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BRUTUS «Nul ne connaissait son nom. Pourtant, tout le monde savait que c était la personne à aller voir en cas de pépin». L incipit du roman policier tombé au sol est d une banalité. En plus du livre, le sol est jonché de clés, de lettres et d éclats de bois. Il y a aussi ce corps. La victime est morte comme elle est née. Recroquevillée en position fœtale, nue et grotesque, on dirait qu elle dort. Mais il y a ces lacérations sur le dos et ces entailles symétriques sur le flanc gauche qui rendent l ensemble disgracieux. Une flaque de sang s est formée autour du corps. J aurais aimé que cette flaque soit parfaitement ronde, pour l esthétique de la scène. Mais le sang suit les rainures du parquet. Bref, une scène de crime banale. L appartement haussmannien est décoré avec goût. Un parquet en chêne massif, quelques tableaux hétéroclites sur les murs blancs, un canapé vert olive moelleux. Une harmonie se dégage presque de l ensemble. Mais une femme rompt le calme du lieu. Assise sur le coin du canapé, elle pleure. Sans doute la maîtresse de la victime. Elle ne s est pas changée depuis la découverte du corps et porte une nuisette en soie beige. Elle est élégante, une posture droite qui fait ressortir sa poitrine, ses cheveux lisses tombent sur ses épaules, les traits de son visage lui donnent une quarantaine d année. Elle pourrait presque compléter le charme du salon, mais ses yeux sont rouges et son nez coule. Je suis sous l encadrement de la porte d entrée et je regarde cette scène un moment, puis j interromps les reniflements. «Bonjour, Mme Angéline Duprès? Je suis détective. Je vais enquêter sur ce crime.» Angéline Duprès ne porte aucune attention sur moi. Elle continue à regarder le corps de la victime en pleurant. Elle n a pas de mouchoir et s essuie avec ses mains et ses bras. Je porte moi aussi mon regard sur la victime. Son nom était Brutus. C était un Jack Russel. Première matinée d enquête. Je traîne dans l immeuble parisien. Belle pierre de taille, bel escalier aux marches rugueuses, tout est propre et bien entretenu. J observe le fourmillement de ce microcosme. Les habitants, la gardienne, le postier. Vers onze heures, un serrurier arrive pour réparer la porte d entrée. «Ah ces vieilles portes parisiennes Un coup de vent et elles s arrachent de leurs gonds - Je ne vous paie pas pour faire des commentaires sur les portes d immeubles haussmannien, répond sèchement Mme Duprès. Réparez-moi ça plutôt! - Pas de souci m dame. Je vous change le canon et je peux vous mettre un renfort au niveau de la serrure, mais chuis pas menuisier, et là, le bois est complètement déchiré.» Le tueur a sans doute enfoncé la porte d un coup de pied. Le pêne de serrure a été éjecté et le bois est éclaté. Récapitulons. 1

Vers 6h du matin, alors que Mme Duprès dort dans sa chambre, un coup violent s abat sur sa porte. Le bruit la réveille en sursaut et elle se précipite vers l entrée. Là, lumière, chien mort, porte éventrée. Aucune trace du criminel. Pas de vol, pas de casse. J écarte le cambriolage. L acte est soit une vengeance, soit une menace. Je ne crois pas trop à l hypothèse de la menace. Nous ne sommes pas dans un règlement de compte mafieux. Pendant que le serrurier répare les dégâts matériels, la gardienne de l immeuble, une certaine Maria, réconforte la propriétaire. «Mme Duprès, c est horrible. S attaquer à une pauvre bête sans défense. Heureusement, le cambrioleur ne vous a pas fait de mal. - Mon pauvre Brutus, il ne méritait pas ça. Il était si gentil.» Bref, conversation banale. Deux heures plus tôt, Maria nettoyait la scène du crime. Il fallut éponger tout le sang sur le parquet en chêne massif, bien frotter entre les rainures. Le corps partit dans un sac poubelle, ceux avec les lanières rouges. Dernière sépulture somme toute classique pour un chien d appartement. «Voilà m dame! J ai fini. Votre nouvelle clé ainsi qu un double.» Sans remercier le serrurier, Mme Duprès récupère les clés et en tend une à la gardienne. «Maria, je vous confie le nouveau double de la clé. Vous pouvez jeter l ancien.» Puis se retournant vers le serrurier. «Combien je vous dois?» Lendemain, 5h30. Je viens observer les allées et venues autour de l immeuble. La rue est calme. Peu de passage de voitures. Peu de passants. J apprécie. 5h50, je vois les gardiens de chaque immeuble sortir les poubelles. Maria pousse deux gros containers pleins à ras bord et sort quelques sacs supplémentaires. Je me demande si Brutus est là-dedans. Bref. 6h, le camion passe et avale les déchets. Les gardiens, ameutés par le bruit, ramènent les containers dans leurs immeubles. Je viens de voir un spectacle se jouer devant moi, une danse. Non, un bal, le bal des ordures parisiennes. Vers 7h, le boucher en face de l immeuble prépare ses étalages. Un apprenti enfile des poulets sur une broche, un autre découpe des morceaux de viande, le patron inspecte les nouvelles carcasses de bœuf. L homme a une figure en pâte à modeler. Ronde et lisse, un sourire naturellement dessiné, une bonhomie collée sur un visage. Je m approche. «Bonjour. - Tiens, toi, je suis sûr que t es là depuis la disparition du toutou, suppose le boucher. - En effet, je suis le détective qui s occupe de l affaire. Vous êtes observateur. Vous connaissiez Brutus? - Oh, c était un bon toutou! Dès qu il sortait de l immeuble, il venait nous voir. Toujours plein d énergie, toujours joyeux. Faut dire qu on le gâtait. Un petit morceau de saucisson, un petit reste de jambon, il se régalait. 2

- Ce chien m avait l air tout à fait aimable. Qui aurait pu lui en vouloir? - Tu sais quoi Moi je pense que c est la voisine qui a fait ça. Celle aux deux gamins. Elle se plaignait tout le temps du chien. Il est dangereux Il a mordu mon fils Il grogne. Moi je l ai jamais vu grogner la pauvre bête. Cette dame, en vérité, elle sait pas élever ses gosses. Deux petits diables. Ils tapent sur les vitres, font peur aux clients. Ils sont mal élevés. Alors la voisine, elle se cherche des excuses. De toute façon, c est une mauvaise cliente. Elle préfère aller au supermarché acheter sa viande. Pff. - Intéressant, merci pour le tuyau. Je vais creuser cette piste. - Toi, t as l air plutôt sympa. Tiens, voilà un petit saucisson! - Oh, je suis plutôt verre de lait le matin, mais j adore le saucisson, je ne peux pas refuser. Merci!» J avale le morceau de saucisson et me retourne vers l immeuble. Une voisine avec deux enfants. Drôle de suspects. 8h38. Je vois une femme et deux enfants sortir de l immeuble au pas de course. La femme porte plusieurs sacs sur les bras, tient les enfants par la main, son écharpe part d un côté, son chemisier de l autre, et le col de son manteau est mal ajusté. Le petit groupe court en direction de l école, tentant d écourter leur retard. J imprime cette image dans ma tête. Voilà une incarnation du désordre, de l agitation, ou plutôt de la confusion. Bref, peu probable que cette mère ait prémédité un meurtre. «Toi, je te vois rôder dans l immeuble depuis que ce chien est mort.» La gardienne est une petite femme menue d environ 45 ans. Elle ne me prête pas vraiment attention. Elle tortille son corps pour inspecter la cage d escalier à la lumière du jour. «Bonjour madame. En effet, je rôde dans l immeuble car je m occupe de l enquête sur le meurtre de Brutus. Auriez-vous vu quelque chose? - Antoine encore lui.» Tout en parlant, elle se penche pour nettoyer un crachat sur le mur. «Antoine? - Ce gamin, toujours à faire des bêtises. À cracher, à salir, à taper contre les murs. C est un nerveux. - Vous pensez qu il a forcé la porte de Mme Duprès?» La gardienne ne me répond pas. Pendant quelques instants, son regard reste suspendu sur les marches de l escalier, puis elle reprend son inspection de la cage d escalier et se penche de temps à 3

autre pour essuyer une saleté. Un sentiment de pitié se dégage de cette personne, alors je la laisse à son labeur. Pendant quelques jours, je me renseigne sur M. Antoine Losée, résident du dernier étage de l immeuble d après sa boîte aux lettres. Une petite filature un matin m indique qu il est étudiant en école de commerce, mais il semble plus préoccupé par son commerce de cannabis que par le commerce international. Bref, un fils à papa. Quatre jours après le meurtre de Brutus, sept heures du matin. Une voiture de police s arrête devant l immeuble. La gardienne ouvre et échange quelques phrases avec deux policiers qui passent le portail. Quelques instants plus tard, ils ressortent avec Antoine, les mains menottés et le regard perdu. Je tente d intercepter les policiers mais je n arrive même pas atteindre la voiture. Ils sont partis, le petit sur la banquette arrière. Je suis devant l entrée de l immeuble, seul, comme un idiot. J essaie de comprendre ce qu il vient de se passer. De l autre côté de la porte, j entends la gardienne discuter avec une autre personne. «C était la police. Ils sont venus chercher M. Losée. - Le petit Antoine?» Je reconnais la voix de Mme Duprès. «Oui, ils pensent que c est lui qui a tué votre chien, annonce la gardienne. Les policiers auraient trouvé un couteau papillon chez lui. - Oh mon dieu!» Le lendemain, le jeune Antoine réapparaît. Son visage est blanc, ses yeux sont cernés. Les gardes à vue sont toujours brutales pour l esprit, parfois pour le corps. Alors qu il monte l escalier pour rejoindre sa chambre de bonne, il croise une voisine, la mère aux deux enfants. «Oh, mon petit Antoine, comment vas-tu? J ai appris pour hier. - Ça va - Les policiers ne t ont pas fait de mal au moins. - Non, ça va» L étudiant fuit du regard la mère. Est-ce de la honte? De l ennui? Je ne saurais discerner les sentiments qui habitent ce jeune garçon. Ces mains tremblent légèrement, réminiscence de la garde à vue ou signe de son addiction au cannabis. «Est-ce qu on t a vraiment arrêté pour le cambriolage? - Oui. Ils pensaient que c était moi, que j avais planté le chien de Mme Duprès. Mais j ai rien fait moi. 4

- Oh mon pauvre. Mais comment la police est remontée jusqu à toi. Quelqu un t a dénoncé? - Ça, je sais pas Mais si je retrouve ce mytho, lui je le planterai!» Antoine accompagne sa parole par un geste de coups de couteau, puis par un crachat sur le mur. La mère recule d un pas. Elle est surprise, un peu apeurée. «Calme toi Antoine, tente-t-elle d une voix tremblante. L important, c est que tu ailles bien et que tu sois libre. D ailleurs, comment tu t en es sorti? - Le matin du cambriolage, j étais à une soirée. Deux potes sont venus témoigner et j ai pu sortir. - Ah... Tant mieux!» La mère dit quelques banalités supplémentaires. Je décide de sortir de l immeuble. Je regarde le ciel, le soleil brûle mes pupilles, je cligne lentement des yeux. La chaleur inonde mon corps et active ma matière grise. Résumons. Le jeune était en possession de la potentielle arme du crime, mais il a un alibi. Il a appelé la propriétaire Mme Duprès alors qu il a un langage plutôt vulgaire. Il n éprouve donc aucun ressentiment envers elle. Bref, le coupable idéal semble bien innocent dans cette affaire. Le salon de Mme Duprès a presque retrouvé son éclat d avant-crime. Le parquet en chêne massif, le canapé vert olive, les murs blancs aux tableaux hétéroclites. Seule la fracture de la porte d entrée dénote dans ce lieu. Mme Duprès est assise sur une chaise Louis XVI, entourée d Antoine, la voisine mère des deux enfants et Maria la gardienne. Il est 16h et l hôte a servi une tisane verveine-menthe qui inonde l appartement d une odeur agréable. Tout est en place. Je peux commencer. «Bonjour à tous et merci d'avoir accepté cette invitation. Comme vous le savez, je suis le détective qui enquête sur le meurtre de Brutus, le Jack Russel de Mme Duprès. J ai pu au cours de ces derniers jours observer l entourage de ma cliente, entendre vos témoignages et analyser vos comportements. C est assez remarquable, il suffit de se faufiler sous un escalier, d écouter quelques conversations et un monde entier s ouvre à vous, des vies sont mises à nu. Bref, la laideur de l âme humaine m est apparue. «Oui! Je parle de laideur. Vous êtes tous laids. Parmi vous se cache le tueur d un animal sans défense, d un chien fidèle et aimant, et même si j'exècre ces animaux, il faut leur reconnaître leur titre de meilleur ami de l homme. Or, vous auriez pu, chacun d entre vous, jouer le rôle du tueur. «Commençons par Antoine, le coupable idéal. Ce jeune fils à papa fait payer tous les mois à ses parents un loyer car il est en mal d indépendance. Mais comment utilise-t-il cette liberté? En s adonnant au cannabis, aux soirées étudiantes et à l ignorance de son espèce. Un parasite qui s adaptera bien à la société future, il y trouvera sa place. Pourquoi est-il le coupable idéal? Il a en 5

sa possession un couteau papillon à lame symétrique. Lors de mon arrivée sur les lieux du crime, j ai pu constater les entailles sur le flanc gauche de la victime. Parfaitement symétrique, ce qui est assez rare. Antoine a donc en sa possession l arme du crime. Le motif de cet assassinat est en revanche plus obscur : un besoin de tester ses limites? Une volonté de défier une société autoritaire? Je l avoue, ça parait peu probable, assez ridicule même. «La personne qui aurait eu un réel motif : une mère. Votre vie est pénible. Deux enfants, seule pour les élever et un chien qui aboie à tout heure de la journée et de la nuit. Bref, une vie misérable. Si en plus, le chien se permet de mordre un enfant... le lien entre une mère et ses petits est si fort, c est une lame destructrice. Blessez l enfant, la mère vous avalera. Est-ce vous qui l avez tué ce pauvre chien? Vous sembliez presque déçu lorsque vous avez appris qu Antoine avait un alibi. Mais votre vie est trop pathétique, trop désorganisée. Vous ne pourriez commettre un meurtre, vous n en avez pas l intelligence. «Enfin, ma cliente, Mme Duprès. Maîtresse des lieux, elle se moque de vous tous. Elle est suffisante, égocentrique, emplie d amour-propre. Elle laisse son chien uriner devant vos portes et mordre vos proches. L ignorance est la pire des maltraitances et Mme Duprès la pratique sans cesse. Elle ignore votre mal-être, elle ignore votre existence. Ne mérite donc-t-elle pas ce sort? «Enfin, au milieu de vous, Maria. Peut-être est-elle la seule personne saine d esprit dans cet immeuble? Mais avec le temps, vous l avez transformé, vous l avez déformé, vous avez créé un monstre à votre image. Regardez comment vous traitez cet immeuble : saleté d animaux, crachat ou dégradation. Vous maltraitez ce lieu, vous maltraitez cette femme. Alors, Maria s est vengée.» Je laisse peser un silence et caresse ma fine moustache. L air s est alourdi, les visages semblent tristes. «Reprenons. Mme Duprès dit avoir entendu un bruit. Elle saute de son lit et court jusqu au salon où elle découvre son chien mort. Combien faut-il de temps pour aller de la chambre au salon? Quelques secondes. Le tueur n aurait pas eu le temps de lacérer et poignarder Brutus, Mme Duprès l aurait vu. Cette incohérence dans les faits est un détail crucial. Comment le crime a-t-il eu lieu? Ou plutôt quand! Il ne pouvait y avoir qu un seul enchaînement logique. Le meurtre a eu lieu avant que la porte ne soit enfoncée. Plus précisément, le tueur a ouvert la porte de l'appartement avec une clé, il a tué l animal, puis il est ressorti. Une fois à l extérieur de l appartement, il a pu simuler l'effraction et enfoncer la porte. Le crime était déjà commis. Et seule une personne possède un double des clés de l appartement de Mme Duprès : la gardienne. À partir de là, tout s explique. «Le matin, Maria était la première personne sur les lieux, prête à débarrasser le corps de la victime et nettoyer les potentielles preuves encore présentes. «Le crime a eu lieu au moment de passage du camion poubelle. Le bruit du véhicule pouvait couvrir l enfonçage de porte depuis les appartements voisins, évitant d attirer l attention. Il 6

aurait été malencontreux que la gardienne croise une autre personne au moment du crime. Mais Maria a négligé un détail, elle ne pouvait pas sortir les poubelles le jour du meurtre. Le lendemain, les containers de l immeuble étaient anormalement remplis. Ce détail aurait pu passer inaperçu. Personne dans une résidence ne s intéresse aux poubelles. Personne ne l a remarqué, n est-ce pas? Vous ne regardez pas les petites gens. L ignorance, une fois de plus. Mais Maria, moi je l ai vu. «Enfin, l arme du crime, ce couteau papillon. À nouveau, le double des clés s est avéré précieux. Maria pouvait facilement récupérer le couteau dans l appartement d Antoine, tuer l animal puis ramener le couteau dans la chambre de bonne, faisant du gamin le coupable idéal, lui qui était absent cette nuit-là. D ailleurs, le jour où la police a embarqué le jeune homme, une seule personne a discuté avec les policiers, Maria. C est elle qui les a contactés. «Votre chère gardienne, la personne qui prend soin de votre lieu de vie, la personne qui écoute vos soucis, la personne qui récupère vos paquets et vous aide au quotidien, cette personne s est vengée de l enfer que vous lui faites vivre. Ce manque de considération, cette négligence, ce dédain, cette violence sourde qui s insinue dans nos habitudes. Maria a tué pour mettre vos vies en suspens. Elle a tué pour calmer sa rage. Elle a tué pour détruire cet entourage destructeur. Cet immeuble, voilà un monde qui se cannibalise.» Monologue terminé, je regarde l assistance. Puis Mme Duprès lève sa tasse de thé : «Bonjour à tous, je vous remercie d être présent. Comme vous le savez, j ai vécu une terrible épreuve. Et c est pour cela que je vous ai invités à ce goûter. Parce qu il faut profiter de la vie et de ceux qui nous accompagne. Je suis heureuse que vous soyez tous là. Merci pour votre soutien. - Merci à vous pour l invitation, enchaîne Antoine. - Merci Angéline, ajoute la mère, votre appartement est toujours décoré avec goût. Et je suis vraiment désolé pour votre chien, ça nous a fait beaucoup de peine, à moi et aux enfants. Mon monologue, aussi démonstratif qu il pouvait l être, ne pouvait être perçu par les humains. Ils ne parlent pas le chat. Ils ne me comprennent pas. J aurais beau crier de toutes mes forces, ils n entendront qu un miaulement. Mme Duprès? demande Antoine. Vous avez pris un chat maintenant que Brutus n est plus là. - Le minou qui est ici. Non, pas vraiment. C est un chat du quartier. Depuis que Brutus n est plus parmi nous, il traîne plus souvent ici. Mais il est très indépendant. Il miaule pour entrer dans l appartement et pour en sortir. Je le laisse se balader, il vit sa vie tranquillement. Je suis chat-détective et observateur de la vie humaine. Maintenant que cette affaire est résolue, je n ai plus rien à faire ici. Vous m ennuyez. Malgré tout, je continue à écouter quelques minutes cette conversation. Je vois un monde de faux-semblant et de mensonges. Seule Maria reste là, immobile. Ses yeux sont fixés sur le parquet, là où se trouvait quelques jours auparavant un corps inanimé, recroquevillé en position fœtale. Bref, une affaire banale. 7