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Transcription:

1 C était au tout début du printemps. Vers la fin mars, je crois. Un printemps mou, indécis, qui refusait de se débarrasser des vieilles peaux glacées et usées de l hiver. J avançais dans cette ville d un pas lent, las, mû par aucune énergie particulière sinon celle d un désenchantement étrange qui ne devait rien au désespoir ni aux profondes inquiétudes qui vous clouent sur une chaise ou dans un lit, et vous enjoignent de ne plus rien faire, d attendre la mort ou de la rechercher. Dire que j étais bien serait donc exagéré. J étais. Ce qui, pour moi, n était déjà pas si mal. J avançais ; j avançais dans cette ville où j avais choisi de me rendre par un samedi après-midi pluvieux. J avais choisi et cela ne m était pas arrivé depuis longtemps. Mon existence venait de connaître une brisure banale. Un divorce après plus de vingt ans de vie commune. Je ressentais cela à la fois comme une terrible déchirure et un soulagement, puisque confusément j étais conscient que quelque chose de nouveau m attendait. Voilà pourquoi je marchais rue Émile-Zola, après avoir laissé ma voiture en face du Gentil Chef, un 9

restaurant réputé dans les années 1970, mais qui aujourd hui ne l était plus. La vitrine n était plus ornée de l immense aquarium-vivier où des truites nerveuses se battaient contre des bulles artificielles ; la peinture de la façade, que j avais connue d un gris perle étincelant, n était plus que couleur de lait sale. J avais découvert l établissement grâce au rédacteur en chef du journal pour lequel j officiais alors. Ce petit homme désabusé, sympathisant du MRP, s était égaré dans un après-1968 insolent et festif. Ancien grand reporter sur le conflit algérien, échoué, on ne savait pourquoi, dans cette publication sans lustre, il souhaitait sûrement sonder mes idées politiques après m avoir gavé de lourds bourgognes et de cuisses de grenouille trop huilées et trop aillées, et avoir fumé plusieurs gros cigares qui me donnaient envie de vomir. Il était déçu. La politique, je n y pensais guère ; je ne pensais qu à elle, à cette jeune fille brune, vive et pétillante, qui quelques mois plus tard deviendrait ma femme et vingt ans plus tard finirait par me quitter. Le divorce était dans l air du temps. Il fallait être moderne et je ne l étais point, ne le serais sans doute jamais. J avais bien tenté de me débattre, carpe apeurée sur l herbe d une rive hostile. Mes bonds de révolte n avaient servi à rien, et je m étais laissé plonger dans l eau tiédasse d un vivier presque rassurant. Au travers des mailles, j entrevoyais une existence autre et des algues ondoyantes et rigolotes. Je m étais laissé prendre ; j étais bien. Je marchais. Je marchais donc rue Émile-Zola et me dirigeais vers cette librairie du centre-ville qui avait eu la bonté de m accueillir quelques heures pour que j appose dix 10

mots sympathiques sur la page de garde de mon dernier livre. La libraire me fit asseoir devant une petite table entourée de monceaux de romans qui n étaient pas de mon fait, les miens formant un petit tas plus modeste que ceux constitués par mes concurrents contemporains. Comme elle me demanda comment j allais et où j en étais, je lui répondis que j allais lentement et droit devant. Elle éteignit notre conversation par un sourire doux et complice. Elle avait dû être mise au courant de mon récent divorce. Les nouvelles vont si vite dans nos lointaines provinces. * Nombreux, les clients de la librairie passaient devant moi les bras chargés de bandes dessinées, de guides de voyages et d ouvrages ésotériques. Mais peu s arrêtaient. Les rares qui osèrent le faire s attardaient sur la quatrième de couverture et repartaient, l air gêné de ne pas avoir consenti à l achat. En fin d après-midi, un couple de quinquagénaires me réclama une signature. Nous engageâmes la conversation. Ils résidaient dans un village situé à une quinzaine de kilomètres de la ville ; cette ville où j avais étudié et vécu vingt-cinq ans auparavant. Dans ce village habitait Clara que j avais connue et aimée. Qu était-elle devenue? Je revoyais la maison de maître de ses parents, un presque château entouré d un parc arboré dans lequel serpentaient, lentes et noirâtres, les eaux d un bras décharné de la jeune Oise. 11

Le couple, justement, connaissait les parents de Clara. L homme m apprit qu ils vivaient toujours là-bas, dans leur belle maison. Ils y sont restés malgré le malheur. Le malheur? Une de leurs filles, morte en 1985. Mon cœur palpita. Les enfants, filles et garçons, étaient nombreux au sein de cette famille de la haute bourgeoisie certainement catholique. J hésitai un instant, avant de leur demander le prénom. Clara, l aînée, dit l homme. Je pâlis. Ça n a pas l air d aller, s inquiéta-t-il. Vous la connaissiez bien? Cet homme court et un peu gras, corseté dans un costume grisonnant d une marque vieillissante, n osait plus me regarder dans les yeux. Lui et son épouse aux cheveux décolorés en roux, je les haïs instantanément. Je déteste les porteurs de mauvaises nouvelles. Nous échangeâmes encore quelques mots. Des banalités qui n avaient d autre but que d éteindre l émotion et la gêne. Je leur tendis le livre dédicacé et les regardai s éloigner vers la caisse. La soirée se délitait. À travers la vitrine, j apercevais la lumière qui déjà déclinait. Il pleuvait légèrement. Je pensais à Clara. Clara, que j avais aimée au début des années 1970.

2 Vers 19 heures, je saluai la libraire. Faites attention à vous, dit-elle en me serrant la main. Des gouttes de pluie très fines commençaient à s agglutiner sur son front laiteux. En y regardant de plus près, j étais persuadé que la lumière déclinante reconstituait à travers elles les couleurs de l arc-en-ciel. Avant de prendre congé, je lui demandai si elle avait connu Clara, «la fille de» Clara? Bien sûr. Lycéenne, elle était cliente de la librairie. Lorsqu elle habitait Paris et revenait ici, elle passait souvent le samedi après-midi. Elle lisait beaucoup. Surtout des livres de poche. J imaginais Clara farfouillant dans les rayons à la recherche des livres de Brautigan, de Bukowski, de Kerouac ou de Burroughs, plissant son regard de myope derrière ses lunettes rondes avant de lire un passage et de faire son choix. Même la libraire était au courant. Tout le monde était au courant de la disparition de Clara. Sauf moi. En repartant, une averse me contraignit à ouvrir mon parapluie. Le ciel était noir ; il faisait 13

presque nuit. Je me mis à marcher dans la ville sans but précis. * En sortant de la librairie, j empruntai la rue Victor- Basch et contemplai la façade du Bar du Palais qui avait changé de nom. Le Bar du Palais? Y venait-elle, Clara, au Bar du Palais? Je n en étais plus sûr. Elle avait dû y suivre mon copain Pierrot qui me l avait fait connaître. Pierrot fréquentait à peu près tous les bars de la ville. Quand je fis sa connaissance en classe de seconde, au lycée Henri-Martin, il avait jeté son dévolu sur ce bistrot où venait se désaltérer une clientèle bigarrée, tonitruante, terriblement française, presque gauloise. Pierrot m y avait entraîné à plusieurs reprises et présenté Radier, de la CRS 21, un blond au regard clair, sans âge, à la peau grêlée, qui fumait des gitanes en sirotant son demi pression de Mützig. Il riait, puis gesticulait lorsque Pierrot, farceur, lui cachait son écharpe ou son trousseau de clés, mais ses yeux recelaient en permanence une lueur lugubre comme ceux d un clown triste. Radier m intriguait. Le fait qu il fût CRS ne me dérangeait pas ; cela constituait une faute grave auprès de mes camarades gauchistes qui me jugeaient réactionnaire : je n avais rien contre. Je parlais à Radier, buvais avec lui, acceptais les gitanes qu il me tendait d un geste las. La petite ville cheminote et souvent communiste dont je venais m avait inculqué certaines valeurs que les fils de bourgeois, de quincailliers ou de professeurs sociaux-démocrates embrigadés dès le début des seventies au PSU ne pouvaient 14

comprendre. Ma gauche à moi était jacobine, patriote, populaire, très moyennement internationaliste et, à cause de l Allemagne, se méfiait de l Europe. Radier devait ressentir tout ça. Pourtant, je l étonnais, moi, vieil adolescent bouclé comme Dominique Rocheteau, parfois porteur d un béret d éleveur de chèvres et d une veste usée de velours ocre qui avait appartenu à mon grand-père Alfred, ancien poilu, cheminot comme mon père, panoplie indispensable à une jeunesse de l après-1968 qui avait perdu bon nombre de ses repères. Et de ses pères. Ce fut en dépassant le Bar du Palais qu un souvenir me revint : devant le zinc et en compagnie de Pierrot, Radier se renseignait sur Clara ; il la trouvait jolie et à son goût. Appétissante, disait-il. Le pauvre n avait aucune chance auprès de cette apprentie hippie. C était un matin d hiver ; il avait neigé. Des flocons doux et mous se cognaient contre la vitrine et fondaient presque aussitôt. Nous étions quatre, avec le patron, dans le bistrot. Clara n était pas là, bien sûr. Et j étais certain, maintenant, de ne l avoir jamais rencontrée au Bar du Palais, elle qui, pourtant, connaissait fort bien Pierrot et passait souvent dans le secteur pour se rendre à La Foi, institution catholique de la rue de l Évêché qui accueillait sa turbulente scolarité en dents de scie lorsque je fis sa connaissance. Radier fumait, accoudé au comptoir, expulsant loin dans l air déjà vicié la fumée de sa gitane. Il regardait à travers la vitrine. Clara était passée, vêtue d un manteau en peau de chèvre retournée ; sa longue écharpe de grosse laine traînait presque dans le caniveau. Il faisait froid ; elle semblait perdue, plissant les yeux. À la fois émouvante, fragile, déterminée et élégante, elle 15

était une grande fille urbaine dont la personnalité dispensait toute une culture. Une jeune bourgeoise qui avait choisi de s habiller en fille de pauvre. Cette dissimulation me fascinait. Bien que je n eusse pas encore fait sa connaissance, elle incarnait pour moi la jeune Parisienne du Quartier latin, libre, loin des convenances provinciales étriquées. Je ne savais comment l aborder. Je me la taperais bien, fit Radier. Et toi, tu ne te la taperais pas, Antoine? Il m interrogeait du regard avec ses gros yeux bleus, très clairs, qui s agitaient de manière inquiétante au milieu des orbites. * Les images remontaient. Les souvenirs. J avançais rue Victor-Basch sans avoir pour autant le courage de parvenir jusqu à mon ancien lycée. Pas le courage d affronter les images, les autres images que cette confrontation allait inévitablement générer. Bien que n ayant pas, comme moi, fréquenté l établissement, Clara m y rejoignait souvent. Je n avais pas envie de me faire mal, de rouvrir des plaies que je croyais cicatrisées. Il avait suffi d une séance de dédicaces, d une rencontre avec ce couple étrange. La nuit était tombée et il ne pleuvait plus. Je bifurquai vers le temple protestant, hésitai à remonter vers la rue Émile-Zola pour rentrer chez moi. Quelque chose me poussait à m évader du présent, à me replonger dans ces années lointaines. Celles de Clara. Je décidai de téléphoner à Pierrot que je n avais plus revu depuis des mois. Il sembla ravi de m entendre. 16

Il faisait nuit lorsque je frappai à sa porte, vingt minutes plus tard. J aperçus l ombre des entrepôts de la société de son père. Adolescent, nous nous y rendions parfois. Il y régnait un froid sibérien. Pierrot était un type épatant. Nous commençâmes par quatre ou cinq pastis avant d attaquer la pizza. L intérieur de la maison n avait pas changé. Le même fauteuil de vieux cuir ; la même chaîne hi-fi Akai sur laquelle nous écoutions en boucle Atom Heart Mother de Pink Floyd, Quadrophenia des Who et Exotic Birds and Fruits de Procol Harum. Il déboucha deux bouteilles d un vieux bordeaux. Nous étions heureux de nous revoir. Des images défilaient dans ma tête ; les mêmes devaient passer dans la sienne. Je me souvenais de ce dimanche après-midi de l automne 1972. Ses parents n étaient pas là. Edwige et Britt, deux copines du lycée, nous avaient rejoints. Pierrot et moi avions foncé jusqu à l épicerie Druard où nous avions acheté deux bouteilles de passe-toutgrains. Je me souviens encore du goût du gamay sur leurs lèvres. Nous étions parvenus à les entraîner au premier étage, dans les chambres. Edwige était la fille d un artisan menuisier. Britt fumait des gitanes sans filtre qu elle tenait entre le pouce et d index. Sa peau était d une douceur enfantine. Sa voix grave expulsait dans l air de longues phrases rares et mélancoliques qui se terminaient souvent par un sourire fade. Comme si tout cela allait passer et, au fond, n avait aucune importance. Parfois, son regard s égarait vers un lointain que nos yeux d adolescents ne pouvaient apercevoir. Il nous manquait quelques années de vie ; nous étions des chiens fous. Britt était déjà presque une 17

dame. Sa gravité provenait sans doute du fait qu elle avait perdu son père. Celui-ci s était noyé en baie de Somme au tout début des années 1970. Au côté de Pierrot, je repensais au goût du gamay ; je revoyais les étiquettes ocre des deux bouteilles. Je revoyais la couleur du ciel bas et triste de ce dimanche après-midi. Procol Harum et les Pink Floyd devaient chanter leurs romances colorées dans les enceintes de la chaîne Akai. Nous étions bien, et ne le savions pas aussi fortement qu aujourd hui. Elle a rejoint sa copine Katia. Tu te souviens de la boum, chez Clara? Katia y était aussi, je crois Pierrot remplit nos verres en tremblant un peu. Puis il se mit à parler de nous, hier, avant-hier, au fin fond de notre adolescence. Toutes ces années folles ; ces années mortes.