Observation des écosystèmes marin et terrestre de la Côte d Opale : du naturalisme à l écologie



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Observation des écosystèmes marin et terrestre de la Côte d Opale : du naturalisme à l écologie François G. Schmitt (coordinateur) Union des océanographes de France

Observations biogéochimiques des eaux côtières à Boulogne-sur-Mer à haute fréquence : les mesures automatiques de la bouée Marel Sylvie B. Zongo 1,2,3, François G. Schmitt 1,2,3,4, Alain Lefebvre 5 & Michel Repecaud 6 Résumé Le programme Marel a été mis en œuvre par l Ifremer (Institut français de recherche pour l exploitation de la mer) pour effectuer des mesures automatisées en réseau sur le littoral français. En 2004, une station a été inaugurée à Boulogne-sur-Mer, installée au bout de la digue Carnot, à la sortie du port. Cette station est équipée d un dispositif capable de mesurer automatiquement en continu et à haute fréquence les paramètres physico-chimiques et biologiques clés, tels que la température, l oxygène dissous, la fluorescence, le ph, la salinité, la concentration en nitrate, etc. Nous présentons ici certaines données recueillies pendant cinq années d exercice de cette station de mesure automatique. Quelques analyses sont présentées, mettant en évidence la forte variabilité des mesures, sur une gamme d échelle allant de 20 minutes à quelques années. L analyse montre l impact aussi bien du cycle saisonnier mais également du forçage physique (la turbulence, la marée) dans la grande variabilité des paramètres. Mots-clés : Observation, série temporelle, variabilité, intermittence, forçage physique, turbulence, spectre de Fourier 1. Université Lille Nord de France, F-59000 Lille, France. 2. USTL, LOG, F-62930 Wimereux, France. 3. CNRS, UMR 8187, F-62930 Wimereux, France. 4. UMR LOG, Station marine, 28, avenue Foch, F-62930 Wimereux, France. Correspondant : F. G. Schmitt (francois.schmitt@univ-lille1.fr). 5. Laboratoire Environnement Côtier et Ressources Aquacoles, Ifremer, 150, quai de Gambetta, F-62321 Boulogne-sur-Mer, France. 6. Centre Ifremer de Brest, BP 70, F-29280 Plouzané, France.

254 Sylvie B. Zongo, François G. Schmitt, Alain Lefebvre & Michel Repecaud Abstract High frequency biogeochemical observations of coastal waters in Boulognesur-Mer: automatic measurements from the MAREL buoy The MAREL (French monitoring network) system has been operated by IFREMER (French Institute for Research and Exploitation of the Sea) to monitor at high resolution the state of French coastal waters. In 2004, a MAREL station has been installed in Boulogne-sur-Mer, at the end of the Carnot embankment at the exit of the harbour. This station is equipped with measuring devices in order to monitor automatically and at high frequency important chemical and physical parameters such as temperature, dissolved oxygen, fluorescence, ph, salinity, nitrate concentration, etc. We present here elements from the data base recorded during five years of this automated station. Some analyses are presented, showing the high variability of the data, on a time scale from 20 minutes to several years. We show the impact of the seasonal cycle, as well as physical forcing (turbulence, tide) in time series variability. Key-words: Observation, time series, variability, intermittency, turbulence, Fourier spectrum, physical forcing 1. Introduction Le littoral est la zone maritime la plus productive ; c est aussi un milieu particulièrement vulnérable en raison de la pression croissante des activités humaines. Ce milieu montre des signes d influence anthropique sous forme de pollutions d origine chimique, d eutrophisation, d impacts liés à la pêche, etc. Dans ce contexte, comprendre les causes et les conséquences des modifications qui peuvent survenir au niveau du littoral reste l un des principaux objectifs des programmes de surveillance du milieu marin littoral. Ces programmes de mesure visent aussi à comprendre quel est l «état naturel» de ces écosystèmes, de façon à pouvoir détecter à quel moment des situations anormales sont rencontrées, pour pouvoir par exemple prendre les mesures adéquates de restauration. Pour identifier et caractériser cet état naturel, il est nécessaire de disposer de mesures à long terme, c est-à-dire des mesures effectuées toujours au même endroit pendant une longue période pouvant aller jusqu à quelques décennies. Les mesures doivent également être prises à haute fréquence, de façon à pouvoir détecter les événements épisodiques, comme les pollutions intervenant sur une courte période. Dans cette optique, le programme Marel Mesures automatiques en réseau pour l environnement littoral a été mis en place par l Ifremer (Institut français de recherche pour l exploitation de la mer) le long des littoraux français, depuis la fin des années 1990. Il s agit de systèmes automatiques, effectuant à intervalle régulier (10 minutes ou 20 minutes selon les installations) un ensemble de mesures caractérisant l état biogéochimique des eaux côtières. Sont ainsi mesurés : la température, l oxygène dissous, le

Observations biogéochimiques des eaux côtières à Boulogne-sur-Mer à haute fréquence 255 ph, la fluorescence, la matière en suspension, les concentrations en nutriments. Dans le cadre d un programme CPER (contrat de plan État-Région) de la région Nord Pas-de- Calais, une station de mesure Marel a été installée à Boulogne-sur-Mer en 2004. Cette station, cofinancée par l État, l Ifremer, le Feder, le conseil régional Nord-Pas-de-Calais, l agence de l eau Artois Picardie et l Insu, a été installée au bout de la digue Carnot dans le port de Boulogne, d où son nom de «Marel-Carnot». Son inauguration a eu lieu en novembre 2004, mais certains capteurs sont opérationnels depuis mars 2004. Nous présentons ci-dessous en section 2 la station de mesure et les données de 2004 à février 2009. La section 3 présente quelques premières analyses. La section 4 présente une discussion et des conclusions. Figure 1 Carte du port de Boulogne-sur-Mer. La station de mesure MAREL- Carnot est installée au point J1.

256 Sylvie B. Zongo, François G. Schmitt, Alain Lefebvre & Michel Repecaud Figure 2 La station de mesure Marel-Carnot (tube à demi immergé au premier plan, entouré de rouge), installée sur la digue Carnot de Boulogne-sur-Mer. [Photo F. G. Schmitt] Figure 3 Représentation schématique de l intérieur du tube de prélèvement. Le flotteur coulisse à l intérieur du tube au gré des marées grâce à un système de roulements. Le flotteur est immergé jusqu au 2/3 de la partie haute du cylindre jaune. Le prélèvement d eau se fait 1,5 mètre sous la surface via une perche sortant du tube support. (1) flotteur (partie immergée) ; (2) automate de gestion de la station de mesures ; (3) perche de prélèvement ; (4) système de roulement ; (5) analyseur de nutriments ; (6) vanne et débitmètre ; (7) chambre de mesures des paramètres physico-chimiques et système anti-fouling ; (8) débulleur. Source : Ifremer.

Observations biogéochimiques des eaux côtières à Boulogne-sur-Mer à haute fréquence 257 2. Les données de Marel-Carnot 2.1. Présentation de la station de mesure La station Marel-Carnot, implantée au pied du phare, au bout de la digue Carnot, marquant la sortie du port de Boulogne-sur-Mer (figures 1 et 2), est opérationnelle depuis 2004. Cette station effectue des mesures toutes les 20 minutes à 1,5 m sous la surface : la température de l air et de l eau, la salinité, la concentration en oxygène dissous et le pourcentage de saturation, le ph, la turbidité, la concentration en nitrate, phosphate et silicate, la fluorescence, la direction et la vitesse du vent, l humidité relative, la pression atmosphérique et les radiations disponibles pour la photosynthèse (PAR), La mesure est effectuée toutes les 20 minutes pour la plupart des paramètres et toutes les 240 minutes pour les nutriments. Le cœur du système est constitué d une cellule de mesure regroupant plusieurs capteurs. L originalité du système est le pompage de l eau à travers la zone où elle est analysée (figure 3), avec une chloration de celle-ci lorsqu il n y a pas de cycle de mesure. La chloration de l eau de mer par électrolyse protège les capteurs contre le développement de biofouling (Lefebvre, 2008). Ce système se situe au niveau de la chambre de mesure. Les spécifications techniques des capteurs utilisés sont les suivantes. Le capteur de température mesure sur une gamme de 5 à +30 C avec une précision de 0,1 C. Le capteur d oxygène fournit une mesure d oxygène dissous à salinité zéro qui est ensuite corrigée de la salinité ; il varie sur une gamme de 0 à 20 mg/l avec une incertitude de 0,2 mg/l. Le capteur de ph effectue des mesures sur une gamme de 6,5 à 8,5 unités de ph avec une précision de 0,2 unité de ph. Les mesures de fluorescence sont exprimées en FFU (Fluorescein Fluorescence Unit) correspondant à un étalonnage du capteur par une solution de fluorescéine de 0 à 50 FFU avec une incertitude de 10 %. Les concentrations en sels nutritifs portent sur une gamme allant de 0,1 à 100 µmol/l avec une incertitude de 5 %. L ensemble des données 7 est transmis deux fois par jour au centre Ifremer Manchemer du Nord de Boulogne-sur-Mer, par liaison GSM. Ensuite, une validation est effectuée, et les données sont soumises à un ensemble de procédures de contrôle de qualité. Toutes ces procédures et techniques sont présentées dans Berthome (1994) et Woerther (1998). Les systèmes Marel fournissent d importantes bases de données, qui restent encore très peu exploitées. L utilisation des données d autres stations MAREL a fait l objet de seulement 3 articles parus dans des revues internationales (Blain et al., 2004 ; Dur et al., 2007, Schmitt et al., 2008). Les données de la station Marel Carnot n ont pas encore fait l objet de publication. Il s agit ici de la première présentation de ces données dans un article. 7. Les données sont accessibles sur le site: http://www.ifremer.fr/difmarelcarnot.

258 Sylvie B. Zongo, François G. Schmitt, Alain Lefebvre & Michel Repecaud 2.2. Présentation de données En guise d illustration, nous nous sommes focalisés ici sur les séries de température, ph, oxygène dissous et fluorescence provenant de la station de mesure Marel-Carnot, de 2004 à 2009. Les données présentent un taux relativement élevé de valeurs manquantes (voir par exemple la figure 4) ; cette absence de valeurs est due aux interruptions liées au problème de maintenance du système et aux pannes, de nature aléatoire. Pour étudier ces données, nous utilisons des techniques d analyses capables d extraire des informations malgré ce taux de valeurs manquantes (Dur et al., 2007) : voir la section 3. Selon les séries, le nombre de valeurs acquises varie entre 50 000 et 112 000, entre mars 2004 et février 2009 : voir le tableau 1. Les données brutes de ces séries révèlent de grandes fluctuations dans leur dynamique à de multiples échelles (figures 4 et 5). La série de température montre une cyclicité annuelle superposée à de nombreuses fluctuations à de multiples échelles (figure 5A). La fluorescence, qui permet de décrire l évolution de la production primaire (exemple, la teneur en chlorophylle a), montre clairement cette variabilité interannuelle, avec des périodes marquées par de très faibles valeurs de fluorescence (figure 5B). L oxygène dissous qui résulte d interactions entre la production primaire et la dégradation hétérotrophe de la matière organique, montre également une forte variabilité interannuelle (figure 5C). Dans la suite, nous effectuons quelques analyses de ces séries, avec pour objectif de mettre en évidence la variabilité (pdf) et structuration temporelle (spectres) des données. Figure 4 Évolution du ph, pour les années 2004 et de 2006 à février 2009 : de très fortes fluctuations bien marquées sont visibles. On constate également plusieurs périodes d interruption.

Observations biogéochimiques des eaux côtières à Boulogne-sur-Mer à haute fréquence 259 Figure 5 Variations de certains paramètres physico-chimiques mesurés à 1,5 m de profondeur de mars 2004 à février 2009. A. Température. B. Fluorescence. C. Oxygène dissous. Tableau 1 Nombre de données pour les séries temporelles étudiées ici, et pourcentage d acquisition de données. Pour chaque série, on constate un pourcentage de valeurs manquantes non négligeable, correspondant aux périodes de maintenance et aux pannes ou aux données non validées. Capteur Nombre de données % d acquisition Température 111 570 87 % ph 56 979 40 % Oxygène dissous 81 975 70 % Fluorescence 106 054 83 % 3. Analyse de données 3.1. Dynamique journalière et saisonnière Considérons tout d abord les données de température. Sur la période d étude, on constate un maximum de température de 21,5 C en 2006, et un minimum de 3,6 C en 2005. On constate une certaine stabilité saisonnière de la température de 2004 à 2008 (figure 5A). Les données montrent également une dynamique annuelle moyenne qui varie de 3-8 C en hiver à 13-14 C au printemps, et jusqu à 19-21,5 C en été.

260 Sylvie B. Zongo, François G. Schmitt, Alain Lefebvre & Michel Repecaud La fluorescence mesurée montre une évolution annuelle avec des valeurs très importantes en 2004 et en 2006, les forts pics aux printemps de l ordre de 58 FFU en mars 2006, 49 FFU en avril 2004, et une baisse importante en 2005, 2007 et 2008 avec une fluorescence maximale de l ordre de 24,59 FFU en mai 2008 et minimale de 0,32 FFU pour février 2005 (figure 5B). L oxygène dissous montre une variabilité temporelle journalière, la valeur maximale est de 13,73 mg/l d oxygène dissous en mars 2006. L année 2005 montre de faibles valeurs d oxygène dissous avec un maximum de 11,59 mg/l en avril et un minimum de 5,66 mg/l en juillet. De 2004 à février 2009, on constate des chutes et augmentations brusques consécutives de l oxygène dissous avec un ordre de variation journalière moyen de 0,4 mg/l d oxygène dissous. Les données d oxygène dissous ne révèlent pas nettement une évolution saisonnière, à l inverse de celle de la température (figure 4C). Une moyenne saisonnière sur l ensemble des années montre clairement une évolution saisonnière, et une corrélation linéaire saisonnière approximative entre l oxygène dissous et la fluorescence (test de Pearson, p < 0,05, r 2 = 0,36). Le ph moyen de l eau de mer est basique de l ordre de 8,2-8,3 unités ph (Aminot & Kérouel, 2004). Dans la série de 2004 à 2008 (figure 4D), le ph fluctue fortement avec une variation journalière comprise entre 0,01 et 0,42 unité ph. La valeur maximale enregistrée est de 9,17 unités ph le 2 mai 2007, contre une valeur minimale de 6,59 unités ph le 21 février 2007. On constate que les valeurs supérieures à 8,3 sont enregistrées la plupart du temps au printemps. La figure 6 représente la densité de probabilité (pdf probability density function) des séries d oxygène dissous, ph et fluorescence. Il s agit d un histogramme normalisé, qui peut être estimé sous forme d une courbe continue lorsque le nombre de données disponible est suffisamment élevé (quelques milliers de points). Les données MAREL étant mesurées à haute fréquence, ces bases de données possèdent souvent un grand nombre de données, ce qui se prête bien à une représentation de la variabilité par des pdf. L oxygène dissous montre un pic très net à la valeur 8 mg/l. La grande majorité des données sont comprises entre 6 et 12 mg/l. Le ph montre une pdf trimodale, avec un pic très net à la valeur 8,2, et deux pics secondaires pour les valeurs 7,2 et 8,5 unité ph. Une analyse saisonnière permettrait sans doute d expliquer ces différents modes. La pdf des données de fluorescence montre une distribution asymétrique, avec une queue de probabilité pour les grandes valeurs. Un ajustement en loi de puissance pour les valeurs extrêmes peut être effectué, de la forme p (x) x µ avec un exposant µ= 6, ce qui est une valeur assez forte comparée à d autres domaines. On considère ensuite la covariation entre l oxygène dissous et la fluorescence en utilisant une méthode adaptée du domaine de l analyse numérique, faisant appel à une régression à l aide d un noyau gaussien (Wand & Jones, 1995). Ce type d estimateur permet d obtenir une courbe lisse représentant la dépendance entre paramètres, alors que les approches classiques dans le domaine de l écologie marine se contentent généralement d une régression linéaire, forcément imparfaite. On estime la moyenne conditionnelle d une quantité Y en fonction d une quantité X, notée m Y (X) = E(Y X). La figure 7 représente la moyenne

Observations biogéochimiques des eaux côtières à Boulogne-sur-Mer à haute fréquence 261 conditionnelle de l oxygène dissous sachant la valeur de la fluorescence. La courbe de régression représentée au sein du nuage de points décrit l évolution de l oxygène dissous en mettant en évidence 3 phases. On note une augmentation de l oxygène dissous associée à celle de la fluorescence, un pic correspondant au bloom II (bloom de Phaeocystis), puis vient une baisse de l oxygène dissous de 11 à 10,5 mg/l. La dernière phase de croissance de l oxygène dissous pourrait correspondre au bloom I (le bloom de diatomées principalement). Figure 6 Distribution de probabilité (pdf) : A. Oxygène dissous (DO), B. ph, et C. Fluorescence. Figure 7 Corrélation entre oxygène dissous et fluorescence. Nuage de points avec la moyenne conditionnelle de l oxygène sachant la valeur de la fluorescence m 0 (F) = E (O F). La courbe de régression à l aide d une moyenne glissante décrit l évolution de l oxygène dissous en fonction de l augmentation du taux de fluorescence. On note ici le bloom II (bloom de Phaeocystis) suivi d une baisse d oxygène, ensuite apparaît un autre bloom (bloom I = bloom de diatomées principalement).

262 Sylvie B. Zongo, François G. Schmitt, Alain Lefebvre & Michel Repecaud 3.2. Le forçage physique : l analyse spectrale Pour mettre en évidence l impact du forçage physique (la turbulence et la marée) dans la variabilité des paramètres physico-chimiques et biologiques, nous utilisons une analyse spectrale de Fourier. L analyse spectrale a déjà été utilisée en écologie marine (Legendre & Legendre, 1998 ; Platt & Denman, 1975 ; Seuront et al., 1996, 2002). Le spectre E(f ) s écrit comme la transformée de Fourier de la fonction d autocorrélation R(τ) = < X (t)x (t+τ) > : 2 E (f ) = R (τ)cos (f τ) dτ (1) τ 0 où f est la fréquence. En cas d invariance d échelle, on a un forçage de la forme : E (f ) f β (2) où β est l exposant spectral caractérisant le forçage. Pour un forçage turbulent, on obtient généralement une pente proche de β = 5/3 comme prédit pour la turbulence homogène et localement isotrope en turbulence de vitesse (Kolmogorov, 1941 ; Obhukov, 1941) et de scalaire passivement advecté (Obukhov 1949 ; Corrsin 1951). Dans l analyse spectrale, lorsqu on obtient une loi d échelle de type (2), l exposant spectral renseigne ainsi sur le forçage. D autre part, rappelons qu un bruit correspond à β = 0, et des pics dans la représentation de E(f) indiquent les forçages périodiques. La figure 8 représente les spectres d énergie de la température, du ph, de l oxygène dissous et de la fluorescence montrant tous une invariance d échelle avec un exposant spectral proche de celui de la turbulence. Le spectre d énergie de la température (figure 8A) montre un exposant spectral proche de celui de la turbulence, qui correspond à un scalaire passif (Obukhov, 1941 ; Corrsin 1949). Le spectre d énergie du ph met en évidence une pente de 1,5, inférieure à celle de la turbulence (figure 8B). Le ph pourrait être fortement influencé par la turbulence et par les réactions chimiques à toutes les échelles, correspondant au scalaire actif. Le spectre d énergie de la fluorescence (figure 8C) montre un exposant spectral β = 1,2, identique à celui de l oxygène dissous et assez proche du ph. Il existe une corrélation significative entre le spectre de la fluorescence et celui de l oxygène dissous (test de Pearson r 2 = 0,81, p < 0,001) le spectre de la fluorescence et celui du ph (r 2 = 0,82, p < 0,001) et le spectre du ph et celui de l oxygène dissous (r 2 = 0,95, p < 0,001). Cela indique que la fluorescence (chlorophylle a) est influencée également par des facteurs autres que la turbulence, qui pourraient être la physiologie phytoplanctonique, l intensité lumineuse, la température, la turbidité, la disponibilité en nutriments, etc. Ces spectres montrent aussi des pics caractéristiques correspondant aux forçages périodiques : on observe ainsi un pic pour le cycle annuel et le cycle semi-diurne est clairement visible avec des pics à 12 h et à 24 h. La figure 8 représente les différents spectres

Observations biogéochimiques des eaux côtières à Boulogne-sur-Mer à haute fréquence 263 superposés, de façon à en évidence les différences spectrales observées pour les différentes séries temporelles. Les spectres sont assez proches pour les grandes échelles, tandis qu ils divergent nettement de celui de la température pour les petites échelles. L échelle de transition est de 33 jours, soit environ 1 mois. Le forçage physique semble donc être par conséquent plus important pour des échelles de temps supérieures à 33 jours. Figure 8 Spectres d énergie de 4 paramètres biogéochimiques montrant une invariance d échelle : la température avec une pente de 5/3 (A), le ph avec une pente de 1,5 (B) la fluorescence 1,2 (C) et l oxygène dissous avec un exposant de 1,2 (D). Figure 9 Superposition des différents spectres.

264 Sylvie B. Zongo, François G. Schmitt, Alain Lefebvre & Michel Repecaud 4. Discussion et conclusion Ces résultats mettent en évidence la forte variabilité de l ensemble des paramètres étudiés, et montrent surtout l existence d une variabilité quelles que soient les échelles abordées avec des fluctuations de l ordre de 20 minutes à quelques mois. Le spectre de Fourier met en évidence le caractère passif de la température, lequel est advecté par la turbulence : la valeur de β = 5/3 correspond à la loi de scalaire passif, donc une turbulence homogène et isotrope. L oxygène dissous montre une variabilité temporelle, journalière, saisonnière et annuelle. La variabilité journalière est plus marquée par les processus physiques tels que les échanges avec l atmosphère, les advections (la marée) et la turbulence. La variabilité saisonnière quant à elle résulte des processus biologiques (photosynthèse et respiration) mettant en évidence une corrélation significative de l oxygène dissous avec la fluorescence. Cette variabilité saisonnière est due également à la succession d espèces phytoplanctoniques présentes au niveau de la Manche orientale. Les fluctuations dans la concentration en oxygène dissous résultent aussi des processus chimiques avec le processus de dégradation de la matière organique. La faible baisse d oxygène estimée après un bloom, pourrait être due au fort marnage des eaux de la Manche, amenant un fort renouvellement. Il pourrait aussi provenir d une diminution de la concentration en O 2 suite au démarrage des processus de dégradation de la MO (matière organique) par les bactéries. La fluorescence montre également une variation journalière et surtout saisonnière bien marquée. Son spectre d énergie met en évidence une pente de β = 1,2, différente de celle de la turbulence mais identique à celle de l oxygène dissous. On note une superposition du spectre de l oxygène dissous et celui de la fluorescence, résultat dont l interprétation reste à explorer dans des travaux futurs. On note aussi une corrélation linéaire significative entre les deux spectres mais on observe un léger décalage aux petites échelles, qui pourrait s expliquer par leur sensibilité différente aux processus physiques. Leur exposant spectral montre le rôle de la turbulence, mais également le caractère «biologiquement actif» des deux paramètres (Seuront et al., 1996 ; Schmitt et al., 2008). Le ph également montre une variation due aux processus simultanés, du système des carbonates-bicarbonates et de la photosynthèse. On note tout de même le rôle joué par le forçage physique (la turbulence et la marée) avec une pente assez proche de celles de l oxygène dissous et de la fluorescence. Le ph est également considéré comme «chimiquement actif» (Schmitt et al., 2008). Le suivi des différents paramètres nous a permis de considérer ces fortes fluctuations (grande variabilité), et de mettre en évidence le rôle joué par le forçage physique, surtout pour les grandes échelles supérieures à 33 jours. Le ph, la fluorescence et l oxygène dissous sont des scalaires actifs dont les statistiques diffèrent de celle de la température pour les petites échelles (inférieures à 33 jours).

Observations biogéochimiques des eaux côtières à Boulogne-sur-Mer à haute fréquence 265 Remerciements Cette étude a été réalisée dans le cadre du programme CPER de la région Nord-Pas-de- Calais avec des financements de L État, l Ifremer, le Feder, le conseil régional Nord-Pasde-Calais, l agence de l eau Artois Picardie et l Insu. Les auteurs souhaitent remercier les équipes des laboratoires de l Ifremer «Environnement & Ressources» de Boulogne-sur- Mer et des «Technologies des Systèmes Instrumentaux» de Brest pour leur soutien technique, ainsi que le syndicat mixte de la Côte d Opale et l agence de l eau Artois Picardie pour leur soutien. Références bibliographiques Aminot A. & Kérouel R., 2004. Hydrologie des écosystèmes marins. Paramètres et analyses. Ed. Ifremer, Plouzané, 336 p. Berthome J.P., 1994. Marel, un réseau automatisé de veille pour l environnement littoral. Equinoxe (Nantes), 47-48 : 34-35. Blain S., Guillou J., Tréguet P., Woerther P., Delauney L., Follenfant E., Gontier O., Hamon M., Leildé B., Masson A., Tartu C. & Vuillemin R., 2004. High frequency monitoring of the coastal environment using the Marel buoy. J. Env. Monit., 6 : 569-575. Corrsin S., 1951. On the spectrum of isotropic temperature in an isotropic turbulence, J. Appl. Phys., 22 : 469-473. Dur G., Schmitt F.G. & Souissi S., 2007. Analysis of high frequency temperature time series in the Seine estuary from the Marel autonomous monitoring buoy. Hydrobiol., 588 : 59-68. Kolmogorov A.N., 1941. The local structure of turbulence in incompressible viscous fluid for very large Reynolds number. Dokl. Akad. Nauk SSSR, 30 : 9-3. Lefebvre A., 2008. MAREL Carnot : Rapport n 3 : Valorisation des données d une surveillance à haute fréquence en zone côtière sous influence anthropique (Boulogne-sur-Mer). Bilan de l année 2006. Ifremer/RST.LER.BL/08.04, 23 p. Legendre P. & Legendre L., 1998. Numerical Ecology. Elsevier, Amsterdam, 870 p. Obukhov A.M., 1941. On the distribution of energy in the spectrum of a turbulent flow. Dokl. Akad. Nauk SSSR, 32 : 22-24; Izv. Akad. Nauk. SSSR Geogr. Geofiz, 5 : 453-466. Obukhov A.M., 1949. The structure of the temperature field in a turbulent flow. Izv. Akad. Nauk. SSSR Geogr. Geofiz, 13 : 58-69. Platt T. & Denman K.L., 1975. Turbulence structure function in turbulent shear flows. Ann. Rev. Ecol. Syst., 6 : 189-210.

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