Dieu qui conteste le monde



Documents pareils
«Si quelqu un veut venir après moi qu il renonce à lui-même, qu il se charge chaque jour de sa croix et qu il me suive» Luc 9 : 23.

Comment saint Paul concevait sa mission de prédicateur par le diacre Jean-Paul Lefebvre - Filleau

«POUR NOUS IL L A FAIT PÉCHÉ» Sur II Corinthiens V, 20 - VI, 2

UN CERTAIN ÉVANGILE SOCIAL

En la fête de l Assomption de la Vierge Marie, Homélie pour une profession perpétuelle 1

Cela lui fut imputé à justice. Lecture de l épître de Saint-Paul aux Romains, chapitre 3, versets 27 à 31 et chapitre 4 versets 1 à 25 :

Que fait l Église pour le monde?

VIVRE ET MARCHER SELON L ESPRIT

Tétanisés par la spirale de la violence? Non!

Mais revenons à ces deux textes du sermon sur la montagne dans l évangile de Matthieu.

AUJOURD HUI SI VOUS ENTENDEZ SA VOIX. «7 Aujourd hui, si vous entendez ma voix, n endurcissez pas vos cœurs.» (Hébreux 4, 7)

QUATRIÈME OBJECTIF: VOUS AVEZ ÉTÉ CONÇU POUR SERVIR DIEU

13 Quelle est l église du Nouveau Testament?

27 janvier 2015 Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l Humanité

Le Baptême des petits enfants en 25 questions

Suis-je toujours le même?

Qui sont aujourd hui Juda et les fils d Israël et qui sont aujourd hui Joseph, Ephraïm et toute la maison d Israël?

«Esclave du Christ» Sa signification dans le Nouveau Testament

Emmanuel, Dieu avec nous

Je viens vous préparer à cet évènement : L illumination des consciences

LE MEILLEUR CHEMIN (The Better Way) FERME DANS LA FOI (Steadfast in the Faith)

DIEU : CET INCONNU. «29 Terre, terre, terre, écoute la Parole de l Éternel.» (Jérémie 22, 29)

El Tres de Mayo, GOYA

Pourquoi Jésus vint-il sur la terre?

Jésus est au centre de l Église (Matt )

ÉVANGILE ET JUDAÏTÉ : L APPORT DE L ÉPÎTRE AUX HÉBREUX

QUI EST JÉSUS-CHRIST? Verset à mémoriser «Et pour vous, leur dit-il, qui suis-je? Pierre répondit : Le Christ de Dieu» (Lc 9,20)

REPUBLIQUE ET FAIT RELIGIEUX DEPUIS 1880

OLIVIER BOBINEAU : L APPROCHE SOCIOLOGIQUE DES RELIGIONS

Comment chercher des passages dans la Bible à partir de références bibliques?

I. FAIR-PLAY, D OÙ VIENS-TU? QUI ES-TU?

Communauté de travail des Églises chrétiennes en Suisse CTEC: Signature de la déclaration relative à la reconnaissance mutuelle du baptême

Un atelier philo pour se reconnaitre hommes et femmes

Le monde a besoin de paix en Palestine

La plupart pensent que Joseph est décédé peu avant le début du ministère public de Christ.

DÉVELOPPER DES GROUPES DE MAISON QUI S ÉDIFIENT ET SE REPRODUISENT

COMMENT DÉCOUVRIR SA VOCATION

Cet homme était vraiment le Fils de Dieu. (Marc 15:33 à 41) (Sermon prêché par Mario Veilleux dans l ECRB le dimanche 25 mars 2012)

Qu est-ce qu une problématique?

La loi permet-elle d'avoir la victoire sur le péché?

RESSOURCEMENT SUR MESURE

I) La politique nazie d extermination

Dieu abandonne-t-il celui qui est tombé?

Nous avons besoin de passeurs

THEME 2 : MONDE ANTIQUE

«Longtemps, j ai pris ma plume pour une épée : à présent, je connais notre impuissance.»

Quelques exemples de croyants célibataires

Ne vas pas en enfer!

JUNIOR ESSEC CONSEIL NATIONAL DU NUMÉRIQUE. Compte-rendu de l atelier 5 : Souveraineté numérique

La Neuvaine de l'assomption

LE CEP ET LES SARMENTS 15:1-27 LEÇON

Institut Informatique de gestion. Communication en situation de crise

Année internationale de la jeunesse. 12 août août asdf. Dialogue et compréhension mutuelle. Nations Unies

Christ et sa justice

CHANT AVEC TOI NOUS IRONS AU DÉSERT (G 229)

Faut-il tout démontrer?

LA MAISON DE LA FOI au moment voulu, envers tous, et surtout habitants de la foi la moitié toute lassons surtout envers les frères en la foi.

Dieu en mouvement L avenir de l Église à la lumière de la Parole*

Allocution d ouverture M. Philippe Boillat, Directeur général, Direction générale Droits de l'homme et Etat de droit, Conseil de l'europe

Le don pour la mission ou pour l Église

Chapitre Dix-sept. Les Dons Spirituels

Correction sujet type bac p224

Le Chrétien qui porte du fruit

Assises de l Enseignement Catholique Intervention de Paul MALARTRE Paris Cité des Sciences de La Villette 8 juin 2007

Le Baptême de notre enfant

QUELQUES LIENS ENTRE L ANCIEN ET LE NOUVEAU TESTAMENT

La sphère d autorité se circonscrit au type de relation sur lequel elle se fonde

JE VOUS DONNE MA PAIX

Charte de la laïcité à l École Charte commentée

AZ A^kgZi Yj 8^idnZc

Les hommes, les femmes et les enfants travaillent entre 14 et 17 heures par jour.

LA RECONNAISSANCE AU TRAVAIL: DES PRATIQUES À VISAGE HUMAIN

programme connect Mars 2015 ICF-Léman

Du 6 au 14 août Neuvaine de préparation à la fête de l Assomption

Déclaration universelle des droits de l'homme

DÉCLARATION UNIVERSELLE DES DROITS DE L'HOMME ONU - 10 Décembre Texte intégral

CORRIGE DU LIVRET THEMATIQUE NIVEAU 3 ème

Extrait de l'ouvrage Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. éditions A.Pedone EAN AVANT-PROPOS

Initiation à la méditation des Ecritures 1

LA LETTRE D UN COACH

Le package bibleref-french

TROISIEME PARTIE LA FRANCE DE 1945 A NOS JOURS. Bilan et mémoires de la seconde guerre mondiale

HARCÈLEMENT CRIMINEL. Poursuivre quelqu un, ce n est pas l aimer!

L univers vivant De la cellule à l être humain

HISTORIQUE DES SOINS PALLIATIFS ET ENJEUX POUR LE FUTUR

L'Eglise est-elle le nouvel Israël?

Convention sur la réduction des cas d apatridie

Psaume 13 : «Jusqu à quand, Seigneur?»

Des persécutions à l édit de Milan

Il y a un seul Corps et un seul Esprit et l Unité de l Esprit

ÉGLISE INFLUENTE OU INFLUENCÉE?

Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones

Où et quand cette photo a-t-elle été prise? Comment le devinez-vous?

Le guide. pour tout comprendre. Agence relevant du ministère de la santé

Les ministères dans l église Ephésiens

LA VÉRITÉ SUR LA JUSTIFICATION PAR LA FOI?

Les sacrements dans la vie de l Église

Sacerdoce commun et vie consacrée 1

Transcription:

Dieu qui conteste le monde Élian Cuvillier 1 Co 1,18-25 Ap 19,1b-2 C est donc au nom d'un événement fondateur - le Christ crucifié - agneau immolé (Ap 5,4) comme envoyé de Dieu pour juger le monde - que l Apocalypse déploie ce qu il faut bien appeler une attitude de résistance. Jean s élève contre la logique du monde et contre le César qui prétend qualifier l existence de tout être humain. La confession de foi est donc ici un acte politique. Les écrits du Nouveau Testament ont été rédigés entre 50 et 100 de notre ère. Aux deux extrémités de cette période, Paul de Tarse et Jean de Patmos proposent deux figures de Dieu qui, par-delà leurs différences, ont un point en commun : l image d un Dieu qui conteste le monde et ses valeurs, d un Dieu en «rupture». Cette rupture, loin d être une fin de non-recevoir des attentes des hommes, s offre, paradoxalement, comme espérance du croyant. Le Dieu de Paul (1 Co 1,18-25) La parole de la croix, une folie Dans la première épitre aux Corinthiens, écrite entre 52 et 54 de notre ère, Paul est confronté aux tensions identitaires qui se font jour au sein de l Église de Corinthe (1 C0 1,11 : «Il y a des discordes parmi vous»). Chaque groupe en présence se réfère en effet à une figure fondatrice qui donne une orientation particulière à l expression de la foi : Paul, Apollos, Pierre et Christ (1 Co 1,12). On distingue parfois, derrière ces noms, quatre tendances dont on essaie de reconstituer les convictions par une analyse serrée de la correspondance corinthienne. Mais tout ceci reste très hypothétique. En fait, Paul va justement choisir de se situer en dehors de tout débat idéologique partisan. Il va même prendre de la distance par rapport à son propre langage (celui de la justification par la foi tel qu on le trouve en Galates, Philippiens ou Romains). Pour ce faire, il va créer un langage nouveau, hors capture identitaire, relativisant ainsi les appartenances «confessionnelles». Pour Paul, l unité de la communauté ne' peut trouver son fondement sur une identité confessionnelle ou sur un rite d appartenance, fut-il administré par un responsable éminent (1 Co 1,13-16). Sur quoi se fonde alors1 unité de la communauté qui puisse transcender les appartenances identitaires? La suite du passage (v. 18-25) nous offre la réponse : «18 En effet, la parole de la croix est une folie pour ceux qui périssent ; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est puissance de Dieu. 19 Car il est écrit : je détruirai la sagesse des sages et j anéantirai l intelligence des intelligents. 2 Où est le sage? Où est le théologien? Où est le raisonneur de ce siècle? Dieu n a-t-il pas rendu folle la sagesse du monde? 21 Car puisque le monde, par la sagesse, n a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. 22 Les juifs demandent des signes et les Grecs cherchent la sagesse, 23 nous nous prêchons Christ crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, 24 mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. 25 Parce que la folie de Dieu est plus sage que la sagesse des hommes et la faiblesse de Dieu est plus forte que la force des hommes» (l Co 1,18-25). La croix du Christ est le contenu de l Évangile ; dit autrement : l Évangile est la parole de la croix. Cette parole est une «folie». Le terme de folie n est pas à comprendre ici comme délire mental mais comme non-sens ; c est-à-dire provocation, puisque la croix proclame en effet la puissance de Dieu là ou la sagesse humaine ne peut percevoir que l impuissance et l échec. Non-sens ne veut pas dire incohérence c est en effet un non-sens délibéré, voulu par Dieu.

Ceux qui sont sauvés par la croix reconnaissent que c est par cette «folie» qu ils sont sauvés. La parole de la Croix est folie parce qu elle annonce que Dieu se rend présent aux hommes pour les sauver là où ils sont incapables de le percevoir : la parole de la croix proclame, sur Dieu, le contraire de ce que l homme conçoit et comprend de lui! La croix s élève donc contre la sagesse humaine (v. 19), à comprendre ici comme tout mouvement philosophique ou religieux par lequel l homme tente d accéder à Dieu, et par là, de se sauver lui-même, de se poser comme son propre fondement. Paul utilise ici une citation d'és 29,14 («Je détruirai la sagesse des sages, j anéantirai l intelligence des intelligents») qui proclame, à l origine, la condamnation contre les savants d Israël. Car, loin de mener à Dieu, la sagesse des hommes porte atteinte à sa souveraineté. Elle fait de Dieu la figure des aspirations humaines et c est pourquoi elle est disqualifiée (v. 20). Car, si l homme a tout pour connaître Dieu, il manifeste pourtant sa rébellion en s affirmant devant Dieu et en l ignorant : il n a pas connu Dieu (v. 21). Or la croix met à mal les prétentions humaines et dévoile l impasse de la connaissance : scandale du salut par la folie de la prédication, la croix dévoile à l homme, qui s appuie sur sa propre sagesse, son incapacité à reconnaitre véritablement Dieu ; elle brise les édifices philosophiques et religieux. Cette parole de la croix est ainsi rejetée par les Juifs qui veulent des preuves de la puissance de Dieu et par les Grecs qui enferment Dieu dans un système (v. 22). La quête de salut des uns et des autres les condamne. Tous les hommes sont ainsi unis dans la rébellion : Juifs et Grecs sont associés dans leur attitude vis-à-vis de Dieu. La croix, parole de salut Il s ensuit que la prédication du crucifié est le moyen que Dieu a choisi pour renverser le rempart que juifs et Grecs ont dressé, chacun à leur façon, contre Dieu : et cela ne peut être qu un scandale et une folie pour tous (v. 23). Dans le même temps, cette prédication «appelle» Juifs et Grecs à reconnaître le caractère salutaire de l attaque lancée par la parole de la croix (v. 24). Et Paul de conclure (v. 25) : Dans sa «folie» Dieu est plus sage que les hommes et, dans sa faiblesse, il est plus fort qu eux. C est la chance des hommes! Aux marqueurs identitaires des communautés chrétiennes primitives, Paul oppose ici un événement scandaleux qui n offre (à cette époque du moins) aucune possibilité de référence identitaire : la croix. Notons-le, Paul ne propose pas, comme l ont fait avant et après lui les premiers chrétiens, un langage religieux interprétant de façon acceptable la mort de Jésus (mort sacrificielle, mort du juste, intronisation paradoxale). Il choisit un langage non religieux qui s en tient au seul signifiant de l objet même du supplice (pour risquer un anachronisme osé, c est un peu comme si, aujourd hui, Paul renvoyait les croyants de toutes confessions à une chaise électrique!). Il s agit de fonder l unité des croyants sur un objet de malédiction. À tous les marqueurs identitaires, Paul oppose une «non-marque», un «non-événement» : la croix. Il affirme que la «parole de la croix» disqualifie radicalement les appartenances identitaires en les faisant apparaître pour ce qu elles sont : une illusion doublée d une impasse. La croix du Christ révèle un Dieu différent. Un Dieu «tout autre». Elle affirme que Dieu se donne at connaître dans tout ce qui est le contraire de ce que l on met habituellement derrière le mot «dieu» : la mort d un crucifié. L échec le plus total. Pas même la mort du héros sur le champ de bataille (qui pourrait au moins être une source d identité respectable). Bien au contraire : la mort du malpropre, du criminel, de celui dont la vie est ratée. Une véritable folie et un scandale du point de vue des hommes. Chez Paul, cette conviction ne relève pas d une construction intellectuelle, d un «dogme», d une «théorie religieuse». La croix a «parlé» dans son existence. Dieu s est révélé à lui sous la figure d un crucifié, c est-à-dire d un Dieu proche du plus intime de son existence : non sa fierté de pharisien ou sa certitude de spécialiste de la Loi (Ph 3,4-6), mais son manque, sa peur et son besoin d être reconnu et aimé. Le Dieu de Jésus Christ a rencontré Paul au cœur de sa course effrénée pour devenir enfin quelqu un de respectable et de respecté. Et le Dieu de la croix n a pas colmaté les brèches. Il lui a donné de vivre avec elles, boiteux mais béni comme Jacob après sa lutte avec l ange au gué de Jabok (Gn 32,25-33) : boiteux de la hanche mais accompagné sa vie durant d une bénédiction. Ce que Paul appelle le «salut» est ainsi, et dans le même temps, une révélation de l existence humaine pour ce qu elle est,

toujours construite sur des illusions et des combats perdus d avance, et la bonne nouvelle que cette même existence est reconnue et aimée par le Dieu de Jésus. Et c est pourquoi, au final, la parole de la croix est tout le contraire d une parole de mort. C est pourquoi elle est une parole de résurrection : au cœur de ce qui tue, de ce qui fait mourir, le besoin d exister par des appartenances confessionnelles, philosophiques, politiques ou même familiales, elle vient inscrire une parole de vie et d espérance, celle que Dieu a rendue possible en relevant le Crucifié d entre les morts. Et l apôtre découvre, dans la vie même de la communauté de Corinthe, une illustration de ce paradoxe, de cette folie de la prédication chrétienne : parce que l'église est ce rassemblement d hommes et de femmes vils, faibles, méprisables mais choisis, élus et aimés par Dieu (1 Co 1,26-31) elle manifeste aux yeux du monde Ia grâce qui appelle et sauve l homme malgré ce qu il est et ce qu il fait, elle manifeste ce Dieu qui aime l homme sans condition et sans tenir compte de ses identités mondaines. Pour designer cette compréhension particulière que Paul déploie, on parle, depuis Luther, de «théologie de la croix». Cette expression rend compte d une triple réalité : a. La croix atteste la divinité et l altérité paradoxale de Dieu. Dans la mort de Jésus sur la croix, Dieu se donne à connaître totalement différent de ce que l on attendait de lui. Il se révèle là où personne ne l attend, sous la forme même de son contraire (sub contraria specie). On l attendait puissant et glorieux, on se trouve devant un crucifié. Il se révèle totalement autre et totalement libre. Il brise toutes les rêveries humaines. b. La mort de Jésus est, dans le même temps, comprise comme la révélation de l endurcissement et de la perdition des hommes. Par elle, le monde est jugé. Le Crucifié dévoile la perdition des hommes : ils ont refusé de reconnaître Dieu dans la personne du Christ. c. Mais la croix, comme parole de jugement, est aussi parole de salut. Là où l homme expérimente dans la mort de Jésus, à la fois le lieu véritable de la révélation et la parole de jugement prononcée sur sa révolte contre Dieu, il est introduit dans une création nouvelle, dans un rapport d absolue dépendance à l égard de la grâce de Dieu. Là, l homme expérimente le salut de Dieu. d. Au final, la croix ouvre la voie d une nouvelle compréhension de l existence humaine : en reconnaissant que Dieu se rencontre dans la communication paradoxale de l Évangile du Crucifié, l homme est introduit dans une création nouvelle ou la foi même est reconnaissance de son incrédulité. La croix est ainsi l événement central de la foi chrétienne : à partir de lui, le monde et l existence sont réinterprétés. Le Dieu de l Apocalypse L Apocalypse, un écrit politique L Apocalypse de Jean, écrite sous le règne de l empereur Domitien entre 90 et 95 de notre ère, est habituellement interprétée comme un message d encouragement adressé à une communauté en butte à un système totalitaire et oppressif dont la manifestation la plus visible est celle du culte impérial dénoncé comme idolâtrie par le visionnaire. Des recherches récentes nuancent cette reconstitution. L enquête historique conduit en effet à relativiser l idée d une persécution active dont seraient victimes les destinataires de l Apocalypse. Les historiens soulignent en effet que le règne de Domitien a certes été marqué par un absolutisme, caractérisé en particulier dans le déploiement du culte impérial, mais non par des persécutions sanglantes contre les chrétiens. En fait, tant au plan de l administration qu aux plans militaire et économique, son règne est marqué par la continuité, à savoir renforcement de la stabilité, de la Pax Romana. Sur la question des persécutions, les données mêmes de l Apocalypse conduisent à faire deux remarques complémentaires : - Si l on considère la présence de Jean à Patmos comme le résultat d un, exil forcé, alors la «persécution» qu il subit relève de la pratique, courante sous Domitien, consistant à éloigner des centres politiques importants les personnalités dont la parole pouvait paraître gênante. Cela prouverait, éventuellement que Jean est un personnage important, et sans doute relativement connu de

l administration romaine d Asie Mineure. Pour autant, cela, ne démontre pas une persécution systématique contre les chrétiens (telles qu on les connaîtra aux II e et II e siècles jusqu à Dioclétien). - Jean de Patmos ne semble pas en mesure de mentionner d autre nom de martyr que celui d Antipas (cf. Ap 2,13). Les allusions aux martyrs, ne semblent pas faire référence au présent des auditeurs de Jean. Elles prennent le plus souvent la forme d évocations des martyrs du passé (ceux de l Ancien Testament et peut-être ceux de l époque de Néron) ou de représentations idéalisées du témoin. Rien alors, dans le texte même de l Apocalypse, ne permet d affirmer que Jean est en exil forcé à Patmos (cf. Ap 1,9). On peut même penser qu il y est de sa propre volonté. Qu il a décidé de «prendre du recul» pour s adresser, depuis Patmos, aux, communautés chrétiennes d Asie Mineure et les aider à interpréter la réalité dans laquelle elles vivent avec un autre regard. En fait, plus, qu un encouragement à une communauté persécutée, Jean de Patmos ne cesse de reprocher à ses auditeurs une «installation» dans la société du temps (cf. les avertissements sévères de l auteur aux églises destinataires en Ap 2-3). En invitant ses auditeurs à porter un regard très critique sur la société romaine et le pouvoir impérial, Jean de Patmos prend à contre-courant la vie même des communautés telle que la laissent reconstituer les «lettres aux églises». L Apocalypse de Jean est une tentative de répondre aux pressions que subissent les communautés chrétiennes et, dans le même temps, au désir qu elles ont de se conformer aux pratiques sociales traditionnelles dans les provinces romaines d Asie Mineure. Une attitude de résistance Une double conviction motive l écriture de Jean de Patmos : au plan externe, un regard critique sur les pouvoirs humains ; au plan interne, la remise en question de la communauté chrétienne, dès lors qu elle «s installe» dans le monde, dès lors qu elle abandonne l impérieuse nécessité de proclamer l avènement du temps nouveau inauguré, au cœur même de l ancien état de choses, par la mort et la résurrection du Christ. Cette dimension critique s articule à ce qu il faut bien appeler une «diabolisation» de la structure impériale (cf. en particulier Ap 13 et17-18). Cette diabolisation ne trouve pourtant pas son origine dans un délire paranoïaque ou dans quelques spéculations apocalyptiques incontrôlées. Bien au contraire, elle nait d une analyse théologique lucide de la situation politique telle qu elle se présente à la fin du I er siècle : Jean de Patmos interprète en effet la situation dans laquelle il évolue comme une prétention totalitaire et idolâtre du pouvoir impérial. La puissance impériale est dénoncée comme système à caractère religieux et prétendant régir l entièreté de l existence humaine au plan politique, culturel et économique. Cette prétention est un signe, non pas tant de l orgueil des hommes et particulièrement des empereurs, que de leur soumission aux puissances du mal à l œuvre dans la création. Au fondement de la protestation, la conviction de l irruption du «monde nouveau» au cœur même de l ancien dans l événement pascal. Au plan de la compréhension de soi du croyant dans le monde, cette interprétation apocalyptique de la réalité trouve son aboutissement dans une résistance spirituelle à l idolâtrie et l attente du jugement sur le point de s abattre sur un monde au pouvoir des puissants. C est donc au nom d un événement fondateur - le Christ crucifié-agneau immolé (Ap 5,4) comme envoyé de Dieu pour juger le monde - que l Apocalypse déploie ce qu il faut bien appeler une attitude de résistance. Jean s élève contre la logique du monde et contre le César qui prétend qualifier l existence de tout être humain. La confession de foi est donc ici un acte politique. Elle produit, chez le croyant, une compréhension nouvelle de sa propre existence et du monde dans lequel il vit. Or, interpréter ce n est pas objectiver la réalité, ni la rendre transparente, c est la reconstruire à partir d un point de vue. C est comprendre le monde en se comprenant soi-même dans le monde, c est-à-dire en interprétant sa propre existence. D une certaine manière, on peut dire que Jean de Patmos refait le monde, c est-à-dire il l interprète, le reconstruit, opère une relecture à partir de sa foi en Dieu tel que Christ le révèle (cf. Ap 1,1). Et pour cela, il a besoin d un langage symbolique parce que ce langage fait rupture et il entraîne le lecteur à voir les choses autrement, à les comprendre différemment. La foi est donc, pour Jean, une interprétation du monde à partir de l événement survenu en Christ. Or en quoi cela est-il un acte politique? En ce que l événement pascal est reçu par Jean comme convocation à s élever contre la logique du monde dans lequel il vit. Pour Jean, l événement pascal fait advenir «autre chose» que la

situation, que les opinions, que les savoirs institués. L événement pascal conteste la situation antérieure autour de quoi s organise la société romaine. Il fait advenir une autre réalité selon laquelle les logiques en place sont contestées. Être fidèle à cet événement pour Jean, c est, proclamer que la réalité de ce monde n est pas le dernier mot. Que le slogan du pouvoir auquel tous sont invités à adhérer n est pas le bon. Et quel est ce slogan? On pourrait le résumer ainsi : «Il y a ce qu il y a.». Les choses que vous voyez sont la vérité : la puissance impériale, l ordre impérial, la pax romana, l organisation hiérarchisée du monde. C est ce qu il y a. Et c est bien ainsi. Être fidèle à cet événement, c est proclamer exactement le contraire : «il y a ce qu il n y a pas» à savoir que, contre toute apparence et contre le monde, Dieu, en Christ, a vaincu la mort et les puissances de mort. En conséquence de quoi, la réalité présente n est que mensonge et illusion, à savoir que la puissance romaine et sa volonté d englober toute la réalité de l existence humaine est une tromperie diabolique. Sujet contre Empire Dans le monde romain cohabitent une revendication extrême d universalité (l Oikouméné, la terre habitée comme limite de l Empire) et une hiérarchisation et un cloisonnement tout aussi extrêmes de la vie en société : l être humain n existe que par la place qu'il occupe (homme libre vs esclave, juif vs païen, romain vs barbare, homme vs femme). Au contraire, le Dieu de l Apocalypse conduit Jean à proclamer que, en Christ, il n y a plus de différences entre les personnes. Que l individu, quel qu il soit, est aimé et reconnu indépendamment de ses fonctions, qualités objectives ou héritages. Et que cela seul fait naître le véritable universalisme. Que la seule marque qui identifie l individu comme sujet n est pas la marque de la Bête qui indique aux yeux de tous la classe à laquelle chacun appartient (Ap 13,16), mais qu elle est la marque invisible, le nom nouveau, inscrit dans le «livre de vie» (Ap 3,5), nom caché donc protégé des puissances, connu seulement de celui qui le reçoit (Ap 2,17). Bref, l événement pascal, c est, pour Jean, la naissance d un sujet devant Dieu, un sujet unique qui, avec ceux des hommes de toutes nations, tribus, peuples et langues (Ap 7,9) qui rendent un culte à l agneau, constitue le nouveau peuple de Dieu, un peuple de «rois» et de «prêtres» (Ap 1,6). C est cette conviction, littéralement «révolutionnaire» en ce qu elle renverse les hiérarchies structurant la société romaine, qui instaure le croyant comme dissident au cœur du monde. Et ainsi, alors que toutes les apparences disent le contraire, Jean peut-il proclamer : «1b Alleluia! Le salut et la gloire et la puissance sont à notre Dieu. Car ses jugements sont justes et vrais. 2 Parce qu il a jugé la grande prostituée qui corrompait la terre de sa prostitution et qu il a vengé sur elle le sang de ses serviteurs» (Ap 19,1b-2). N oublions cependant pas que le Dieu de l Apocalypse conteste la puissance romaine en se présentant sous la forme paradoxale d un agneau immolé (Ap 5,6). Il s ensuit alors que sa puissance n a rien à voir avec la puissance impériale (celle de la «Bête»), brutale et uniformisante. La puissance du Dieu de l Apocalypse est intimement liée à la proclamation d une parole qui s élève contre l évidence et l opinion commune. Cette puissance contestatrice se fait entendre à travers l existence d une communauté de témoins qui «n ont pas aimé leur vie jusqu à craindre la mort» (Ap 12,11) pour attester d un Dieu au nom duquel il est possible d affirmer que «les grandes choses sont petites, et [...] les petites sont grandes, que ce qui est exact est faux, et ce qui est faux exact, que ce qui est désespéré est riche de promesses, et que ce qui est plein d espoir est contesté [ ] que la croix signifie victoire, et la mort vie 1». Une conviction que Paul de Tarse n aurait certes pas reniée! 1 D. BONHOEFFER, Si je n ai pas l amour..., Genève : Labor et Fides, 1972, p. 262.