Fausse routine Depuis qu'elle ne travaillait plus, nous pouvions de nouveau nous voir sans que ce soit forcément au petit matin. Raphaëlle était disponible et je glissais dans un confort qui me faisait oublier ses difficultés. Nous nous retrouvions plus souvent, l'après-midi, chez elle. Parfois, nous restions assis très sagement ensemble sur ce canapé gris où nous avions connu nos premiers émois communs, sans aller dans la chambre, à parler de choses et d autres, à regarder un film, à manger ce qu elle avait préparé pour elle-même ou une pizza que nous avions commandée. Nous découvrions ce que nous n'avions pas connu ensemble: nous avions commencé par des rapports charnels, nous n'avions pas eu à parcourir le chemin qui rapproche deux personnes avant de les réunir dans un lit. Au point où nous en étions, il était temps que nous apprenions à nous connaître et ces après-midi tranquilles nous en offraient la possibilité. Une certaine affection s'était installée entre nous. Nous tenions semblait-il l'un à l'autre mais nous n'en parlions pas. Au contraire, je m'enquerrais régulièrement de ses amours! 43
«Alors, et ton policier? Il vient bientôt? - Oh lui... - Tu ne le vois plus? - Je n'ai plus de nouvelles» Pourtant, elle m'avait expliqué comme elle était bien avec lui, comme elle avait envie de lui faire les enfants qu'il n'avait jamais eus. Mais cela, elle me l'avait dit bien longtemps avait que nos rapports ne changeassent, quand j'étais juste un client. Elle m avait confié qu'en réalité, ce policier l avait connu comme moi, à ceci près qu elle l avait rejointe à son hôtel, et qu ensuite elle s'était attachée à lui, presque par pitié pour son histoire et un peu, me disait-elle, pour sa virtuosité au lit. Elle m'avait raconté ce qu'il lui avait dit de sa vie passée, faite d'interventions risquées où on peut se faire tuer parfois. Mais il était maintenant affecté à une fonction plus calme, et menait une vie où il y aurait eu une place pour une femme, pour Raphaëlle peut-être. Elle n était pas amoureuse, cela était évident. Elle voyait en lui une façon de stabiliser enfin sa vie. Cet homme était plus vieux que moi. Je m'en étonnais: 44
«Mais il est vieux, plus que moi. - je préfère les hommes plus âgés que moi. - Que reproches tu aux hommes de ton âge? C'est avec eux que tu devrais chercher à faire ta vie. - Non, je veux un homme qui est déjà installé, qui n'a pas besoin de tout bâtir avec moi. - Tu n'as jamais été avec un homme de ton âge? Et ton mari? - Lui aussi, il a exactement l'âge de ma mère. - Tu me surprends - Oui, que veux tu, je suis somme çà - Et aucun autre? - Si, il y a eu mon ex - Ah oui, celui dont tu ne parles pas. Je suis sûr que tu l'aimes encore - Non - Vraiment? - Oui, c'est bien fini» Je voyais dans l'expression de son visage que si cette histoire était finie, elle en souffrait encore. Elle avait d'autres amoureux, ou plutôt des candidats amoureux qu'elle trouvait parfois par l'intermédiaire des sites de rencontres, comme celui qu'elle me décrivit comme un 45
jeune qui gagnait très bien sa vie et souhaitait construire du sérieux avec elle, c est du moins l expression qu elle employait. C'était clair: Raphaëlle avait ses rendez-vous avec moi et par ailleurs essayait de construire une vie dont elle savait que je ne pourrais pas, du moins ni tout de suite ni facilement lui offrir. J'étais un homme marié et cela lui convenait. J'étais là quand elle le voulait bien mais je ne pouvais pas devenir trop envahissant. Elle était certaine que je ne penserais pas à quitter ma famille pour en construire une autre avec elle. Elle était certaine aussi que je m'effacerais si elle trouvait l'homme idéal. Oui, nous parlions parfois de ses amours. Cela nous évitait aussi de nous interroger sur nos sentiments. Cette fois, l'hiver approchait de sa fin et les premiers jours de mars arrivaient. Raphaëlle n'avait toujours pas retrouvé de travail. J aurais dû m en inquiéter, je m en accommodais puisque nous pouvions continuer à nous voir sans trop nous soucier de nos emplois du temps respectifs. C est du moins ce que je pensais car en réalité, la liberté était surtout pour moi : Raphaëlle 46
était chômeuse, sans papiers, sans ressources. Je préférais ne pas le voir. Elle s abstenait de me rappeler sa situation, elle ne me demandait pas d argent et ne me montrait pas les difficultés qu elle rencontrait. Tout au plus m arrivait-il de payer pour elle quelques factures urgentes, pour des sommes bien inférieures à ce que je lui avais laissé au début de notre relation, quand j étais juste un client. Il m arriva aussi de lui parler de mes propres soucis d argent mais je ne voulais pas qu elle y voie une excuse pour se taire si ses difficultés devenaient trop grandes. Nous évitions donc les sujets qui auraient pu fâcher Et nous trouvions le moyen de nous voir aussi souvent que possible. C'était un mercredi. Ce n'est pas important, mais je me souviens très précisément que c'était un mercredi. Nous avions fait l'amour. «Tu peux me déposer aux Champs-Élysées? - Bien sûr, tu as quelque chose à y faire? - Oui, j'ai un rendez-vous. - Avec un amoureux?» Elle sourit. Elle comprenait ce que j'avais en tête. 47
«Oui, tu te souviens du jeune dont je t'ai parlé? On doit se voir ce soir. Il me plait bien et il a l'air sérieux. - Ah tes amours... - Quoi mes amours? - Tu me parles de ces types qui doivent t'apporter le bonheur mais tu ne les aimes pas, tu les vois comme une solution à tes problèmes. Tu sais, l'amour, çà ne se décide pas, çà vient, çà s'impose. - Mais moi, mon cœur est sec. Je ne peux plus aimer, j'ai trop souffert. - Ah? - Oui, depuis que mon ex m'a quittée, je sais que je ne peux plus aimer. - Tu es encore jeune, tu aimeras. - Non, jamais, alors je dois trouver ma vie» Je ne cherchais pas à savoir ce que cet homme, son «ex», lui avait fait. J avais bien entendu qu elle ne pouvait aimer personne, pas même moi dont je sentais bien qu elle m aimait bien. Juste «bien». Il était tard déjà et arriver aux Champs- Élysées en voiture ne serait pas rapide. Je m'en réjouissais, puisque ce serait encore un peu de temps passé avec Raphaëlle. Et puis, cela nous rapprochait encore. Je conduisais, elle parlait. Le trafic était dense comme je 48
l'avais craint mais nous n'étions pas pressés: nous parcourûmes la rive gauche, ce qui nous permis de passer devant quelques boutiques où des robes luxueuses étaient exposées. «Tu as vu la robe, là, dans la vitrine? J'aimerais porter cela. - Il va falloir qu'il ait les moyens, ton amoureux - Tu crois que c'est cher? - Vu l'endroit où c'est exposé, sans aucun doute. Mais je reconnais que tu as très bon goût. - Tu me l'offrirais? - Ne t'inquiète pas, je n'en ai pas les moyens - Mais si tu les avais? - Oui, évidemment mais que signifie une telle promesse puisque je n'aurais jamais ces moyens - Oh, çà ne fait rien.» Nous approchions, je passais par l'avenue George V qui était très encombrée. Je savais que bientôt j'allais la laisser aller à ce fameux rendez vous, avec cet amoureux qui n'en était pas un. «Tu l'aimes? 49
- Non, je t ai déjà dit que non, et tu sais que je n aime personne, que je n aimerai personne. Pourquoi me demandes tu encore çà? - Tu me dis que tu vas dîner avec un type qui t'intéresse et moi, j'aimerais savoir si tu as des sentiments pour lui. - Mais je ne cherche pas de sentiments - Tu n'en as pas besoin pour être avec un homme? Je veux dire pour envisager de construire quelque chose avec lui, du sérieux? - Non, ce n'est pas ce que je cherche - Et que cherches tu? - Un homme qui s'occupera de moi - Et les sentiments? - Je n'y crois pas - Vraiment? - Non, je n'y crois pas. - Et nous? - Nous? Toi je t'aime bien - Oui, Raphaëlle, tu sais que j'ai de l'affection pour toi, de la tendresse même. Je ne dirais pas de l'amour parce que ce serait trop. Et j'ai l'impression que toi aussi... - Peut être. - Oui c'est notre histoire. - Oui, François, c'est une drôle d'affaire» 50
C'était la première fois, si l on excepte quelques «je t aime» lancés au creux de son lit et vite oubliés, que nous évoquions des sentiments qui pouvaient exister entre nous. «Une drôle d affaire», avait-elle dit, et c était bien l expression qui convenait à notre relation : nous passions un peu de temps ensemble, nous faisions l amour, mais il n était pas question d amour, pas même d amourette. Elle disait même ne pouvoir aimer personne. Cette fois, nous avions évoqué ce que nous ressentions, dont nous ne savions pas bien parler mais qui, sans aucun doute, nous unissait. Étrange concours de circonstances, cela se produisit quand je la conduisais rejoindre un homme qu'elle imaginait lui proposer de vivre avec lui. Cette conversation imprévue nous avait fait admettre que nous avions un tendre sentiment l un pour l autre, nous étions tous les deux incapables de le définir et nous ne voulions surtout pas appeler cela de l amour. Il est vrai que si on regardait comment nous nous étions connus, comment nous avions continué à nous voir, l amour était totalement incongru. Nous nous refusions à l admettre mais nous étions 51
attachés l un à l autre bien plus que ce qu il était raisonnable. 52