Et donc, en suivant ce cursus, je n étais pas obligé d aller au service militaire durant deux ans. C était donc pour ne pas être écarté de la société et continuer à faire du hockey. Si on m avait parqué deux ans à l armée, j aurais pu oublier le sport. Sauf que le hockey vous a amené au CSKA Moscou, dès 1982 et pendant près de huit ans, dans un monde aussi dur que l armée. C est vrai. Mais j étais capable de tout subir pour le hockey, pour peu qu on me laisse la liberté de m exprimer dans ce jeu. Tout subir? Ne pas vous laisser aller voir vos enfants, votre famille. Vous empêcher, comme c est arrivé à un ami, d aller assister à l enterrement de votre propre père. On lui a dit: «En quoi ça va aider ton père?» On était presque toujours enfermés. La liberté de s exprimer et de vivre, c était sur la glace. On était des acteurs. Et un match devenait une œuvre? On pourrait dire ça. Nous étions une équipe extraordinairement soudée. On aimait tellement jouer ensemble. La défaite, pour nous, était inacceptable, mais pas à cause de l entraîneur qui gueule: à cause de notre amour du jeu. Chaque match était un film à fabriquer. Et il n y avait qu une seule prise. Alors il fallait laisser jouer les hockeyeurs comme il faut donner de la liberté aux artistes pour qu ils puissent exprimer leurs différences. J estime que le destin d un vrai artiste, c est de se nourrir de son propre ego et de construire du bonheur pour lui-même. Alors seulement, il est en mesure d offrir du bonheur et de l inspiration aux autres. 3
Ça a dû être d autant plus difficile de représenter l équipe d URSS et de se faire insulter en Occident alors que vous veniez donner du bonheur. Absolument. C était très douloureux. Le sport était devenu très politique, malheureusement. C était encore la guerre froide. Quand nous sommes allés jouer en Amérique, nous étions accompagnés par deux individus qui nous surveillaient et qui savaient tout sur nous. Avant le départ, déjà, on nous expliquait comment nous comporter, comment marcher, etc. En même temps, je mesure aujourd hui la richesse des événements que je vivais alors, politiquement, sportivement, humainement. En se montrant, on apprenait. On a fini par s apercevoir que ce n était pas si compliqué. Que c était une question de respect et même d amour. Nous avions tous deux bras, deux jambes, un tronc, une tête et aucun d entre nous, des deux côtés du Mur de Berlin, ne voulait la guerre. C était difficile de rentrer à la maison après ces escapades? Non. Je rentrais à la maison. La famille m attendait. J ai lu un jour sur un tee-shirt: «Le plus bel endroit au monde, c est celui où je suis.» Et où vous êtes, depuis 1990, c est beaucoup du côté de Fribourg. Fribourg où, en arrivant, sans parler ni l allemand ni le français et à peine un peu d anglais, vous deviez être tout de suite au sommet de votre art. Oui. Je n étais pas seul. Il y avait ma famille. Et aussi mon compère Andreï Khomutov. Mais c est vrai que mon outil était le hockey et je n étais pas en Suisse pour les vacances. Etiez-vous parmi les premiers joueurs russes à arriver en Suisse? Nous étions les premiers. Et c était extraordinaire. Dès le début, les gens se montrés accueillants et généreux. En mai 1990, nous avions fait une première apparition en Suisse à l occasion des Championnats du monde qui avaient lieu à Fribourg et à Berne. Et nous avons affronté les Etats-Unis sur la patinoire de Fribourg. Le président du HC Gottéron à l époque, Jean Martinet, a débarqué par hélicoptère près du Lac de Thoune, à l hôtel Eden, où l équipe de Russie logeait. Il a demandé à notre coach s il pouvait nous amener une demi-journée à Fribourg. Sur certaines vitrines, ils avaient écrit: «Bienvenue Slava et Andreï!» Si bien qu au match contre les Etats-Unis, on s est sentis chez nous, on a fait le show et on a marqué 8 ou 7 à 1. C était la première fois que tout le stade était pour l équipe de Russie contre les Américains. Même notre entraîneur, l impitoyable Victor Tikhonov, était bouleversé. Un moment historique. Votre exil en Suisse est donc né d un coup de foudre. Oui. Je dis toujours que si quelqu un m ouvre son cœur, j essaie de lui redonner le double. Je suis d ailleurs convaincu que l équipe de Fribourg va rester à jamais l équipe du peuple. Et c est ce que j aime. Il y a ici une synergie entre les spectateurs, les dirigeants et l équipe. Il existe ici une identification qui est devenue rare dans le sport de haut niveau. A Fribourg, on vibre des mêmes ondes, des mêmes valeurs. Le cœur avant tout. Ce qui me plaît ici, c est ce que j aimais dans les films anciens que j ai choisis. 4
Votre statut d entraîneur, notamment des équipes mythiques de Moscou puis de Russie, de 2004 à 2011, vous a-t-il permis d être invité à des grandes avant-premières de films et de rencontrer un peu plus le monde du cinéma russe? Oui. Mais je n en ai pas profité. J ai rencontré du monde et j ai quelques amis. Quand je vois leurs films, je leur envoie parfois un SMS. Mais je ne dérange jamais. Je respecte la vie privée. Il faut savoir reconnaître sa valeur aussi. Même si le cinéma me fait rêver. En même temps, j ai l impression que chaque être humain rêve de passer de l autre côté de la caméra un jour. 5