Catherine Millet Bernard Dufour L œil du désir Littérature éditions de la Différence 5
Catherine Millet LE REGARD SEXUEL Aussi étourdis que nous soyons aujourd hui par la production d images, nous pouvons encore faire ce constat : la multitude de corps nus dont regorge l histoire de la peinture équilibre largement, par le persistant effet de présence de ces corps, le vortex des images photographiques et cinématographiques qui nous livrent leurs visions plus ou moins pornographiques, plus ou moins émotives, du corps humain. Nous avons beau être les spectateurs sommés de suivre cette traque des corps par une technique de plus en plus précise, nous n en sommes toujours pas moins saisis, et retenus, lors d une promenade au musée, par un dos monumental, le grouillement coloré d un entremêlement de muscles, des cuisses ouvertes à hauteur d œil. J avais cette pensée tandis que j allais et venais dans la galerie où l on avait disposé à mon attention, dans un désordre chronologique qui faisait d autant mieux ressortir tous leurs éléments communs, les tableaux de Bernard Dufour, la plupart traitant de thèmes sexuels : grands nus féminins frontaux, plus grands que nature, corps nus d hommes et de femmes surtout de femmes!, étreintes répétées, copulations. J ajoutais cette 7
question : quels étaient les autres exemples, en peinture, de représentations aussi explicites de la sexualité qui n aient pas été, au moins dans un premier temps, destinées au strict usage privé? Spontanément, me sont venus en tête les couples imbriqués d Egon Schiele et bien sûr les gravures de Picasso dans lesquelles un Minotaure se jette sur une belle endormie, celles dans lesquelles Raphaël fornique avec sa Fornarina, ou encore les comiques Accouplements de 1933. C est tout. Mais je ne trouvais, ni chez l un ni chez l autre, une aussi grande fréquence du thème, au point qu il apparaît, dans la maturité de l œuvre de Dufour, sinon exclusif, du moins très largement dominant, quelques très rares paysages et d encore plus rares natures mortes faisant exception, et les autoportraits constituant des interludes qui viennent ensuite se loger au milieu des nus. On peut affirmer que tout au long de sa carrière, Bernard Dufour explore la représentation du corps nu et du corps nu avec toute sa charge sexuelle, et que cette représentation traverse tous les modes : abstrait (jusqu en 1959) et figuratif, figuratif fantasmatique (pour reprendre une expression du peintre, 1968-1971), réalisme (1973-1980), nus d après modèles (à partir de 1959), d après photos (à partir de 1972). Liberté À cela s ajoute que la sexualité représentée par Dufour est sa sexualité. Il y insiste. Dans l ouvrage d entretiens avec 8
Fabrice Hergott 1, les chapitres sont titrés d après les prénoms des femmes aimées : Anne, Cynthia, Martine, Laure. Le moment, à la fin des années 1950, où il abandonne une carrière de peintre abstrait rencontrant le succès, pour s engager dans l aventure très incertaine d une figuration qui ne correspond pas aux codes nouveaux qui se mettent alors en place, est celui où il rencontre la femme qui va partager sa vie pendant trente-cinq ans, Martine. Jusqu à son décès prématuré en 1995, elle sera son presque unique modèle, dessiné, photographié, peint, et lorsque dans le tableau un autre corps se tient face à elle, c est le corps de celui qui la regarde dans la chambre comme dans l atelier, son corps à lui. Dialogue intime : il est peint d après une photographie prise par elle Les séries de photographies, de tableaux, sont souvent réalisées dans la tension des disputes et des séparations, dans l incertitude ou le bonheur des retrouvailles. Il dit : «Mon rapport avec les femmes qui ont posé pour moi a toujours eu un arrière-fond puissamment sentimental, amoureux.» En 1998, vient Laure. Le temps n est plus celui du désir tourmenté. Dufour note que pour la première fois, «les séances de pose sont aussi des séances amoureuses 2.» Bernard Dufour peint le corps des femmes qu il aime, il peint leur sexe et il peint leur visage. Il attache un visage à ce sexe, et un nom : le prénom figure parfois dans le titre du ta- 1. Fabrice Hergott, Bernard Dufour, La Différence, 2010. Sauf mention contraire, les citations du peintre sont extraites de cet ouvrage. 2. Bernard Dufour, Mes modèles, Femmes-nues-à-l atelier, La Musardine, 2001. 9
Homme et femme homme assis, 1978, acrylique sur toile de jute, 130 x 197 cm.
bleau ou de la photographie et les nombreux écrits du peintre font explicitement référence à ses compagnes. Picasso en passe par la mythologie ou la caricature ; dans quelquesunes des œuvres érotiques de Schiele, on identifie Edith, sa femme, mais elle n est pas nommée ; Dufour prétend donc avoir brisé un tabou 3. Il est libre. Les circonstances ont voulu que les deux galeries parisiennes qui soutenaient son travail, Pierre Loeb fidèle jusqu à sa mort, puis la Galerie de l Œil, ferment au début des années 1960. Lui s engage de plus en plus dans cette figuration aux antipodes d une peinture pop qui s adresse à l homme social plus qu à la personne singulière. Il installe son atelier loin de Paris, au Mas de Pradié, la maison qu il a achetée dans l Aveyron en 1962, et tisse plus de liens d amitié avec des écrivains (les amis de jeunesse, Alain Robbe-Grillet et Claude Ollier, et puis Denis Roche, Pierre Guyotat, Jacques Henric) qu avec d autres peintres. Il vit dans un certain isolement, raison de plus pour aller au bout de son entreprise. 3. Cette affirmation est l occasion d une petite discussion. Fabrice Hergott s étonne que ce tabou n ait jamais été brisé auparavant. Dufour s appuie sur l exemple de Courbet qui n a pas donné de visage, ni de nom, à L Origine du monde. 11
Autoportrait rouge, jaune et bleu, 2014, huile sur toile, 81 x 65 cm. 75
Autoportrait jaune, 2014, huile sur toile, 81 x 65 cm. 76
Autoportrait blanc, 2014, huile sur toile, 81 x 65 cm. 77
Autoportrait rouge, 2014, huile sur toile, 81 x 65 cm. 78
Autoportrait vert, 2014, huile sur toile, 81 x 65 cm. 79
Tête sur fond jaune, 2014, huile sur toile, 81 x 65 cm. 80
Tête bleu, 2014, huile sur toile, 81 x 65 cm. 81
Femme écartée, 2014, huile sur toile, 81 x 65 cm. 86
La Pisseuse, 2014, huile sur toile, 100 x 81 cm. 87
La biographie et la bibliographie ont été conçues par Marie-Sophie Carron de la Carrière. Ce livre parait à l occasion de l exposition des peintures de Bernard Dufour à la Galerie Patrice Trigano en mai 2015. Crédits photographiques : Bernard Dufour, Philippe Dufour, Thierry Olivier, Christer Strömholm. 4 Bernard Dufour / ADAGP 20115, pour les œuvres. SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2015.