Le Jacobinisme : la fin d une tradition politique?



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Transcription:

Étude Le Jacobinisme : la fin d une tradition politique? par Matthias Waechter Directeur de l Institut européen des hautes Études internationales. Docteur en histoire. Peu de temps après que François Mitterrand fut réélu président de la République en 1988, un livre historico-politique suscita un vif intérêt en France : La république du centre. La fin de l'exception française 1. Les auteurs de ce livre François Furet, Pierre Rosanvallon et Jacques Julliard prirent la réélection du socialiste Mitterrand comme point de départ d une nouvelle interprétation de la culture politique française. Selon Furet, cet événement marquait la fin de la période de l opposition entre deux camps politiques adversaires défendant farouchement deux modèles de société différents période qui avait perduré pendant deux siècles et qui, selon lui, avait été remplacée par une culture politique du «centre». Ainsi, la V e République, donc un système réunissant aussi bien des traditions parlementaires qu autoritaires, avait finalement été également acceptée par la gauche. L élection de Mitterrand représentait pour Furet, à la veille du bicentenaire de la Révolution française, la fin de cette dernière : pour lui, les questions fondamentales qui avaient surgi à l époque et auxquelles aucune solution permanente et acceptée par tous n avait pu être établie jusque-là, trouvaient enfin leur réponse avec cette élection. La fin du combat entre la droite et la gauche concernant le système politique de la France indiquait donc, selon Furet, Julliard et Rosanvallon, Traduit de l allemand par Katrin Schulz. 1. FURET (François), JULLIARD (Jacques), ROSANVALLON (Pierre). La République du centre. La fin de l'exception française, Paris : Hachette, 1988.

100 Matthias Waechter la fin de «l exceptionnalisme français». Ce terme, si fréquemment utilisé dans les débats politiques et culturels en France, peut désigner des aspects différents et variés dont plusieurs peuvent être résumés sous le mot-clef de «jacobinisme» : le culte de l État centralisé, l interventionnisme de l État dans la société et l'économie, la promotion de la création artistique par les pouvoirs politiques, allant même jusqu à l attitude intransigeante de l État par rapport aux actes religieux dans l espace public 2. Quel que soit l aspect que l on associe le plus à «l exceptionnalisme français», les auteurs de La République du centre percevaient son déclin et, selon eux, la France devenait de plus en plus une démocratie européenne «normale». Cependant, les débats déclenchés un an plus tard à l occasion du bicentenaire de la Révolution de 1789 montrèrent que Furet et ses coauteurs avaient annoncé ce déclin de manière quelque peu prématurée : d autres auteurs, parmi lesquels l'historien Michel Vovelle, étaient d avis que les questions soulevées par 1789 n avaient rien perdu de leur actualité et que les mouvements politiques de l époque pouvaient toujours servir de modèle. Le jacobinisme que Furet avait déclaré mort était pour Vovelle et d autres une tradition politique vivante qui avait sa place également dans la France contemporaine. Le récit de l histoire du jacobinisme que Vovelle publia en 1999 avait le titre provocateur Les jacobins. De Robespierre à Chevènement, comme si c était pour indiquer qu une tradition ininterrompue liait le protagoniste de la terreur et le ministre de l Intérieur du moment 3. Qu est-ce donc alors que le jacobinisme? Il me paraît tout d abord nécessaire de faire une distinction fondamentale entre, d une part le jacobinisme historique, qui fait partie d une période de la Révolution française et, d autre part, une tradition politique issue de ce jacobinisme historique. Les représentants de cette tradition politique adoptèrent au cours de l histoire différents aspects du jacobinisme historique et les défendirent de manière plus radicale ; et souvent cette tradition politique n eut plus beaucoup en commun avec ce que fut le jacobinisme à l'origine. Quant au jacobinisme historique, je ne peux le décrire que de manière brève : pendant la révolution, on ne parlait pas du «jacobinisme» mais des jacobins qui, à l origine, constituaient un club politique fondé au 2. Voir également : La France est-elle un pays d'exception?, Préface de Thomas Ferenczi, Paris : Le Monde Éditions, 2002. 3. VOVELLE (Michel). Les Jacobins. De Robespierre à Chevènement, Paris : La Découverte, 1999.

Étude : Le jacobinisme : la fin d une tradition politique? 101 cours de l été 1789 et dénommé, d après l endroit où eurent lieu ses réunions, à savoir le monastère des Dominicains de la rue Saint-Jacques à Paris, «Club des Jacobins». Ce club fit naître un réseau politique qui couvrit toute la France et finit par comprendre, au moment où il fut le plus dense, plus de 6 000 clubs situés aussi bien en province qu à Paris. Ce réseau fut la base d une hégémonie que l on associe souvent, ainsi que la période qui y correspond, aux jacobins, à savoir la période s étendant du mois d août 1793 jusqu au mois de juillet 1794, pendant laquelle les jacobins radicaux, appelés les Montagnards, étaient dominants à la Convention nationale ainsi qu'au Comité de Salut public et avaient le pouvoir politique en France. Et enfin, les jacobins historiques représentaient également une idéologie, à savoir le courant politique de la Révolution française que l on y associe le plus. Ils furent ceux qui défendaient les valeurs révolutionnaires de la manière la plus intransigeante et les imposaient sans hésiter ni faire de concessions. L élément-clef de l idéologie des jacobins était leur volonté de poursuivre la Révolution «jusqu au bout». Leur objectif était de mettre en place une république unifiée, indivisible et centralisée. Le principe de vie dans cette république devait être la vertu, c est-à-dire le dévouement des citoyens à la communauté. La détermination révolutionnaire des jacobins historiques impliquait de combattre leurs adversaires sans pitié. À l origine, ils se faisaient les avocats d une politique économique libérale mais, sous la pression des mouvements populaires, ils mirent de plus en plus en avant la valeur de l égalité et mirent en œuvre un certain nombre de mesures pour protéger les pauvres 4. Faisons à présent le lien entre le jacobinisme historique et la tradition politique du jacobinisme. Quels étaient les éléments de ce mouvement qui furent repris au XIX e et XX e siècle, maintenus et utilisés pour justifier des tendances politiques ou pour leur donner un repère historique? Je voudrais distinguer trois traditions politiques différentes qui se sont constituées à partir du jacobinisme historique. Je résume la première sous le terme de la tradition révolutionnaire, j appelle la deuxième la tradition républicaine et étatiste, et la troisième la tradition laïciste. La tradition révolutionnaire concernait, dans un premier temps, l attitude des jacobins, c est-à-dire leur intransigeance, leur incorruptibilité et leur détermination absolue à mettre en œuvre leur 4. Concernant le jacobinisme historique, lire : Patrice Higonnet, Goodness beyond Virtue. Jacobins in the French Revolution, Cambridge (Mass.) : Harvard University Press 1998.

102 Matthias Waechter programme politique. Ces vertus furent évoquées par des révolutionnaires dans la France du XIX e siècle : tout d abord, par certains, lors de la Révolution de juillet et ensuite, plus généralement, dans la Révolution de 1848. Selon l'historien Jules Michelet, les jacobins n'étaient pas «la Révolution elle-même, mais l'œil de la Révolution ; ils sont l œil pour surveiller, la voix pour accuser, le bras pour frapper.» Et Marx et Engels firent, en février 1848, le lien entre le jacobinisme et le communisme en disant : «Le jacobin de 1793 est devenu le communiste d aujourd hui.» Pour eux, certes, le point commun entre les jacobins et les communistes n était pas leur programme politique mais leur attitude concernant sa mise en œuvre, c est-à-dire la manière radicale dont il s agissait pour eux de faire la Révolution. Lénine établit une analogie plus concrète en évoquant la nature de l hégémonie des jacobins, à savoir la dictature dans l intérêt du peuple. Il disait : «Nous sommes en faveur du centralisme démocratique en faveur des jacobins et contre les girondins 5.» En France, cette analogie a souvent été reprise, en particulier depuis la fondation du Parti communiste. L historien célèbre de la Révolution, Albert Mathiez, publia, en 1920, un texte qui portait le titre Bolchevisme et jacobinisme 6. Selon lui, Lénine était l héritier légitime de Robespierre et le communisme l héritier légitime de l aile radicale de la Révolution française. S'approprier le jacobinisme était pour le PCF une possibilité de s aligner sur une tradition patriotique qui servait également comme repère pour le mouvement communiste international. Le secrétaire général du PCF, Maurice Thorez, déclara en 1939 : «Ce que nous avons adopté des jacobins de 1793 n est pas seulement la foi inébranlable et passionnée en la Révolution, mais également la vertu de l honnêteté pour laquelle Robespierre fut appelé l Incorruptible. En cette période où tout le monde est corruptible, il n y a qu un seul parti qui est resté intègre, notre Parti communiste 7.» Depuis quelques décennies, cette stratégie de légitimation du communisme a quasiment disparu de la scène politique. Étant donné que l'époque des États socialistes est révolue, établir une analogie entre le jacobinisme et le bolchevisme n a plus de sens. Le Parti communiste français qui, depuis trois décennies, est de plus en plus marginalisé, crée son image d une autre manière et a choisi d autres repères. Il ne se 5. Toutes citations reprises de M. Vovelle, Les jacobins, pp. 114, 129, 131. 6. MATHIEZ (Albert). Bolchévisme et jacobinisme, Paris : Armand Colin, 1920. 7. Maurice Thorez dans un discours devant le Comité central du PCF du 19 mai 1939, dans : Maurice Thorez, Ausgewählte Reden und Schriften 1933-1960, Berlin, Dietz, 1962, p. 255.

Étude : Le jacobinisme : la fin d une tradition politique? 103 présente plus comme le gérant de l héritage jacobin mais cherche à s'associer aux nouveaux mouvements sociaux, en particulier les adversaires de la mondialisation, auxquels il cherche à fournir une base idéologique. Par comparaison avec cette tradition révolutionnaire, la tradition républicaine et étatiste subsiste davantage. Celle-ci ne concerne pas l attitude des jacobins mais l idéologie du jacobinisme, et comporte comme élément essentiel l objectif d instaurer et de défendre la république unifiée et indivisible en tant que modèle de société et d État après 1871, objectif qui fut présenté comme l achèvement et la mise en œuvre des projets de la période jacobine de la Révolution française. La phrase célèbre «La Révolution est un bloc», prononcée par Clemenceau en 1891, illustre cette idée 8, selon laquelle il s agissait de considérer la Révolution dans son intégralité sans exclure la phase jacobine comme le fondement historique de la République française, et de l accepter entièrement. La tradition étatiste et républicaine implique également la centralisation administrative et politique celle-ci n a, certes, ni été inventée par les jacobins ni produite par la III e République, mais les jacobins lui donnèrent un nouvel élan. Repousser les cultures régionales et les langues minoritaires au service de l unification républicaine fait partie de cette tradition, de même qu une vision particulière du rapport entre l État et la société civile : l État intervint dans les domaines les plus divers de la société pour influer sur la vie des citoyens et pour la réglementer, et ceci au dépens d une société civile en évolution libre. Le terme «jacobin» a été utilisé dans ce sens aussi bien par les avocats que par les adversaires du modèle d État français et continue de l être. Ces derniers prennent souvent comme appui Tocqueville et son livre L'Ancien Régime et la Révolution. Nous savons que pour lui, si les révolutionnaires s appliquaient avec tant de zèle à centraliser le pays, ce n était qu à la suite de la monarchie absolue qui, elle aussi, agissait contre les pouvoirs intermédiaires et cherchait à imposer le pouvoir du gouvernement central. Pour lui, la société issue de la Révolution était une société individualisée mais dans laquelle les citoyens n'assumaient pas pour autant la responsabilité pour eux-mêmes une société incapable d agir et de s opposer au pouvoir de l État. Le contre-exemple positif était, pour Tocqueville, la démocratie américaine, dans laquelle les 8. Georges Clemenceau dans un discours devant la Chambre des Députés, le 29 janvier 1891.

104 Matthias Waechter citoyens étaient libres et vivaient leur liberté en créant des associations volontaires et en s organisant sans faire intervenir l État 9. Dans un livre publié en 2004, Pierre Rosanvallon l un des co-auteurs du livre La République du centre évoqué au début cet article présente, à partir du livre de Tocqueville, une réinterprétation importante de la culture politique française. Son livre s appelle Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme 10. Rosanvallon considère comme un événement-clef de l histoire moderne française, et peut-être même comme l'événement clef le plus significatif et révélateur qui soit, la loi Le Chapelier de 1791, qui interdit toute sorte d organisation professionnelle, d'association d'artisans et d ouvriers en général. Cette loi reflétait l hostilité des révolutionnaires envers tout «corps intermédiaire» entre les citoyens et l État. Selon l idéologie jacobine, les citoyens devaient se dissoudre le plus possible dans la généralité. Il s'agissait d empêcher la manifestation de tout intérêt qui ne serait pas celui de la communauté toute entière et de ne permettre que l'expression directe et immédiate de la volonté du peuple. Pour Rosanvallon, ces idées constituent la base de la culture politique française moderne, qu il appelle la «culture politique de la généralité». Il considère que le modèle d État jacobin, avec son zèle de centralisation et son hostilité à l autoorganisation de la société, a continué à évoluer tout au long du XIX e siècle, et ceci malgré les nombreux changements de régime. En ce qui concerne l hégémonie des idées jacobines sur le plan idéologique, Rosanvallon considère donc comme pertinente l'interprétation de la France fournie par Tocqueville. Mais cette vision correspondait-elle à la réalité? La société française avait-elle effectivement évolué comme les révolutionnaires l avaient imaginé et souhaité? Ici, Rosanvallon, s'appuyant sur la recherche socio-historique de ces dernières décennies, propose une interprétation différente de celle de Tocqueville : il déclare que non seulement le modèle d État français a toujours fait l objet de critiques véhémentes, mais que la société a également toujours été mieux en mesure de s organiser que les avocats aussi bien que les adversaires du jacobinisme n ont voulu l admettre. (Ainsi s explique le sous-titre de Rosanvallon : La société civile contre le jacobinisme). C est pourquoi le modèle d État jacobin fut graduellement réformé et se transforma en un modèle légèrement plus libéral. La loi sur les associations de l année 9. TOCQUEVILLE (Alexis de). L'ancien régime et la révolution, Paris : éd. par J.-P. Meyer, 1967. 10. ROSANVALLON (Pierre). Le modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris : Seuil, 2004.

Étude : Le jacobinisme : la fin d une tradition politique? 105 1901, qui changea le cadre juridique et ouvrit de nouvelles possibilités pour l organisation de la société civile, est une étape importante concernant cette libéralisation. Cependant, Rosanvallon considère que, à la base, le modèle d État jacobin perdure. Ainsi, aujourd hui encore, la décentralisation n a essentiellement été effectuée que sur le plan administratif et non pas sur le plan politique. Et même si les associations professionnelles et les fédérations gagnent du terrain, selon lui, il n'y a toujours pas, en France, de formes pluralistes et délibératives de détermination du bien commun. La troisième tradition, c est-à-dire la tradition laïciste, est certainement un élément de la tradition républicaine, mais peut cependant être considérée comme une tradition en elle-même étant donné son importance : car le conflit entre l État et l Église est un problème fondamental de l histoire française post-révolutionnaire. Les représentants du catholicisme, en particulier les prêtres réfractaires, étaient, pour l aile jacobine de la Révolution, les pires des ennemis. Après que le concordat napoléonien eut temporairement mis fin à ce conflit, il ressurgit dans la III e République. Les protagonistes de la République considéraient qu il fallait faire disparaître l Église catholique de l'espace public, en particulier des écoles, pour bien ancrer le nouveau modèle d État. La loi de 1905 sur la séparation de l État et de l Église visait à mettre terme au conflit entre les deux et à les ramener à la paix en séparant leurs sphères d influence. Cependant, le principe du laïcisme qui fut établi par la loi de 1905 a été interprété de deux manières tout à fait différentes l une de l autre. On peut le considérer comme le principe de la stricte neutralité religieuse de l État, mais également y percevoir une sorte de religion substitutive républicaine que l État défend et transmet de manière offensive 11. Les avocats comme les adversaires du laïcisme de cette dernière obédience l'ont toujours compris comme une forme de jacobinisme, car ces représentants cherchaient à conférer à l État un rôle d éducateur et à imposer à la société, grâce à l École unique républicaine, certaines valeurs et modèles. «Tous les hommes, instruits des mêmes choses, pensant les mêmes choses, se respecteront et se traiteront enfin sur le pied 11. Voir, à ce sujet, le rapport détaillé du Conseil d'état : «Réflexions sur la laïcité», Paris : La Documentation française, 2004 (http://lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/ BRP/044000121/0000.pdf).

106 Matthias Waechter d égalité», furent les propos d Allain-Targé, un homme politique connu de la III e République 12. Aujourd hui, la tradition du laïcisme est plus que jamais controversée, surtout en raison des difficultés que connaît la société française à intégrer les immigrants de religion musulmane. Les mécanismes du modèle d intégration républicain, en particulier l école laïque, ne semblent plus fonctionner de manière adéquate. La naissance de ghettos dans les banlieues, le manque de perspectives professionnelles pour les immigrants musulmans et la radicalisation de la pratique religieuse islamique nous l attestent. Dans la discussion actuelle, on peut distinguer deux approches : il y a, d une part, ceux qui défendent le principe du laïcisme avec encore plus de véhémence, comme nous l a montré le débat sur l interdiction des symboles religieux visibles dans les écoles, et d autre part, ceux qui sont en faveur de l'abandon des dogmes du laïcisme jacobin. Ainsi, des personnalités politiques connues se sont fait les avocats d une «discrimination positive» en faveur des jeunes issus de minorités ethniques et religieuses, ce qui signifierait abandonner le dogme de l égalité défendu par les jacobins et irait à son encontre. À l occasion des cent ans de la loi de 1905, l ancien Premier ministre Édouard Balladur a récemment publié un livre intitulé La fin de l'illusion jacobine, qui a suscité de nombreuses réactions 13. Par «illusion jacobine», il entend l idée abstraite selon laquelle il serait possible, à travers les institutions républicaines de l État, d arriver à une uniformité de tous les êtres humains. Le jacobinisme, compris de cette manière, a eu, selon Balladur, des effets moins bénéfiques que préjudiciables, et non pas eu pour conséquence l intégration mais l exclusion des immigrés. Selon lui, la France avait toujours considéré l uniformité comme un gage de son unité et la diversité comme une menace. Il considère qu aujourd hui il s agit non seulement de reconnaître que la diversité est une réalité, mais aussi de l apprécier et de la considérer comme un atout de la société française. Je résume : la tradition politique issue du jacobinisme touche-t-elle à sa fin? La tradition révolutionnaire, se revendiquant des jacobins, est morte ; la tradition laïque est fondamentalement mise en question et cédera probablement la place à des modèles plus libéraux qui permettent davantage aux citoyens d exprimer leur diversité culturelle. Quant à la 12. Allain-Targé, citation reprise de: Claude Nicolet, Le radicalisme, Paris : PUF, 1983, S. 17. 13. BALLADUR (Édouard). La fin de l'illusion jacobine, Paris : Fayard, 2005.

Étude : Le jacobinisme : la fin d une tradition politique? 107 tradition étatique et républicaine, elle est, à présent, certes, tout autant critiquée mais résiste mieux. Il y a aujourd hui, en France, un large débat sur la question de savoir si son modèle de société a un avenir. Faut-il le réformer fondamentalement? Faut-il l abandonner complètement? Ou alors, y a-t-il lieu, étant donné qu il est mis en question par la mondialisation et le processus de l intégration européenne, tout au contraire, de le défendre avec encore plus de détermination? Le «modèle social français» est caractérisé surtout par l interventionnisme de l État concernant la vie économique, sociale et culturelle ainsi que par son réseau dense de protection sociale et son secteur de services publics développé il s agit là d une vérité reconnue par tous. Un tel modèle peut-il survivre, alors que les appels à la réduction des interventions de l État se multiplient et que les systèmes plus libéraux paraissent être plus efficaces dans la lutte contre le chômage 14? Aujourd hui, ce sont des représentants de l État qui se prononcent avec le plus de véhémence en faveur du recul de l'activité étatique, alors que ce sont des représentants de la société civile qui tiennent le plus à ce que le modèle de l État jacobin soit maintenu. Cela a été mis en évidence lors du débat sur le Traité pour une constitution européenne. On peut donc parler, à juste titre, du déclin de la tradition jacobine en France, mais non pas de sa fin. Matthias Waechter. 14. Voir FONTANEL (Marie), GRIVEL (Nicolas), SAINTOYANT (Valérie). Le modèle social français, Paris : Odile Jacob, 2007 et LEFEBVRE (Alain), MÉDA (Dominique). Faut-il brûler le modèle social français? Paris : Seuil, 2006.