L adverbe dérivé modifieur de l adjectif. Étude comparée du français et du suédois



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L adverbe dérivé modifieur de l adjectif Étude comparée du français et du suédois

Acta Wexionensia Nr 153/2008 Humaniora L adverbe dérivé modifieur de l adjectif Étude comparée du français et du suédois Maria Fohlin Växjö University Press

Abstract Fohlin, Maria. (2008). L adverbe dérivé modifieur de l adjectif. Étude comparée du français et du suédois. Acta Wexionensia No 153/2008. ISSN: 1404-4307, ISBN: 978-91-7636-626-4. Written in French. The present study addresses, in a comparative Swedish-French perspective, the derived adverb and its modification by a following adjective. From a translational point of view, the structure derived adverb + adjective is interesting, since its translation into French is reputed to generate problems. In this study, a linguistic approach is adopted to these translation problems. For the investigation, a corpus of 510 Swedish tokens representing the structure derived adverb + adjective, and their respective translations into French, was compiled. The tokens originate from 22 contemporary Swedish novels. The number of translators represented in the corpus amount to 14. The tokens were classified into two major groups: intensifying adverb + adjective and qualitative adverb + adjective. The former group was further divided into subcategories according to the semantic nature of the adjective from which the adverb is derived. The main objectives of the study are (1) to investigate the solutions adopted by the translators when rendering the construction derived adverb + adjective in French, (2) to analyse the factors those inherent to the language and those situated on the contextual level involved in the cases where the original structure is not maintained in the French translations, (3) to show that the solutions adopted by the translators differ according to which semantic category the adverb belongs to the intensifying group or the qualitative group. Furthermore, the difficulties of making a clear division between intensifying adverbs and qualitative adverbs placed before the adjective are discussed at some length. The results show that when the adverbial element is intensifying, the same structure is more often maintained in the French translations than in those cases where the adjective is modified by a qualitative adverb. The study also demonstrates the great variety of factors involved in the cases where the structure derived adverb + adjective is not maintained in the French translations. These cases may be due to the fact that the equivalent of the Swedish phrase in question would form a non-established unit in French, to the lack of an equivalent adverb in French, to the tendency of the French language to favour nominal constructions, or to individual preferences of the translator. Keywords: -ment, adverbial modification, derived adverb, qualitative adverb, intensifying adverb, adverb of degree, translation studies, comparative study, Swedish adverb, modified adjective. L adverbe dérivé modifieur de l adjectif. Étude comparée du français et du suédois. Akademisk avhandling för filosofie doktorsexamen vid Institutionen för humaniora vid Växjö universitet 2008. Skriftserieredaktör: Kerstin Brodén ISSN: 1404-4307 ISBN: 978-91-7636-626-4 Tryck: Intellecta Docusys, Göteborg 2008

i À ma famille

Cette thèse a été réalisée dans le cadre de l École doctorale de langues romanes (Nationella Forskarskolan i Romanska språk, FoRom). ii

Avant-propos Je tiens à exprimer ma plus profonde gratitude à ceux qui ont rendu possible la réalisation de cette thèse. En premier lieu, je suis infiniment reconnaissante à mon directeur de thèse Olof Eriksson, pour sa disponibilité, ses lectures minutieusement attentives et ses commentaires perspicaces, ainsi qu à ma co-directrice Eva Larsson Ringqvist, pour ses remarques toujours pertinentes et très constructives. J adresse aussi un grand merci aux participants du séminaire linguistique (Språkvetenskapliga seminariet) à l université de Växjö, notamment à Hans Lindquist et à Carita Paradis, pour l intérêt qu ils ont porté à mon travail. Hans a aussi révisé mon résumé en anglais. Merci! Mes remerciements vont également au professeur Mats Forsgren, qui a été rapporteur au moment du séminaire de mon mémoire de phil.lic., et dont les commentaires constructifs m ont aidé à améliorer mon travail. Merci à Jérôme-Frédéric Josserand pour avoir soigneusement révisé l intégralité de ma thèse. Bien évidemment, les erreurs pouvant rester dans le texte sont les miennes. Je suis aussi très reconnaissante à mes collègues au département des sciences humaines (Institutionen för humaniora), toujours prêts à m aider au cas de besoin. Un remerciement particulièrement grand à mes collègues du département du français, non seulement pour leur support pendant mes années de doctorat, mais aussi pour m avoir servi de grande inspiration en tant que professeurs quand j étais étudiante en français. Merci également aux doctorants et aux exdoctorants du département. Dans leur compagnie j ai bu des milliers (?) de tasses de café pendant ces années. Des remerciements chaleureux à Cecilia Axelsson et à Anna Stark : j ai beaucoup apprécié votre soutien et nos discussions sur tous les sujets possibles. Mes plus grandes amitiés vont aussi à Maria Rosenberg, qui a été ma collocataire de bureau pendant ma première année de thèse. Pendant mon parcours de doctorat, j ai eu le grand privilège de passer quelques séjours en France. J exprime ma profonde gratitude au professeur Michel Ballard, qui m a accueillie pendant quelques mois à l automne 2003 à l université d Artois à Arras, et dont les séminaries en traductologie m ont ouvert les yeux à plusieurs aspects liés à la théorie de la traduction. Grâce à une bourse de la part de la fondation STINT, j ai passé six mois à Toulouse et à l université de Toulouse-Le Mirail au printemps 2006. Un merci collectif à l ERSS (l Équipe de Recherche en Syntaxe et Sémantique) pour leur bon accueil. Ma vive gratitude va au professeur Christian Molinier pour son intérêt à l égard de mon travail, pour ses lectures de mes textes et ses commentaires profitables. Nos discussions m ont aidée à continuer mon projet de thèse dans une iii

bonne direction. Avec beaucoup de chaleur, je tiens à remercier Mai Ho-Dac, Marion Laignelet, Sylwia Ozdowska, Christine Pernet et Franck Sajous pour m avoir aidée, dès le début, à m acclimater dans le milieu universitaire en m aidant avec diverses besognes pratiques. Ils ont aussi réussi à me faire penser à autres choses qu aux adverbes ; les soirées barbecues, les sorties culturelles, les visites au restaurant, les randonnées dans les Pyrenées et les piques-niques au bord de la Garonne m ont donné beaucoup de plaisir. J ai eu le privilège de revenir à l université de Toulouse-Le Mirail pour un bref séjour à l automne 2007, grâce à une bourse de la part de Helge Axelsson Johnssons stiftelse. À cette fondation, j exprime également ma plus profonde gratitude pour les autres contributions financières qu on m a accordées en 2005 et en 2008. Ma grande reconnaissance va aussi à l École doctorale de langues romanes (FoRom), dont l appui financier a rendu possible la réalisation de cette thèse, et dont les séminaires organisés m ont été très utiles. Merci à tous les participants de ces séminaires. À mes ami(e)s vous savez qui vous êtes j adresse un merci affectueux : merci pour votre soutien moral dans tous les domaines! Enfin, du fond de mon cœur, je remercie mes parents Ingrid et Lennart et mes deux petites sœurs Helena et Johanna. Je leur dédie cette étude parce que leur soutien est pour moi d une valeur inestimable, et parce qu ils croient en moi depuis toujours. Växjö, septembre 2008 Maria Fohlin iv

Table des matières 1.Introduction... 1 1.1 Préliminaires... 1 1.2 Objet et objectifs de l étude... 3 1.3 Recherches antérieures... 4 1.3.1 Recherches antérieures sur l approche linguistique des problèmes de traduction : discussion critique... 4 1.3.2 Recherches antérieures sur l adverbe dérivé modifieur de l adjectif : discussion critique... 7 2. Méthode et matériaux... 12 2.1 Approche linguistique des problèmes de traduction... 12 2.2 Délimitations de l étude... 13 2.2.1 Délimitations des groupes d adverbes inclus dans l étude... 13 2.2.2 Participe passé / présent adjectif... 21 2.3 Procédés d analyse... 23 2.4 Matériaux... 27 2.4.1 Le corpus suédois-français... 27 2.4.2 Les bases de données informatisées... 28 2.4.3 Les informateurs... 30 3. Points de départ théoriques... 32 3.1 Traductologie... 32 3.1.1 Les procédés techniques de traduction de Vinay et Darbelnet... 32 3.1.2 «Procédé», «stratégie» ou «technique» de traduction : discussion sur le choix terminologique... 34 3.1.3 Techniques de traduction dans la présente étude... 36 3.1.4 L unité de traduction... 40 3.1.5 Bilan... 42 3.2 L adverbe... 43 3.2.1 Degré et quantité... 43 3.2.2 Degré et intensité... 46 3.2.3 Les adverbes intensifs : sous-catégorisation à partir d études antérieures... 47 3.2.4 Classification des adverbes intensifs : exemples illustratifs tirés de notre corpus... 52 3.2.5 Adverbe intensif-appréciatif adverbe qualitatif : un continuum.. 53 3.2.5.1 Aspects pris en compte pour distinguer adverbe intensif-appréciatif et adverbe qualitatif...59 v

3.2.5.2 Adverbe intensif-appréciatif et adverbe qualitatif : exemples tirés du corpus...67 3.2.6 Relations sémantiques entre l adverbe qualitatif et l adjectif modifié... 76 3.2.7 La portée de l adverbe... 81 3.2.8 Bilan... 85 4. Analyse... 87 4.1 Adverbe intensif + adjectif... 87 4.1.1 Adverbe formé sur une base adjectivale à sens quantitatif + adjectif... 87 4.1.2 Adverbe de complétude + adjectif... 102 4.1.3 Adverbe dont la base adjectivale indique qu une entité est isolée d un ensemble + adjectif... 125 4.1.4 Riktigt / verkligt / ordentligt + adjectif... 134 4.1.5 Adverbe intensif-appréciatif + adjectif... 146 4.1.6 Bilan : Adverbe intensif + adjectif... 168 4.2 Adverbe qualitatif + adjectif... 170 4.2.1 Bilan : adverbe qualitatif + adjectif... 222 5. Conclusion... 225 Références... 228 Appendice... 237 vi

1.Introduction 1.1 Préliminaires Que la structure faisant l objet de la présente étude (adverbe dérivé + adjectif) 1 puisse causer des problèmes de traduction en français est partiellement dû au fait que le seul suffixe adverbial productif en français (-ment) se heurte à des restrictions morphologiques (voir p. ex. Lombard, 1930, p. 50 ; Nilsson-Ehle, 1941, pp. 21-24 ; Moignet, 1963 ; Bertrand, 1986). Ainsi, la majorité des participes passés (blessé, fâché, intéressé, etc.) et des participes présents (amusant, fatigant, intéressant, etc.) ne forment pas d adverbe en -ment 2 ; selon Molinier (1992, p. 67), seulement 20 % des adjectifs français sont susceptibles de créer des adverbes en -ment. En mettant en contraste le suffixe adverbial anglais (-ly) avec son correspondant français, on a constaté dans plusieurs études (p. ex. Bertrand, 1986 ; Vinay et Darbelnet, 1977 ; Chuquet et Paillard, 1989 ; Gezundhajt, 2000) que le premier est beaucoup plus productif 3, fait qui peut s illustrer par l affirmation suivante, provenant de Vinay et Darbelnet (1977, p. 126). Cette citation évoque également la lourdeur du suffixe -ment : Outre que les adverbes en "-ment" donnent vite une impression de lourdeur, le français n en possède pas un jeu complet. Au contraire le suffixe "-ly" peut se fixer à n importe quel adjectif et même aux participes. De plus, le français est une langue où le substantif a une place importante, aux dépens du verbe et de l adverbe (à cet égard, voir Lombard, 1930 ; Malblanc, 1966 ; Vinay et Darbelnet, 1977 ; Eriksson, 1988 ; Hervey et Higgins, 1992 ; Bouquet, 2000). Ainsi, on peut substituer aux adverbes sincèrement, gentiment, rapidement des locutions adverbiales comme avec sincérité, avec gentillesse, 1 Soulignons que nous emploierons le terme d adverbe tout au long de l étude, à la place de celui d adverbial, qui est évidemment la fonction que remplissent tous les adverbes du corpus dans leur modification de l adjectif. Ce choix terminologique peut être motivé par le fait que d autres formes, que nous n avons pas prises en considération dans notre étude, peuvent assumer la fonction d adverbial en antéposition à l adjectif, p. ex. le participe présent : förvånande mäktig («étonnamment puissant»). 2 Il y a quelques exceptions : décidément, modérément, savamment, vaillamment, etc. 3 Comparant le suffixe -ment à son homologue en espagnol et en italien (-mente), Veland (1998) arrive à la conclusion que le français a un plus grand nombre d adverbes dérivés et en fait un emploi plus massif. En revanche, pour ce qui est des adverbes les moins fréquents, le taux de fréquence est plus élevé dans l espagnol aussi bien que dans l italien (Veland, ibid., pp. 433-434). 1

avec rapidité. Considérant ce que disent ces linguistes, qui ont fait valoir la différence entre l adverbe dérivé anglais et celui du français, nous pouvons supposer qu il y a une relation semblable entre l adverbe en -ment et les adverbes dérivés suédois, essentiellement créés à l aide du suffixe -t, mais aussi des suffixes -(lig)en et -vis 4. Il semble aussi qu il y ait une tendance générale en français à éviter les adverbes en -ment, tendance plus ou moins forte suivant les époques, sembe-t-il : Hultenberg (1903, p. 129) dit que la forme en -ment «offre la plus grande possibilité d exprimer la nuance d une qualité» ; selon lui, ce champ est «plus que jamais ouvert au goût individuel» (ibid.). Parmi les exemples qu il cite, on trouve les suivants : «Tu l as trouvée fièrement provinciale, ma femme, n est-ce pas?» (Feuillet, Le village) ; «Cette œuvre monumentale ne périra pas, non seulement parce qu elle est puissamment originale [...]» (Claude Augé, 3e livre de gram.). De même, Damourette et Pichon (1968, t. 2, p. 247) affirment, à propos des adverbes en -ment, qu il s agit d une «formation pleinement vivante, et nous assistons tous les jours à sa mise en œuvre, qui donne des expressions aussi expressives qu élégantes». Dans les études plus récentes, sont citées des opinions divergentes sur l emploi de ces adverbes : Ballard (1994, p. 100) parle d une «phobie à l égard des adverbes en -ment», alors qu Amiot et Flaux (2005, p. 86) disent qu une «censure latente» pèse sur ces adverbes. D un autre côté, Grevisse (1993, p. 1376) fait l affirmation suivante : «Les adverbes en -ment étaient souvent considérés comme lourds selon le goût classique. Les auteurs modernes ne partagent ordinairement pas ce sentiment.» Dans la présente étude, nous nous limiterons aux problèmes de traduction qui se présentent dans les cas où un adverbe dérivé modifie un adjectif suivant. Comme nous allons le voir plus loin, les exemples de notre corpus sont divisés en deux groupes : adverbes intensifs et adverbes qualitatifs 5. Concernant les adverbes qui appartiennent au premier groupe, et qui indiquent le haut degré qu atteint la qualité désignée par l adjectif suivant, Ballard (1994, p. 188) a signalé les problèmes de traduction qu ils peuvent poser en français. Les problèmes de traduction de l adverbe qui modifie qualitativement l adjectif suivant ont été signalés par Eriksson (2003). Pourtant, il semble qu un adverbe dérivé en -ment ne soit pas incapable de modifier qualitativement un adjectif suivant, ce dont témoignent les remarques suivantes, faites par Nøjgaard : «la langue moderne accuse une tendance remarquable à élargir le champ de la détermination modale [c.-à-d. manière ; notre remarque] aux racines adjectivales» (Nøjgaard, 1995, p. 25) ; «Un des tics du style littéraire moderne semble précisément être la facilité avec laquelle un adverbial de manière détermine un adjectif, quelle que soit la signification de celle-ci [sic]» (ibid., p. 31). 4 Notons que, dans Teleman et al. (1999, vol. 2, p. 632) les adverbes identiques aux adjectifs en -t (forme du neutre) sont rangés parmi les adjectifs. 5 Le terme employé dans la présente étude pour les adverbes traditionnellement nommés adverbes de manière. 2

Bref, nous pouvons constater que les adverbes en -ment se heurtent à des contraintes d emploi, sans qu il y ait unanimité quant à la nature et à l ampleur de ces restrictions. 1.2 Objet et objectifs de l étude La structure qui fait l objet de cette étude, adverbe dérivé + adjectif, appararaît soit comme épithète dans un syntagme nominal (en utomordentligt suggestiv bild : «une image extrêmement suggestive»), soit comme attribut (benen var ofattbart smala : «ses jambes paraissaient incroyablement fluettes»). La classification de nos exemples se fait à partir des syntagmes originaux suédois, où l élément adverbial est dérivé soit d un adjectif (fruktansvärt : «horriblement» ; outhärdligt : «insupportablement»), soit d un participé passé (förtvivlat : «désespérément» ; förbannat : «foutrement»). Nos données seront divisées en deux groupes : adverbe intensif + adjectif et adverbe qualitatif + adjectif. Les objectifs principaux de la présente étude sont les suivants : décrire les solutions (i.e. les techniques de traduction 6 ) auxquelles ont eu recours un certain nombre de traducteurs pour rendre en français l adverbe dérivé + adjectif ; montrer que les solutions adoptées par les traducteurs diffèrent suivant la classe sémantique à laquelle appartient l adverbe suédois, à savoir à celle des intensifs ou à celle des qualitatifs ; analyser les facteurs, langagiers et contextuels, qui président à la traduction non directe 7 de la séquence adverbe dérivé + adjectif. À ces trois objectifs primaires s en ajoutent deux autres, plus secondaires : relever les cas où des composantes sémantiques ou stylistiques s estompent dans la traduction et jeter un peu de lumière sur le lien étroit et sur les différences entre les adverbes intensifs-appréciatifs et les adverbes qualitatifs. L étude contribuera donc à la description de l activité traduisante en tant que telle. Nous espérons aussi que, dans le cadre interne du suédois et du français, elle va éclaircir des phénomènes liés à la construction adverbe dérivé + adjectif. Pour ce qui est du suédois, cette construction n a pas fait l objet, à notre connaissance, d étude approfondie intra-linguistique 8. 6 Pour le choix du terme technique de traduction, voir la section 3.1.2. 7 Par «traduction non directe», nous entendons une traduction où n est pas gardée la structure du syntagme original (i.e. adverbe dérivé + adjectif). 8 Par ailleurs, cela semble être le cas à un niveau plus général. Voir p. ex. Johansson (1993, p. 48), qui, dans une étude anglaise, constate que la séquence adverbe + adjectif constitue «an area which merits far more exploration». 3

1.3 Recherches antérieures 1.3.1 Recherches antérieures sur l approche linguistique des problèmes de traduction : discussion critique Il y a un assez grand nombre d études qui, suivant la voie tracée par Vinay et Darbelnet, traitent les problèmes de traduction dans une perspective interlangagière. Malblanc publie La stylistique comparée du français et de l allemand (1961), alors que des auteurs comme Guillemin-Flescher (1981), Ballard (1987), Newmark (1981, 1988) et Chuquet et Paillard (1989) abordent des problèmes de traduction anglais français. Vu que la présente étude s inscrit dans la même branche que celle de Vinay et Darbelnet, il est important de rendre compte de la critique à laquelle leur ouvrage, pourtant très renommée, a prêté le flanc (voir Delisle, 1988, p. 72-74 ; Larose, 1992, p. 15 ; Chesterman, 1997, p. 31 ; Fawcett, 1997, p. 37 ; Muñoz Martín, 2000, p. 131-132, Molina et Hurtado Albir, 2002, p. 507 ; Pergnier, 2004, p. 22-23). Avec cette critique présente à l esprit, nous espérons pouvoir mieux orienter le mode d approche de notre étude. Tout d abord, soulignons qu il est en effet un peu trompeur de parler de l étude de Vinay et Darbelnet comme d une étude stylistique. Cela implique que ce sont des questions relatives au style, c est-à-dire des solutions facultatives, qui sont abordées, ce qui n est que partiellement le cas 9. Pour les auteurs euxmêmes, la notion de stylistique n exclut cependant pas que l on se prononce aussi sur des servitudes ; à la suite de Bally, ils font la différence entre d une part la stylistique interne et, d autre part, la stylistique externe [i.e. la stylistique comparée], constatant que «si les options dominent dans la stylistique interne, qui étudie surtout les faits d expression, la stylistique externe traite à la fois de servitude et d option» (Vinay et Darbelnet, 1977, p. 33). Que le mode d approche des auteurs pose problème peut s illustrer par la critique adressée à leur ouvrage dans les affirmations suivantes : En tant qu il [c.-à-d. Stylistique comparée du français et de l anglais ; notre remarque] est présenté comme une méthode, on a eu beau jeu de faire valoir qu il imprimait dans l esprit des étudiants l idée que la traduction pouvait se pratiquer par simple application de «recettes» consistant à substituer en toutes circonstances les mêmes segments linguistiques à leurs correspondants dans l autre langue ; en somme, de concentrer l attention sur les faits de langue au détriment des faits de discours. (Pergnier, 2004, p. 23) Ils [c.-à-d. Vinay et Darbelnet ; notre remarque] s en tiennent surtout à des comparaisons de segments consignés de langue à langue, donc à des 9 Cf. Delisle (1988, p. 89) : «Vinay and Darbelnet take stylistics and language as one and the same and show how to translate French into English, and vice versa, by focusing on the lexical and structural differences between the two linguistic systems.» 4

faits de servitude, ce qui nous amène à conclure qu il aurait peut-être été plus juste d intituler leur livre Grammaire comparée du français et de l anglais. (Larose, 1992, p. 169) En prenant en considération les propos que nous venons de citer, nous comprenons les raisons pour lesquelles l approche de Vinay et Darbelnet est nommée «théorie linguistique de la traduction». Pergnier (2004, p. 22) s oppose cependant à cette terminologie et constate que les auteurs de ce manuel «n y prétendent à aucun moment faire œuvre de linguistes au sens disciplinaire du terme». Quoiqu il en soit, nous pouvons constater que les auteurs, dans leur présentation, ne font pas la distinction entre solutions facultatives et solutions obligatoires. Ladmiral (1979, p. 206) s exprime de la façon suivante sur le mode d approche de Vinay et Darbelnet : [ ] il semble que soit méconnu ou du moins perdu de vue ce qui est à nos yeux le théorème fondamental de la traductologie, que nous appellerons la «quotidité traductive» [ ], à savoir la distinction entre actes de parole et faits de langue. Le but de leur ouvrage n est donc pas net : s agit-il d établir des équivalences entre l anglais et le français au niveau de la langue ou bien de présenter des solutions facultatives? Il faut souligner que les auteurs eux-mêmes sont totalement conscients de la distinction qu il faut établir entre servitude et option (voir. p. 31). De plus, ils distinguent deux types de transpositions («transposition obligatoire» vs. «transposition facultative»). La distinction est illustrée à l aide des exemples «dès son lever» et «after he comes back», où le premier doit être obligatoirement transposé en «as soon as he got up», tandis que le second peut se rendre par «après qu il sera revenu» ou «après son retour». Or, à partir de la critique envers l étude de la part des traductologues, nous pouvons conclure que cette conscience entre fait de langue et fait de parole n imprègne pas tout le travail. Soulevons quelques exemples qui ont fait l objet de cette critique : Fawcett (1997, p. 37) fait remarquer que parmi les transpositions du type adverbe > verbe, Vinay et Darbelnet rangent les deux exemples nearly > faillir et ne cesser de > steadily 10 ; or, selon Fawcett, il y a une différence essentielle entre ces exemples, à savoir que l adverbe anglais nearly doit nécessairement être traduit par faillir (fait de langue), alors que le verbe cesser peut être rendu soit par un adverbe, soit par un verbe, suivant le contexte (fait de parole). Un autre exemple qui illustre le fait que les analyses de Vinay et Darbelnet ne sont pas toujours satisfaisantes est celui relevé par Larose (1992, p. 16). Cet auteur, en se référant à Pergnier (1980), fait remarquer que les auteurs présentent la traduction française de la phrase «he swam across the river» «il 10 Ces transpositions sont tirées des phrases suivantes : «He was very nearly given in charge» (c est nous qui soulignons l adverbe) : «Il a bien failli se faire arrêter» (Vinay et Darbelnet, 1977, p. 97) ; «Depuis 1952, notre commerce avec l étranger n a cessé de s améliorer» : «Since 1952 our foreign trade has improved steadily» (ibid.). 5

traversa la rivière à la nage» comme la seule solution possible ; or, selon Pergnier (1980, cit. Larose, p. 16), la traduction «Il traversa la rivière» est suffisante dans beaucoup de cas, alors que «il traversa la rivière à la nage» serait une surtraduction. Il semble donc que les auteurs ne réussissent qu en partie à mener à bien leur objectif, exprimé ainsi : Qu on ne cherche pas cependant dans les pages qui vont suivre un livre de recettes qui, convenablement appliquées, doivent aboutir infailliblement à un chef-d œuvre de traduction. [...] certaines traductions relèvent plus de la création artistique que des méthodes strictes proposées par les linguistes (Vinay et Darbelnet, 1977, p. 21). Que la taxinomie établie par Vinay et Darbelnet ait causée une certaine confusion 11 a naturellement incité d autres auteurs à essayer d éclairer le domaine. Ainsi, Molina et Hurtado Albir (2002, p. 509) soulignent que, dans leur classification de diverses techniques de traduction, ne sont incluses que des solutions liées à la traduction des textes, et non pas celles ayant rapport à la comparaison des langues. À l instar d autres auteurs, ils reprochent à Vinay et Darbelnet de ne rendre compte que de différences au niveau du système langagier. Pour notre part, nous pensons qu il serait difficile d élaborer une taxinomie contenant seulement des solutions liées à la traduction des textes. En effet, il s agit souvent d un continuum, où même une solution facultative illustre simultanément un fait de langue. Eriksson (2004, p. 93) souligne cette difficulté : «[ ] il y a une zone floue où il est difficile, sinon impossible, de dire si un changement de construction survenu en traduction est attribuable à l action du traducteur ou à une différence réelle entre les deux langues.» Dans la présente étude, nous tenons à souligner, plus clairement que ne l ont fait Vinay et Darbelnet, que les techniques de traduction de notre corpus reflètent aussi bien des tendances générales du suédois et du français concernant la modification adverbiale de l adjectif, que des solutions liées à la traduction des textes eux-mêmes. Cependant, comme cela a été constaté dans ce paragraphe, il est, dans beaucoup de cas, très difficile de faire une distinction nette entre faits de langue et faits de parole. Eu égard au fait que nous basons notre analyse sur le produit final de l opération traduisante, c est-à-dire le texte, ce travail est d autant plus délicat. Pourtant, nous sommes d avis qu une telle discussion ajoute à l analyse une dimension importante, négligée dans l étude pionnière de la stylistique comparée, celle de Vinay et Darbelnet. Par ailleurs, la même critique sur l approche adoptée dans les études comparées de traduction apparaît aujourd hui : 11 Il faut souligner que la confusion terminologique générale dans le domaine de la traductologie ne s explique évidemment pas seulement par le manque de clarté sur certains points dans l ouvrage de Vinay et Darbelnet, mais aussi par le fait que des traductologues ont établi depuis des taxinomies qui se distinguent les unes des autres, et où le sens d un même terme diffère d une liste à une autre. 6

Ils [c.-à-d. «la plupart des écrits sur la traduction» ; notre remarque] veulent que les transformations des traducteurs soient toutes, ou presque, dues aux structures différentes des idiomes. Ils prennent un fait de traduction pour un fait de langue. Ils exonèrent par là les traducteurs de toute responsabilité dans les écarts qu on leur voit faire, mais ils en font de singuliers esclaves, continûment soumis à des règles linguistiques qui les dépassent et auxquelles ils ne pourraient se soustraire. (Chevalier et Delport, 2006, p. 120) 1.3.2 Recherches antérieures sur l adverbe dérivé modifieur de l adjectif : discussion critique La construction que nous nous proposons d étudier dans cette étude comparée du suédois et du français, n a pas, jusqu à présent, fait l objet d étude approfondie interlinguistique 12. Nous allons, dans ce qui suit, rendre compte du peu d études qui ont abordé la construction d un point de vue comparatif suédois-français et anglais-français. À notre connaissance, il n y a qu une seule étude qui traite de cette construction d un point de vue suédois-français, à savoir un article publié par Eriksson (2003). Dans cette étude, l auteur constate que l adverbe suédois a une plus grande faculté que l adverbe en -ment de se subordonner à un adjectif (ett underligt stort hus), à un participe présent (en skarpt iakttagande blick), à un participe passé (ängsligt spända fingrar) ou à un autre adverbe (lyssna ovanligt uppmärksamt) (ibid., p. 36). La rigidité d emploi que présente l adverbe français dans ces constructions, amènent les traducteurs français à opter pour d autres solutions, comme la coordination, la suppression et le chassé-croisé, solutions qui, selon Eriksson, mènent à une perte d expressivité plus ou moins nette. L auteur constate aussi que les moyens restreints dont fait preuve le français à l égard de la modification adverbiale de l adjectif s explique par «des raisons lexicales, syntaxiques et, surtout, pragmatiques» (ibid., p. 40). Il ne développe cependant pas ces facteurs, mais se contente de citer des exemples qui corroborent son affirmation quant à ces restrictions. Parmi les exemples que cite Eriksson, nous trouvons des cas où la solution adoptée par le traducteur s explique, selon nous, par le fait qu il manque d adverbe dérivé équivalent en français : förföriskt grönt : «séduisant de verdure» (* séduisamment) ; ungdomligt blyga leende : «jeune sourire timide» (* jeunement) 13. Dans d autres cas, où il y a un adverbe en -ment, l absence de celui-ci dans la traduction française peut s expliquer par le fait que le syntagme représente deux entités dont la combinaison n est pas bien établie en français : manligt breda skuldror : «ses larges épaules masculines») (? virilement larges) 14. 12 Pour ce qui est des études traitant de la modification adverbiale de l adjectif dans le cadre interne du suédois et du français, nous référons au cadre théorique. 13 Signalons qu il y a un adverbe en -ment synonyme comme juvénilement ; celui-ci forme cependant un syntagme douteux comme? juvénilement timide (ce syntagme ne génère aucune occurrence dans nos bases de données). 14 Une recherche sur ce syntagme dans nos bases de données ne génère aucune occurrence. 7

Pour notre part, nous tenons à préciser, lors de l analyse de nos exemples, les facteurs qui président aux solutions choisies par les traducteurs. Ainsi, nous allons essayer de voir aussi si un adverbe en -ment constituerait une solution applicable dans un cas donné. C est un fait qui, selon nous, n est pas assez clairement souligné dans les études où est traitée cette construction. Pour illustrer cela, citons un exemple que donne Eriksson (2003, p. 45) : ett groteskt kort förhör un interrogatoire presque ridicule de simplicité. L auteur commente cet exemple en constatant que la traduction analytique transmet la relation de cause à effet du syntagme tiré du texte original. Selon nous, une traduction directe ne serait cependant pas exclue (ridiculement simple), traduction où l adverbe aurait l aptitude d exprimer un effet : «l interrogatoire est ridicule à cause de sa simplicité». 15 Pour ce qui est de l étude d Eriksson, la majorité des exemples suédois cités dans cette étude sont tirés de romans, écrits par des auteurs qui «ont fait de cette construction tripartite un moyen stylistique très raffiné, par exemple Pär Lagerkvist, Sven Delblanc et Lars Gustafsson» (Eriksson, 2003, p. 36). Il y a donc un grand intérêt à étudier cette construction un peu plus en détail à partir d un plus grand corpus, où sont représentés un plus grand nombre d auteurs ainsi qu un plus grand nombre de traducteurs. Concernant le couple langagier anglais-français, la construction dont nous nous occupons n est pas discutée de manière approfondie dans l ouvrage pionnier de Vinay et Darbelnet (1977). En citant différents types de transpositions, ils donnent l exemple «The evening was oppressively warm : La soirée était d une chaleur accablante» (p. 99) 16, indiquant qu il s agit ici d une transposition adverbe > adjectif, mais sans le commenter. Nous dirions que la transposition s explique ici par une lacune lexicale en français d adverbe équivalant à oppressively (* accablamment). Qui plus est, l exemple contient la construction de + nom abstrait + adjectif, dont l emploi est bien établi en français. Bref, la transposition de cet exemple est déclenchée surtout par des facteurs inhérents au français. Or, comme nous allons le voir au cours de la présente étude, la transposition peut également être une solution facultative. Dans l étude de Chuquet et Paillard (1989), il y a quelques exemples de la construction adverbe dérivé + adjectif. Les auteurs montrent, à l aide de ces exemples, qu on emploie fréquemment la transposition double en français pour rendre la qualification d un adjectif en anglais (ibid., p. 18) : «remarkably white (skin) : (teint) d une blancheur frappante» ; «basically mistrustful : un fond de défiance» ; «critically ill : dans un état grave» 17. Que l on ait recouru ici à la 15 Voir Guimier (1996, pp. 27-29), qui parle de l effet de sens de l adverbe modifieur de l adjectif. 16 Voir aussi Ballard (1995, p. 18) pour une discussion de cet exemple. 17 Voici les phrases intégrales des deux premiers syntagmes : «A clock somewhere below had begun to strike eleven when a young man of twenty-five or six, tall and slender, with remarkably white skin and very dark hair and eyes, came into the room» (Hammett, The Tenth Clew, cit. Chuquet et Paillard, p. 274) : Quelque part en bas une pendule venait de sonner les premiers coups de onze heures lorqu un jeune homme élancé qui pouvait avoir vingt-cinq ou vingt-six ans entra dans la pièce. Son teint était d une blancheur frappante et il avait les yeux et les cheveux très foncés (c est nous qui mettons les syntagmes en italiques) ; Des siècles de persécution leur ont légué un fond de 8

transposition, s explique, selon les auteurs, par le fait que le suffixe -ment est «beaucoup moins productif en français» que -ly en anglais. Il n y a rien à objecter à cette affirmation, mais pour ce qui est des exemples cités, ils ne vont pas, tous les trois, dans le sens de l affirmation des auteurs. Pour illustrer que le recours à la transposition dans ces cas est dû au fait que l adverbe en -ment est moins productif en français, il serait préférable de choisir des exemples contenant des adverbes en -ly qui manquent d adverbes correspondants en français. Concernant les exemples que citent les auteurs, il y aurait, pour les adverbes en -ly, des équivalents en -ment : remarquablement, fondamentalement, critiquement (ou plutôt gravement dans le contexte donné : gravement malade). On peut constater qu au moins dans deux des trois exemples cités, les adverbes en -ly se seraient bien rendus par ces adverbes en -ment : remarquablement blanc ; gravement malade. En revanche, pour ce qui est de l exemple «basically mistrustful» : «un fond de défiance», l emploi d un adverbe en -ment est plus douteux (? fondamentalement défiant) 18. Quant à l exemple «remarkably white (skin) : (teint) d une blancheur frappante», l affirmation des auteurs est certainement basée sur le fait que frappant manque d adverbe en -ment ; de plus, la transposition illustre la construction répandue de + nom + adjectif. Pour notre part, nous tenons à souligner, encore une fois, l importance d indiquer plus nettement les cas où il y a effectivement une possibilité d employer un adverbe en -ment. Ainsi, dans l exemple donné, le recours à l adverbe remarquablement ne serait pas exclu. On ne saurait donc dire que la transposition est déclenchée par le manque d un adverbe en -ment en français, mais plutôt par la fréquence de la construction de + nom abstrait + adjectif. Les auteurs soulignent eux-mêmes, il est vrai, que les différents cas de transposition présentés dans leur étude «sont à rattacher aux problèmes plus généraux» (ibid., p. 21), mais pour ce qui est de l adverbe et de sa modification de l adjectif, les facteurs ayant une influence sur la traduction ne sont, selon nous, pas exprimés assez explicitement. Dans l étude de Hervey et Higgins (1992, p. 205) est évoquée la prédilection du français pour la nominalisation, ainsi que la fréquence en français de la construction de + nom + adjectif. Un exempe que relèvent les auteurs pour illustrer cela est le suivant : «Army life seemed appallingly insipid to me» : «La vie militaire me semblait d une fadeur désespérante». Ils disent que rendre le syntagme adjectival par désespéramment fade serait une solution «grotesque», même si elle est grammaticalement possible. Nous souscrivons à cette analyse, mais n yaurait-t-il pas d autres adverbes dérivés qui rendraient le sens de l adverbe anglais, par exemple horriblement (horriblement fade)? En d autres termes, il semble qu il y ait une autre solution applicable, non évoquée par les auteurs. défiance, ravivé par les progromes récents et l holocauste hitlérien qui se profile» (Le Monde, cit. Chuquet et Paillard, 1989, p. 354) : Centuries of persecution have left them basically mistrustful, revived by the recent pogroms and the looming holocaust in Nazi Germany» (Traduction du Guardian Weekly, cit. Chuquet et Paillard, 1989, p. 355). (C est nous qui mettons les syntagmes en italiques.) 18 Nous n en avons relevé aucune occurrence dans nos bases de données. 9

Nous pensons que parmi les auteurs qui traitent l adverbe dérivé modifieur de l adjectif d un point de vue anglais français, Ballard (1991, pp. 787-788 et pp. 423-425 ; 1994, pp. 187-189 ; 2004, pp. 175-179) est celui qui le fait de la manière la plus pertinente. Il constate que l adverbe de degré en -ly précédant l adjectif pose problème en traduction, vu qu il peut former avec l adverbe «un ensemble inusité en français». L auteur présente deux solutions auxquelles les traducteurs peuvent avoir recours, ces solutions étant la transposition («She is startlingly beautiful : Elle est d une beauté saisissante» ; «He was repulsively ugly : Il était d une laideur repoussante», «Il était repoussant de laideur» ) et la coordination de deux adjectifs : «A new fresh smell, however pungently disgusting [ ] : «Une autre odeur fraîchement éclose, si forte et si écœurante [ ]» (Ballard, 1994, pp. 187-189). L auteur développe cette discussion dans une étude ultérieure (2004, pp. 175-179) 19, où il cite l exemple so awfully beautiful and mysterious 20. Il dit que le traducteur qui rend ce syntagme par «si terriblement beau et mystérieux» applique «une politique délibérée de calque, au risque de choquer» 21. Selon l auteur, la solution adoptée par un autre traducteur du même exemple est «plus classique», celle-ci étant formulée de la manière suivante : «cette beauté si terrible, et ce mystère». Ballard ne précise cependant pas la raison pour laquelle la première traduction serait choquante. S agit-il de raisons d euphonie ou de la juxtaposition des deux adverbes si et terriblement? Encore une fois il manque une discussion plus approfondie des facteurs en jeu. Bref, nous pouvons constater qu il n existe pas d étude approfondie qui traite, dans une perspective interlinguistique, l adverbe dérivé modifieur de l adjectif. Les quelques études qui abordent cette construction ne le font que superficiellement. Les auteurs citent des exemples qui corroborent l affirmation selon laquelle l adverbe dérivé modifieur de l adjectif pose des problèmes de traduction en français. De plus, ces exemples sont peu nombreux, et les exemples cités ne sont pas toujours authentiques. Le mode d approche adopté par ces auteurs est certainement dû au fait que leurs études traitent une grande diversité de phénomènes, à une exception près l article d Eriksson (2003). Dans cette situation, il est bien naturel de montrer les grandes tendances, notamment les restrictions auxquelles se heurtent les adverbes en -ment. Pour ce qui est des solutions présentées pour résoudre les problèmes de traduction que peut poser en français l adverbe dérivé modifieur de l adjectif, on met surtout l accent sur la transposition 22 (cf. Vinay et Darbelnet (1977, p. 99 ; Chuquet et Paillard, 1989, p. 18 ; 19 Dans cette étude, Ballard cite aussi des exemples où le sens de l adverbe est un autre que celui qui consiste à indiquer le degré : «ruggedly handsome features : traits accentués et beaux» ; «languidly beautiful : alanguie et belle» ; «peacefully bitter silence : silence amer et paisible». 20 Voici l exemple que cite Ballard (2004, p. 175) dans son intégralité : «It s the light that makes her look so awfully beautiful and mysterious (Mansfield : 148// C est la lumière qui le [un bateau] fait paraître si terriblement beau et mystérieux (Merle 1988 : 149)// C est la lumière qui lui donne cette beauté si terrible, et ce mystère (Delamain 1966 : 104)». 21 Pour une définition de calque, voir la section 3.1.1. 22 Mentionnons au passage l étude comparée du français, de l anglais et de l allemand de Pelz (1963), basée sur un petit corpus (3 textes originaux en allemand et 1 texte original en français et en anglais, respectivement). L auteur établit différents schémas de transpositions pour la traduction de l adverbe de manière dans les trois langues. Pour rendre la séquence adverbe + adjectif, construc- 10