XX e SIÈCLE La littérature engagée JEAN-CLAUDE CARRIÈRE LaControversedeValladolid 9782080722607-4,30 I. Pourquoi étudier La Controverse de Valladolid en classe de troisième? En prolongement des récits de voyage, étudiés en cinquième, et de la critique sociale, envisagée en classe de quatrième, on conseillera, pour les bonnes classes de troisième, la lecture de La Controverse de Valladolid. Cette pièce de théâtre du XX e siècle, qui a fait l objet d une excellente adaptation télévisuelle en 1992, est particulièrement intéressante pour l étude du discours argumentatif. Cette séquence conduira à une réflexion sur la mise en scène d une disputatio et sur la question de l altérité. La pièce de Jean- Claude Carrière offre la possibilité d aborder différents points : notions fondamentales de l analyse dramaturgique : exposition, dénouement, didascalies ; notions fondamentales de l argumentation : convaincre (thèse, arguments, exemples) ; persuader (procédés et moyens rhétoriques) ; les registres pathétique, polémique et réaliste. L étude mettra en jeu des méthodes variées : lectures analytiques, lectures comparatives, questions synthétiques, analyse de films. La Controverse de Valladolid 1
La séquence proposée suggère la réalisation par les élèves de différents exercices (recherches documentaires, écrit d invention, débat argumentatif, lectures expressives). Cette étude trouvera un prolongement dans la lecture de textes portant sur la question de l altérité (dossier, p. 111-119). II. Présentation de l œuvre Une présentation détaillée du contexte historique et de la genèse de l œuvre se trouve p. 5-14 de l édition. Nous suggérons ici des mises en activité pour éviter que le cours d introduction ne soit trop magistral. Le contexte historique Il est indispensable d éclairer le contexte historique de la controverse de Valladolid. Dans cette perspective, on s aidera de la présentation (p. 6-11) et de la chronologie (p. 16-17), et on proposera aux élèves de réaliser des exposés sur les thèmes suivants : les biographies de Colomb et de Cortés, les Aztèques et la conquête du Mexique, les grands voyages à la Renaissance. Outre les documents que les élèves trouveront au CDI, ils pourront se référer aux livres Le Destin brisé de l empire aztèque de Serge Gruzinski (Gallimard, «Découvertes», 1988), au récit de voyage de Jean de Léry (Le Nouveau Monde, GF-Flammarion, «Étonnants Classiques», 1998), aux films, notamment Mission de R. Joffré (1986) et 1492 de R. Scott (1992). Christophe Colomb et Hernán Cortés : de la découverte de l Amérique à la conquête du Mexique En 1492, Christophe Colomb traverse l Atlantique et pense découvrir les Indes. Il débarque en réalité aux Bahamas! L expédition est financée par la couronne d Espagne, qui souhaite ainsi trouver suffisamment d or pour organiser une nouvelle croisade vers Jérusalem. Très vite, les souverains très catholiques, Ferdinand et Isabelle, envoient des missionnaires pour convertir 2 La littérature engagée
les habitants des «Nouvelles Indes». C est en 1519 que Cortés et quelques centaines d hommes entreprennent la conquête du Mexique. Celle-ci s achève deux ans plus tard. L attitude ambiguë de l empereur aztèque, les dissensions internes et l infériorité des Indiens en matière d armes expliquent la victoire rapide des Espagnols. La controverse de Valladolid, 1550 Les enjeux Dès les débuts de la conquête, on s interroge en Espagne et dans les territoires conquis sur le sort à réserver aux Indiens. Sont-ils égaux aux Espagnols ou sont-ils inférieurs? Peuvent-ils être traités en esclaves en raison de cette infériorité? De nombreux textes, émanant soit de la couronne d Espagne, soit de l Église, tentent de réglementer le statut des indigènes, mais ces textes sont très souvent contradictoires. Ces écrits, qui ne s entendent pas sur le sort qu il faut réserver aux Indiens, n ont aucune efficacité et les guerres de conquête se poursuivent. Le coût humain de la conquête est énorme : en 1500, la population des Amériques est de 80 millions ; elle n est plus que de 10 millions en 1550! Le fiasco humain de la conquête apparaît comme une tache noire sur le Siècle d or espagnol. En avril 1550, le roi Charles Quint décide donc d arrêter provisoirement les expéditions. À ce moment, ni le statut (égaux ou inégaux), ni le sort (esclaves ou hommes libres) des Indiens n a été tranché. Cela va être l objet de la controverse de Valladolid. Les forces en présence Le chanoine de Cordoue, Gines de Sépulvéda, illustre helléniste et spécialiste d Aristote, publie à Rome un ouvrage intitulé Democrates alter, sive de justis belli causis, dans lequel il explique pourquoi les guerres menées dans les terres nouvelles contre les Indiens sont justes. Lorsqu il veut publier son livre en Espagne, il se heurte à l opposition des dominicains des deux grandes universités de Alcalá et de Salamanque. C est le prétexte à un débat, au cours duquel Sépulvéda va défendre son ouvrage face au frère dominicain Bartolomé de Las Casas, favorable à La Controverse de Valladolid 3
un traitement humain pour les Indiens, sous l arbitrage du légat du pape, Salvatore Roncieri. La controverse et ses suites Les deux hommes se livrent à une joute verbale, une dispute, pendant plusieurs jours, mais finalement aucune décision n est prise. On peut cependant penser que Las Casas a convaincu son auditoire puisque Sépulvéda n obtient pas le droit de publier son livre en Espagne. Le rôle historique de la controverse est donc insignifiant, contrairement à ce qu indique la relation de Jean-Claude Carrière. La mise en scène d une dispute (Voir p. 11-14, pour une présentation plus détaillée.) La dispute est un exercice oratoire, nécessairement très statique puisqu il est paroles plus qu actions. D où le danger encouru par le dramaturge : celui de lasser le spectateur. Comment faire agir autour de l argumentation? Le théâtre, ou l esthétique de la concentration Le légat prononce une phrase qui résume à elle seule la problématique de l écriture théâtrale : «Le temps nous est [...] compté»(p. 86). Comment en effet passer d un récit, celui écrit par Jean-Claude Carrière en 1992, fouillé, documenté de près de deux cents pages, à une pièce de théâtre dont la représentation ne peut guère excéder trois heures et qui doit sans cesse soutenir l intérêt du spectateur? De la version récit à la version théâtre, Jean-Claude Carrière a donc dû élaguer : le temps, les lieux, les personnages, l intrigue même, sont resserrés. Le crescendo dramaturgique De plus, Jean-Claude Carrière parvient à dramatiser la dispute en lui donnant la forme d un procès (plaidoiries, verdict...). Le légat joue, dans ce procès, le rôle du président du tribunal : il oriente les débats, distribue la parole, décide des suspensions de séance et rend le verdict. Grâce à cette structure, le spectateur est invité à peser les arguments des deux camps, à prendre parti ; il attend impatiemment le verdict. 4 La littérature engagée
De rebondissements en surprises Pour animer les débats et vaincre le statisme de la dispute, la pièce multiplie aussi les rebondissements, «surprise [s]» et «coup [s] de théâtre» (p. 66 et 86-87). Au discours théorique, qui domine la première partie de la pièce, succèdent des manipulations d objets, des expériences, sources du spectaculaire. III. Proposition de séquence Composition de la séquence A. Cours Présentation du contexte historique (voir supra et p. 6-11). Le premier exposé de Las Casas, p. 30-33 (l efficacité du discours argumentatif). Le premier exposé de Sépulvéda, p. 47-50 (l art de convaincre et l art de persuader). La statue indienne, p. 59-61 (l efficacité dramaturgique de la scène). Le sacrifice du fils, p. 76-80 (le pathétique au service de l argumentation). Le dénouement, p. 99-104 (un dénouement ambigu). B. Travail d écriture et exercice oral Plusieurs travaux d écriture sont proposés dans le dossier «L altérité : pistes de lecture», p. 111-119. Débat oral sur la beauté d une œuvre d art apportée par un élève : mise en évidence du relativisme de la notion de «beau» (voir explication sur la statue indienne). Débat oral sur l efficacité respective des argumentations de Las Casas et de Sépulvéda. La Controverse de Valladolid 5
Séance n o 1:présentation du contexte historique Voir supra et p. 6-11. Séance n o 2 : le premier exposé de Las Casas Objectif Support S interroger sur l efficacité du discours argumentatif de Las Casas. p. 30-33, de «Oui, tout ce que j ai vu...» à «Vous me comprenez?». Des portraits antithétiques Dressez le portrait des Espagnols et celui des Indiens selon Las Casas. Commentez. Espagnols Indiens 1. Cruauté et sadisme. 1. Vulnérabilité. 2. Contradiction entre le 2. Naïveté, crédulité. comportement et les principes chrétiens. 3. Pacifisme. L art de persuader Relevez les procédés qui rendent le discours efficace. Questions oratoires. Discours narratif qui oscille entre pathétique et réalisme. Caractère indicible de l horreur. Commentez la phrase : «J ai vu des cruautés si grandes qu on n oserait pas les imaginer.» Un plaidoyer efficace? Un être passionné Relevez les marques de l emportement dans le discours de Las Casas. 6 La littérature engagée
Longueur du discours. Ponctuation expressive. Ton de la voix. Animation scénique. Faire relire un passage et faire écouter le rythme. Les failles de l emportement L exagération (récurrence des hyperboles). Le glissement de l expérience personnelle («je») à la rumeur («on»). «Raconter beaucoup, réfléchir peu». Montrer que Las Casas s est contenté d accumuler des exemples de la cruauté espagnole et qu il a dévié de la question initiale. Commentaire de «Comme un fou». => Cet emportement tend à discréditer le discours. Conclusion Débat oral : le discours de Las Casas vous semble-t-il efficace? Séance n o 3 : le premier exposé de Sépulvéda Objectif Support Cerner la distinction entre convaincre et persuader. p. 47-50, de «Tous les peuples...» à «la vraie religion!». L art de convaincre Thèse Identifiez la thèse de Sépulvéda. «Non seulement il est juste mais il est nécessaire de soumettre leur corps à l esclavage et leurs esprits à la vraie religion.» Arguments Identifiez les arguments de Sépulvéda. Les Indiens sont ignorés de Dieu (absence de traces d évangélisation ; facilité de la victoire des Espagnols ; maladie ; soumission rapide). Ils sont monstrueux (idolâtres, sodomites, cannibales). La Controverse de Valladolid 7
Un raisonnement logique Abondance de connecteurs logiques. => Maîtrise de l art de convaincre. Opposition entre Las Casas, qui appuyait son discours sur l expérience et les sentiments, et Sépulvéda, le lettré, qui sait argumenter. L agôn verbal L art de persuader Identifiez les procédés rhétoriques de la persuasion qu emploie Sépulvéda. Questions rhétoriques. Première personne du pluriel inclusive et impératif. Arguments d autorité. Le registre polémique Quel est le ton du dialogue? Le dialogue est violent, véhément. Mise en accusation d un «vous» discrédité. Ponctuation expressive. Montée de la tension au cours de l affrontement. Étudiez les didascalies («Un doigt tendu vers Las Casas» ; «s adresse toujours directement à Las Casas») ; relevez les termes qu emploie Sépulvéda pour qualifier les opinions de son adversaire (accusation de mensonge, de folie, de crédulité). Relire «Comment osez-vous les exclure de la promesse?... grand temple de Mexico». Commentez le rythme. => Tension extrême, joute verbale entre les deux hommes. Conclusion Las Casas est dans la passion, l excès, l expérience personnelle. Sépulvéda est davantage du côté de la raison, de la logique. Débat oral : lequel de ces deux modes d argumentation vous paraît le plus efficace? 8 La littérature engagée
Séance n o 4 : la statue indienne Objectif Support Fonctions dramaturgique et argumentative de l objet théâtral. p. 59-61, de «Pour que cependant...» à «avant de nous séparer». Introduction Quelle rupture cet épisode introduit-il dans la pièce? Il est de nature plus spectaculaire. Est-ce une pause dans l argumentation, une animation gratuite ou la poursuite de l argumentation? La fonction dramaturgique Situez l épisode dans l économie générale de la pièce. Il figure juste avant la première pause. Il faut attiser l attention du spectateur. Étudiez les procédés d animation scénique. Le spectaculaire Coup de théâtre. Participation du spectateur : invité à regarder et à juger. Mouvement scénique (abondance des didascalies). Un objet au centre de la scène, et non des paroles ou des documents. => Scène vivante. L effet d annonce Relevez les indices qui annoncent le deuxième acte. Déduisezen une nouvelle fonction dramaturgique de l épisode. Serviteur noir, marche bancale, arrivée des Indiens. => Scène qui prépare la suite de l action. La fonction argumentative Commentez l usage des guillemets dans la réplique «pour que cependant vous puissiez vous faire une idée de leur art». La Controverse de Valladolid 9
Comment les personnages continuent-ils à défendre leur point de vue? Les partis en présence Sépulvéda, le légat et le supérieur. Identifiez la thèse. La sculpture est laide donc les indigènes n ont pas l idée du beau : ce sont des êtres inférieurs. => Ethnocentrisme qui permet à Sépulvéda d étayer sa thèse. Las Casas Identifiez sa thèse. Les Indiens sont de véritables artistes. => Partisan d un relativisme culturel. La victoire de Sépulvéda Qui l emporte? Relevez les signes de la victoire. Sépulvéda l emporte. Il parle le plus souvent. La réplique de Las Casas est désordonnée. Le légat coupe la parole à Las Casas. Conclusion Épisode qui remplit une double fonction : animer la scène et réitérer les thèses des personnages. Séance n o 5 : le sacrifice du fils Objectif Support Étudier l efficacité dramaturgique de la scène. p. 76-80, de «Est-ce qu ils sont sensibles à la douleur?» à «un moment de calme et de silence». Introduction Commentez le rapport didascalies-texte. Abondance des didascalies : c est un épisode d action, dynamique. Un épisode dramatique Un spectateur témoin Quelles sont les différentes étapes de la scène? 10 La littérature engagée
De «Est-ce qu ils sont sensibles...» à la l. 1359 : la préparation de l expérience orchestrée par le légat. De «L homme tire son épée»àla l. 1399 : l apogée dela scène, l expérience elle-même. De «Le cardinal s adresse à Las Casas» à la l. 1458 : l interprétation de ce qui a été observé. => Une scène efficace car elle présente l expérience au spectateur lui-même. Une scène pathétique Relevez les indices du pathétique. Violence physique et violence morale. Interventions de Las Casas, double du spectateur. => Double efficacité de la scène : efficacité dramaturgique et efficacité émotionnelle. La divergence de points de vue Deux thèses qui s affrontent Identifiez les thèses en présence. Sépulvéda : l expérience révèle que les Indiens sont comme des bêtes, et non comme des hommes. Las Casas : l expérience révèle que les Indiens se comportent comme des hommes sensibles, exactement comme les Espagnols. => Deux postures face à l altérité : identification et respect ; différence et rejet. Deux états d esprit Commentez la réplique «monsieur le professeur, vous risquez-vous parfois hors de votre bibliothèque?». Quelle est par opposition la source du savoir pour Las Casas? Savoir livresque vs. expérience. La victoire de Las Casas Qui l emporte? Las Casas l emporte. «C est au tour de Sépulvéda de ne pas répondre.» Interruption de l expérience par le légat. Ampleur du discours de Las Casas. La Controverse de Valladolid 11
=> Scène clé dans l évolution des rapports de force. C est Las Casas désormais qui prend le dessus. Conclusion Une scène spectaculaire et efficace, qui fait avancer l action (victoire de Las Casas). Séance n o 6 : le dénouement Objectif Support Étudier l ambiguïté du dénouement. p. 99-104, de «Mes chers frères» à la fin. Les effets de clôture En quoi ce dénouement offre-t-il une conclusion au débat? Le légat répond à la question initiale (p. 24) et donne raison à Las Casas. Réfutation des thèses adverses. => Dénouement qui remplit sa fonction traditionnelle de clôture. Un dénouement paradoxal Rebondissement Identifiez le rebondissement. Le débat est relancé par la réplique «j ai une idée à vous soumettre», p. 100 (noter la didascalie «tout à coup» et l exclamation «éminence!» qui insiste sur la fébrilité du supérieur). On passe du problème de la colonisation au problème de l esclavage. => Remise en cause du principe de clôture propre au dénouement La redistribution des rôles Las Casas Étudiez l évolution des sentiments de Las Casas dans le passage. Du statut de vainqueur, il passe au statut de vaincu. Le supérieur Quel est le rôle du supérieur dans ce coup de théâtre? 12 La littérature engagée
C est l instigateur. Il prend tout à coup une importance dramaturgique nouvelle. Le légat Comparez la décision rendue par le légat à propos des Indiens et celle rendue sur les Africains. La première est réfléchie («est-ce que je vous donne un instant l impression de ne pas avoir réfléchi?», «croyez-vous que je n ai pas mesuré ma charge, que je n ai pas prié pendant des nuits entières?», p. 100). La seconde est hâtive («une dizaine de secondes», «instant», p. 100), suggérée par le supérieur, luimême influencé par le colon. Quel est désormais le sentiment du spectateur pour le légat? Ce personnage sympathique qui écoutait et se montrait humain devient un personnage antipathique : il n écoute plus, il coupe la parole à Las Casas et à Sépulvéda ; il ne mesure plus la portée de ses actes (codicille vs. la décision sur les Indiens) ; il ne peut accepter la différence ; il se laisse toucher par des intérêts économiques. Sépulvéda Faire relire le passage de «l Église ne s y opposerait pas?» jusqu à «des guerres». Faire réfléchir sur l apparent revirement du personnage. A-t-il été touché par les arguments de Las Casas qui invite à accepter l autre comme un égal? Est-il ironique? Met-il en cause le caractère hâtif de la décision du légat? => Les personnages prennent une dimension nouvelle dans cette seconde partie du dénouement. Ce dénouement, qui apparaît comme non nécessaire, éveille l attention du spectateur et rappelle que l acceptation de l autre n est pas une évidence. Conclusion Dénouement surprenant, qui repose sur une tension entre clôture et ouverture. Anne CASSOU-NOGUÈS & Marie-Aude DE LANGENHAGEN.