Crimes et violences de masse des guerres civiles russes (1918-1921) par Nicolas Werth Avril 2008



Documents pareils
Chap. 5 : la 2 nd guerre mondiale : une guerre d anéantissement Pourquoi parle-t-on de la 2 nd guerre mondiale comme d une guerre d anéantissement

III. Comment les nazis ont-ils organisé ces deux génocides?

C était la guerre des tranchées

El Tres de Mayo, GOYA

La IIe Guerre mondiale, une guerre d anéantissement et génocides Introduction : «radicalisation de la violence» une guerre d anéantissement

I) La politique nazie d extermination

1 ère partie - Avant la libération, le contexte historique

Présentation du DVD Une petite fille privilégiée Un témoignage de Francine Christophe Une histoire dans l Histoire

LA RÉPUBLIQUE DE L ENTRE-DEUX- GUERRES : VICTORIEUSE ET FRAGILISÉE

Fiche de travail n 1 : la mise en place des régimes totalitaires (corrigé)

Symphonie n 13. ou «Babi Yar» Dimitri Chostakovitch sur un poème de Evgueni Evtouchenko.

La politique d'extermination nazie. Les ghettos

La seconde guerre mondiale

Éléments des crimes *,**

CORRECTION BREVET BLANC 2015 PREMIER PARTIE/HISTOIRE

TROISIEME PARTIE LA FRANCE DE 1945 A NOS JOURS. Bilan et mémoires de la seconde guerre mondiale

De l Etat français à la IVème République ( )

Guide des expositions temporaires. Service Educatif Édition 2015

1er sept Les troupes allemandes... C'est le début de la Seconde Guerre mondiale.

27 janvier 2015 Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l Humanité

Terrorisme nucléaire. Michel WAUTELET Université de Mons 6 août 2011

CORRIGE DU LIVRET THEMATIQUE NIVEAU 3 ème

CHAPITRE 2 La Seconde Guerre mondiale : Guerre d anéantissement et génocide des juifs et des Tziganes.

Carnets d Orient POINTS FORTS. La série C

Leçon n 8 : «La République de l entre-deux-guerres : victorieuse et fragilisée»

Document Pourquoi ce discours de 1995 marque-t-il un moment important?

J ai droit, tu as droit, il/elle a droit

Documents et pistes d utilisation sur le thème «les mémoires de la Seconde Guerre Mondiale.

Le génocide de classe : définition, description, comparaison

Histoire Leçon 15 La marche vers la guerre ( 1938 / 1939) Dates : 1936 : remilitarisation de la Rhénanie 1938 : Anschluss de l Autriche

Méthodologie du dossier. Epreuve d histoire de l art

La Libération du Nord-Pas de Calais

été 1914 dans la guerre 15/02-21/09/2014 exposition au Musée Lorrain livret jeune public 8/12 ans

L antisémitisme et les premières actions contre les juifs

De la discrimination à l extermination

CORRECTION BREVET PONDICHERY 2014

Statut de Rome de la Cour pénale internationale

«La prison est la seule solution pour préserver la société.»

CERTIFICATS DE SÉCURITÉ Qu est-ce qu un certificat de sécurité?

REVUE. Annexe : liste des règles coutumières du droit international humanitaire. Le principe de la distinction

L éditorial du 28 décembre de Serge Truffaut du quotidien Le Devoir. Un bon exemple du parti pris idéologique et de l ignorance de l Ukraine.

Extrait de l'ouvrage Le Statut de Rome de la Cour pénale internationale. éditions A.Pedone EAN AVANT-PROPOS

Me Balat, SCP Boré et Salve de Bruneton, SCP Boulloche, SCP Odent et Poulet, SCP Ortscheidt, SCP Rocheteau et Uzan-Sarano, avocat(s)

De la Guerre Froide à un nouvel ordre mondial?( )

Révision de l ombudsman du texte sur le camp d extermination nazi de Sobibor en Pologne, diffusé au Téléjournal le 30 novembre 2009.

FEU SUR LES MESSAGERS

Les hommes, les femmes et les enfants travaillent entre 14 et 17 heures par jour.

Le monde a besoin de paix en Palestine

Thème 3 : La Seconde Guerre mondiale, une guerre d anéantissement ( )

LA SCENE MEDIATIQUE AU MOYEN-ORIENT

THEME : LES ENJEUX DE LA COMMUNICATION A LA GARDE DE SECURITE PENITENTIAIRE

Code de conduite pour les responsables de l'application des lois

utilisés en faveur d un relativisme culturel, allant à l encontre de l universalité des droits de l homme,

ACAT-France. Et si la prison n était pas toujours la solution? SANCTIONNER AUTREMENT. Et si la prison n était pas toujours la solution?

Brève histoire de l Holocauste aux Pays-Bas

Dossier VI. Le XX ème siècle et le monde actuel (1 ère partie) Questions appelant des réponses concises

N 607 ASSEMBLÉE NATIONALE PROPOSITION DE LOI

Conférence de révision du Statut de Rome

Concours citoyen international «Agite Ta Terre!»

LE 24 MAI 2015 Centenaire de la Reconnaissance du Génocide des Arméniens. Le programme génocidaire des Jeunes-Turcs

Cimetière de Thiais Dimanche 30 août Chers camarades,

Le jugement de Pâris et la pomme Par A. Labarrière 2 2

Carrière des Fusillés Musée de la Résistance de Châteaubriant

Les Républicains Espagnols sous Vichy et l occupation

Conférence du RQCAA. Agression et violence contre les aînés. Présenté le 22 mars 2007 Au grand public À l observatoire Vieillissement et Société

Justice et guerre sont-elles compatibles?

CODE PENAL. Mis à jour au 31 mars 2005

Leçon n 11 : «Géopolitique du monde actuel»

L A P O L I C E A L L E M A N D E E N F R A N C E O C C U P E E ( )

Glossaire 3 : 3 Ressources :

LE QUOTIDIEN DANS L ABRI

Marathon des lettres, du 1 er au 18 décembre 2011 Semaines de sensibilisation et d action autour des droits humains

LOI N DU 7 MARS 1961 déterminant la nationalité sénégalaise, modifiée

II. La mise en place d un régime totalitaire, fasciste et raciste. 1. Comment Hitler met en place un État totalitaire et raciste?

«La France d après», c est un clin d œil au slogan de Nicolas Sarkozy lors de la campagne présidentielle de Il ne s agira pas cependant ici de

Convention d assistance FORMULE 2 Véhicule de collection Sans franchise kilométrique

Où et quand cette photo a-t-elle été prise? Comment le devinez-vous?

DISPOSITIF FEMMES EN TRES GRAND DANGER BILAN D UNE ANNÉE D EXPÉRIMENTATION

mission Le conflit des «gars de Lapalme»,

CAS PRATIQUES A LA LUMIÈRE DU NON-REFOULEMENT

REGISTRE DE LA MÉMOIRE DU MONDE. Journal d Anne Frank

«En avant les p tits gars» Chanté Par Fragson Mais que chantait-on en Décembre 1913, à quelques mois du déclenchement de la grande tragédie?

LA REBELLION. a) il faut que l'agent ait agi dans l'exercice de ses fonctions.

La responsabilité civile et pénale. Francis Meyer -Institut du travail Université R. Schuman

Plan d Action de Ouagadougou contre la traite des êtres humains, en particulier des femmes et des enfants, tel qu adopté par la Conférence

Retrouver l état signalétique ou le passé militaire d un combattant des armées françaises nés en France

# 6 : Lundi 6 janvier 2014 «FABRIQUER DES «HOMMES SUPERFLUS»»

Tableau méthodique des mots matières contenus dans l'index alphabétique

THEME : CLES DE CONTROLE. Division euclidienne

MALVEILLANCE ET PROTECTION PHYSIQUE

CENTRE DES ARCHIVES DU MONDE DU TRAVAIL. FONDS ROBERT SERRURIER, Militant du Mouvement de libération ouvrière, puis Culture et Liberté

«Les Arabes sont musulmans, les musulmans sont arabes.»

La fraude fiscale : Une procédure pénale dérogatoire au droit commun. Par Roman Pinösch Avocat au barreau de Paris

Continuité d activité. Enjeux juridiques et responsabilités

Définitions. Définitions sur le logement

A u t e u r : P e r s o n n a g e s :

C est quoi l intimidation?

Cluster protection en RDC KATANGA BESOIN DE RENFORCEMENT DE LA PROTECTION DES CIVILS. Septembre avril 2015

Transcription:

Crimes et violences de masse des guerres civiles russes (1918-1921) par Nicolas Werth Avril 2008 URL stable (en Anglais) : http://www.massviolence.org/article?id_article=176 Version PDF (en Français) : http:/www.massviolence.org/pdfversion?id_article=176&lang=fr http://www.massviolence.org/ - Edited by Jacques Semelin

Les révolutions de 1917 dans l Empire russe débouchent, dès 1918, sur des guerres civiles d une grande violence. Comme dans toute guerre civile, il est particulièrement difficile de faire la part des opérations militaires proprement dites et des violences «collatérales» - pour employer ce terme anachronique dans le contexte des événements de ces années-là : massacres de civils, prises d otages, déportations de populations considérées comme collectivement «ennemies». Dans ces conflits multiformes, aucun camp n a eu le monopole de la violence. Néanmoins, il est indéniable que celle-ci a été l objet d une théorisation beaucoup plus poussée du côté des bolcheviks, à partir du concept, central chez Lénine, de «terreur de masse». Lénine élabore cette formule dès 1905 : face à la violence du régime tsariste dans le contexte des événements révolutionnaires de 1905-1906, le prolétariat et la paysannerie pauvre doivent recourir, explique Lénine, à la «terreur de masse». L appel à la «terreur de masse» réapparaît peu après la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917. Ceux-ci, très minoritaires dans le pays, encouragent à ce moment-là toutes les formes de violence sociale violence des soldats qui, par millions, désertent l armée tsariste en décomposition, violence des jacqueries paysannes qui explosent à l automne 1917 dans le chaos ambiant, violence d un prolétariat urbain déclassé et affamé. L essentiel, pour Lénine, est de canaliser, sous la conduite du Parti, toutes ces violences et les diriger sur les «ennemis de classe», qualifiés déjà «d ennemis du peuple» (décret du Conseil des Commissaires du peuple en date du 28 novembre 1917). Bien plus que la simple canalisation d une violence sociale, la «terreur de masse» se déploie et se développe comme une politique volontariste, théorisée et revendiquée, sans la moindre inhibition, comme un acte de régénération du corps social. Elle s affirme comme l instrument d une politique d hygiène sociale visant à éliminer de la nouvelle société en construction des groupes définis comme «ennemis». D emblée, en effet, le nouveau régime a classé et catégorisé la population à partir du clivage ami/ennemi. Les groupes «amis» étant, par ordre de priorité, le prolétariat ouvrier «de souche», (une notion plus qu aléatoire dans un pays où l immense majorité des quelque trois millions d ouvriers est d origine paysanne), puis les ouvriers agricoles et les paysans pauvres ; les ennemis -le bourgeois, le propriétaire foncier, le pope et le «koulak», ce dernier étant défini comme un «paysan exploiteur» dans un schéma marxiste de «luttes des classes» plaqué sur les réalités complexes d un monde paysan que le nouveau pouvoir bolchevique ignore et méprise pour son «arriération asiatique». Il est d autant plus désinhibant d éliminer les ennemis que ceux-ci sont condamnés par l évolution même de l Histoire, dont les bolcheviks ont les clefs, grâce au scientisme marxiste et à la théorie des «luttes de classes». Dans le discours léniniste, les ennemis sont véritablement réduits au statut «d insecte nuisible», de «poux», de «vermine», de «microbes». Il faut en permanence, écrit Lénine, «épurer», «nettoyer», «purger» la société russe des «puces», des «punaises», des «parasites» qui l infectent et la polluent (cf. son texte Comment organiser l émulation? décembre 1917). Il est indéniable qu un tel langage prépare le meurtre en déshumanisant les victimes qui, bien que condamnées par l évolution historique, restent néanmoins, par un formidable tour de passe-passe dialectique, perçues comme une menace imminente et mortelle. Pour les bolcheviks, et tout particulièrement pour les tchékistes, agents de la Tcheka (Commission extraordinaire de lutte contre la contre-révolution, le sabotage et la spéculation), la police politique du nouveau régime créée le 10 décembre 1917, la «terreur de masse» est aussi promesse d un monde nouveau, régénéré, purifié. En témoigne avec force cet éditorial (18 août 1919) - parmi bien d autres textes semblables- du Krasnyi Metch (Le Glaive Rouge), le journal de la Tcheka de Kiev : «Nous rejetons les vieux systèmes de moralité et d «humanité» inventés par la bourgeoisie dans le but d opprimer et d exploiter les classes inférieures. Notre moralité n a pas de précédent, notre humanité est absolue car elle repose sur un nouvel idéal :détruire toute forme d oppression et de violence. Pour nous, tout est permis car nous sommes les premiers au monde à lever l épée non pas pour opprimer et réduire en esclavage, mais pour libérer l humanité de ses chaînes Du sang? Que le sang coule à flot! Puisque Copyright Online Encyclopedia of Mass Violence Page 2/9

seul le sang peut colorer à tout jamais le drapeau noir de la bourgeoisie pirate en étendard rouge, drapeau de la Révolution. Puisque seule la mort finale du vieux monde peut nous libérer à tout jamais du retour des chacals». La «Terreur Rouge» : septembre - octobre 1918** 31 août-4 septembre 1918 : «En réponse» au double attentat commis, le 30 août 1918, l un contre M. S. Ouritskiii, chef de la Tcheka de Petrograd, l autre contre V. Lénine, à Moscou, environ 1 300 «otages de la bourgeoisie», détenus dans les prisons de Petrograd et de Kronstadt, sont massacrés par des détachements de la Tcheka. 5 septembre 1918 : Le Conseil des Commissaires du peuple publie un décret «Sur la Terreur rouge» appelant à «isoler les ennemis de classe de la Républlique soviétique dans des camps de concentration et de fusiller sur-le-champ tout individu impliqué dans des organisations de Gardes-Blancs, des insurrections ou des émeutes». Septembre-octobre 1918 : Exécutions massives «d otages de la bourgeoisie» à Moscou, Petrograd,Tver, Nijni-Novgorod, Viatka, Perm, Ivano-Voznessensk, Toula, etc. Bilan estimé : 10 000 à 15 000 victimes. (Sources : Ejenedelnik VCK, six numéros parus, du 22 septembre au 27 octobre 1918 ; George Leggett, The Tcheka, Oxford University Press, 1981). En quelques semaines, la Tcheka, police politique du nouveau régime, exécute deux à trois fois plus de personnes que l Empire tsariste n en avait condamné à mort en 92 ans, de 1825 à 1917 et qui, condamnées à l issue de procédures légales, n avaient pas toutes été exécutées, une bonne partie des sentences ayant été commuées en peines de travaux forcés. Exécutions sommaires de grévistes ouvriers par la Tcheka (hiver 1918- printemps 1919)*** Fin 1918-début 1919 : Plusieurs grandes grèves ouvrières (parfois accompagnées de mutineries d unités de l Armée rouge) suscitées par la dégradation des conditions de vie et l arrestation de militants ouvriers mencheviks ou socialistes-révolutionnaires, sont durement réprimées par les unités spéciales de la Tcheka. Les répressions les plus violentes (massacres de manifestants, exécutions massives de grévistes) ont généralement lieu soit dans les villes reconquises sur les Blancs ou les opposants socialistes (SR et mencheviks) où les ouvriers ont soutenu les forces anti-bolcheviques (Oural) soit dans les villes qui constituent, au moment où éclatent les grèves ou les mutineries, une position militaire stratégique (Astrakhan). Parmi les épisodes les plus sanglants et les mieux documentés : 12-14 mars 1919 : Exécutions sommaires et noyades d ouvriers grévistes et de soldats mutinés du 45 e R.I à Astrakhan. Commencée début mars 1919 pour des raisons économiques (normes de rationnement très basses) et politiques (arrestations de militants socialistes non bolcheviques), la grève s amplifia et dégénéra en émeutes lorsque le 45 e R.I. refusa de tirer sur les ouvriers qui défilaient dans le centre ville. Se joignant aux grévistes, les mutins mirent à sac le siège du parti bolchevique, tuant plusieurs responsables. Serge Kirov, président du Comité militaire révolutionnaire de la région, ordonna alors «l extermination sans merci des poux Gardes-blancs par tous les moyens». Les unités de la Tcheka écrasèrent la grève-mutinerie. Du 12 au 14 mars, entre 2 000 et 4 000 grévistes et mutins furent exécutés ou noyés, après avoir été jetés, une pierre au cou, des péniches au milieu de la Volga. À partir du 15 Copyright Online Encyclopedia of Mass Violence Page 3/9

mars, la répression frappa les «bourgeois» de la ville, sous prétexte qu ils avaient «inspiré» le «complot garde-blanc» dont les ouvriers et les soldats n avaient été que la piétaille. Plusieurs centaines de «bourgeois» furent tués. (Sources : S.P.Melgounov, La Terreur rouge en Russie, 1918-1924, Paris, Payot, 1927, p. 58-60 ; P.Silin, «Astrakhanskie rasstrely», in V.Tchenov, Tcheka. Dokumenty po dejatel nosti Cresvycainoï Komissii, Berlin, 1922, p. 248-255). 17-18 mars 1919 : Exécutions sommaires, à la forteresse de Schlüsselbourg d environ 200 ouvriers grévistes des usines Poutilov de Petrograd, après la répression de la grande grève déclenchée début mars dans ce «bastion ouvrier» de Petrograd. Le 10 mars, l assemblée générale des ouvriers des usines Poutilov avait adopté une proclamation condamnant le gouvernement bolchevique et exigeant la liberté des élections aux soviets et aux comités d usine, la suppression des limitations sur les quantités de nourriture que les ouvriers étaient autorisés à rapporter de la campagne à Petrograd (1,5 poud, soit 24 kgs), la libération de tous les militants des «authentiques partis révolutionnaires» (mencheviks et socialistes-révolutionnaires) arrêtés par la Tcheka. S étant rendu en personne sur place, le 13 mars, Lénine fut hué aux cris de «À bas les Juifs et les commissaires!». Le 16 mars, les détachements armés de la Tcheka prirent d assaut les usines Poutilov défendues les armes à la main. 900 ouvriers furent arrêtés. Au cours des jours suivants, environ 200 grévistes furent exécutés sommairement. (Source : V.Brovkin, Behind the Front Lines of the Civil War, Princeton U.P., 1995, p. 69-72 ; G.Leggett, op.cit, p. 313) 20-22 mars 1919 : Exécutions sommaires d une trentaine de grévistes ouvriers à Toula, après l écrasement de la grève aux arsenaux de la ville, déclenchée à cause de la dégradation des conditions de vie et des arrestations menées par la Tcheka dans les milieux des militants ouvriers mencheviks. (Source : V.Brovkin, op.cit, p. 74-75) La «décosaquisation» : 1 ère phase (février-mars 1919) et 2 e phase (2 e semestre 1920)** La «décosaquisation» - c est à dire l élimination des Cosaques du Don et du Kouban en tant que groupe social- occupe une place particulière dans le projet et les pratiques révolutionnaires bolcheviques. Pour la première fois, en effet, le nouveau régime prit un certain nombre de mesures radicales pour anéantir, par des massacres et des déportations, suivant le principe de la responsabilité collective, toute la population d un territoire que les dirigeants bolcheviques appelaient la «Vendée soviétique». La «décosaquisation» ne fut pas le résultat de mesures de rétorsion militaire prises dans le feu des combats, mais d une décision politique, prise par la direction du parti bolchevique. Mise en échec au printemps 1919, à cause des revers militaires des bolcheviks, la «décosaquisation» reprit, en 1920, lors de la reconquête bolchevique des terres cosaques du Don et du Kouban. 24 janvier 1919 : Résolution secrète du Comité central du parti bolchevique appelant à «une terreur massive contre les riches Cosaques, qui devront être exterminés et physiquement liquidés jusqu au dernier. Février-mars 1919 : Massacres massifs «d otages Cosaques» par les troupes régulières de l Armée rouge lors de leur avancée dans la région du Don. En quelques semaines, 8 000 Cosaques exécutés (Sources : V.Brovkin, op.cit, p. 103-105 ; V.L.Genis, «Raskazacivanie v Sovetskoï Rossii», Voprosy Istorii, 1994/1, p. 42-55 ; P.Holquist, «Conduct merciless mass terror» Decossackization on the Don, 1919», Cahiers du Monde russe, vol.38, ½, janvier-juin 1997, p. 127-162). À partir de juin 1920, Karl Lander, un des dirigeants de la Tchéka, est nommé «plénipotentiaire du Kouban et du Don». Il met en place des troïki, tribunaux d exception chargés de la «décosaquisation». Copyright Online Encyclopedia of Mass Violence Page 4/9

Plusieurs milliers de Cosaques condamnés à mort par les troïki. Pratique généralisée du système des «otages» (membres des familles des Cosaques déclarés hors-la-loi), enfermés, sur simple mesure administrative, dans des camps de concentration, le plus grand étant celui de Maïkop. (Sources : V.Brovkin, op.cit, p. 128-129). Fin octobre-début novembre 1920 : Cinq stanitsy (gros bourgs) cosaques (Kalinovskaia, Ermolovskaia, Romanovskaia, Samachinskaia, Mikhaïlovskaia) entièrement vidées de leurs habitants, tous déportés vers le Donbass et mis au travail forcé dans les mines. Nombre de personnes déportées : environ 17 000. (Source : Nicolas Werth, «Un État contre son peuple», in S. Courtois, N. Werth et al, Le Livre Noir du Communisme, Paris, R. Laffont, 1997, p. 114-117). La «Terreur rouge» en Ukraine (mai - août 1918)* La fragilité du pouvoir bolchevique en Ukraine durant les quelques mois de 1918 au cours desquels l Armée rouge occupe les grandes villes ukrainiennes (tandis que les campagnes échappent largement au pouvoir bolchevique) s accompagne d une politique de répression contre les élites de l Ancien régime qui n ont pas eu le temps de fuir. D énormes «indemnités sur la bourgeoisie» sont décrétées ; en attendant qu elles soient payées, les autorités bolcheviques ont recours à l emprisonnement de nombreux «otages de la bourgeoisie» et à de nombreuses vexations (ainsi, à Odessa, Kiev et Kharkov, les «épouses de bourgeois» sont réquisitionnées pour nettoyer les latrines publiques ou les baraquements militaires, où se produisent de nombreux viols). De nombreux massacres et exécutions sommaires «d otages de la bourgeoisie» ont lieu, notamment dans les jours qui précèdent le départ des bolcheviks, devant l avancée des Blancs, en été 1919. Parmi les plus importants : 8-11 juin 1919 : Exécutions massives de» bourgeois» dans les prisons de Kharkov, avant la prise de la ville par les Blancs (12 juin 1919). Estimations du nombre de victimes : de 500 à 1 000. Juin-août 1919 : Exécutions massives «d otages de la bourgeoisie» à Odessa. Estimations du nombre de victimes : environ 2 000. Août 1919 : Exécutions massives «d otages de la bourgeoisie» à Kiev. Estimations du nombre de victimes : 1 800 durant les quinze jours précédant la chute de la ville (28 août) reprise par les armées blanches. 3 000 pour l ensemble de la période d occupation bolchevique de la ville (février-août 1919). (Source : V.Brovkin, op.cit, p. 119-126) Les pogromes en Ukraine (1919-1921)* Les populations juives d Ukraine (et, dans une moindre mesure, de Biélorussie) furent victimes, au cours de la guerre civile, des plus terribles pogromes jamais commis jusque-là dans ces régions, pourtant déjà durement frappées par les pogromes de 1903-1906. On estime à 150 000 environ le nombre de victimes juives de pogromes (125 000 en Ukraine, 25 000 en Biélorussie) entre 1918 et 1922. La pire année fut sans conteste 1919. Les pogromes furent commis par les unités armées les plus diverses : par les Armées blanches, sous la direction du Général Denikine, par les troupes de la République populaire ukrainienne, dirigées par S. Petlioura, par les détachements des différents «atamans» (Sokolovski, Kozyr-Zyrka, Hrigoriyv, Zelenyi) véritables «seigneurs de la guerre», par les détachements de «Verts» (paysans insurgés), voire par certaines unités de l Armée Rouge (notamment par la fameuse Copyright Online Encyclopedia of Mass Violence Page 5/9

Konarmia, la 1 ère Armée de cavalerie commandée par Budienny). Certains bourgs d Ukraine et de Biélorussie furent le théâtre de plusieurs pogromes commis par des unités différentes, tout au cours de la période. Les villes (Kharkov, Ekaterinoslavl) ne furent pas épargnées, notamment après leur reprise par les Blancs, les Juifs étant systématiquement assimilés aux bolcheviks par l amalgame du «judéobolchevisme» accepté par tous les perpétrateurs de pogromes, à quelque formation qu ils appartinssent. Parmi les pogromes les plus importants : 15-17 février 1919 : Proskourov (province de Podolsk) Massacres, viols, pillages par les unités armées de la République populaire d Ukraine. Nombre de victimes estimées : entre 1 500 et 1 800. 22-26 mars 1919 : Jitomir (province de Volhynie) Massacres, viols, pillages par les unités armées de la république populaire d Ukraine. Nombre de victimes estimées : entre 500 et 700. 11-12 mai 1919 : Gorodische (province de Kiev) Massacres, pillages par des détachements de l Ataman Hrigoriyv. 13 mai 1919 : Tal noie (province de Kiev). Massacres, pillages par des détachements de l Ataman Hrigoriyv. 12-14 mai 1919 : Ouman (province de Kiev). Massacres, pillages par des détachements de l Ataman Hrigoriyv. Nombre de victimes estimées : entre 800 et 1 200. 18-19 mai 1919 : Smela (province de Kiev). Massacres, pillages par des détachements de l Ataman Hrigoriyv. 15-20 mai 1919 : Elizavetgrad (province de Kiev). Massacres, viols, pillages par des détachements de l Ataman Hrigoriyv.Nombre de victimes estimées : entre 1 300 et 3 000. 26-28 mai 1919 : Trostianets (province de Podolsk). Massacres, pillages par des paysans locaux et des déserteurs («Verts»). Nombre de victimes estimées : 400. 15-18 juin 1919 : Kharkov, après la reprise de la ville par les unités de l armée de Denikine. Massacres, pillages. Nombre de victimes estimées : de 800 à 2 500. 24 juin 1919 : Alexandria (province de Kherson). Massacres, pillages par des détachements de l Ataman Hrigoriyv. Nombre de victimes estimées : 300 à 700. 16-18 août 1919 : Pogrebische (province de Kiev). Massacres, pillages par des détachements de l Ataman Zelenyi. Nombre de victimes estimées : 400 à 500. 2-6 septembre 1919 : Fastov (province de Kiev). Massacres, pillages par des détachements de l Armée blanche. Nombre de victimes estimées : 1 000 à 1 500. 28-29 septembre 1919 : Smela (province de Kiev). Massacres, pillages par des détachements de l Armée blanche. Nombre de victimes estimées : 112. 14-15 décembre 1919 : Smela (province de Kiev). Massacres, pillages par des détachements de la 1 ère Armée de Cavalerie (Armée rouge). Nombre de victimes estimées : 107. (Sources : I.Heifetz, The Slaughter of Jews in Ukraine, New York, 1922 ; L.B.Miliakova, E.S.Rozenblat, I.E.Elenskaia (eds), Copyright Online Encyclopedia of Mass Violence Page 6/9

Pogromy na Ukraine, v Belorussii i Evropeiskoi casti Rossii, 1918-1922. Sbornik dokumentov, Moskva, 2006). La Terreur blanche dans les régions orientales (Oural, Sibérie) contrôlées par l Amiral Koltchak (fin 1918-mi 1919)* À la différence de la Terreur rouge, la Terreur blanche ne fut jamais érigée en système. Le plus souvent incontrôlée, perpétrée par des «chefs de guerre» tels que les Atamans cosaques Semenov ou Annenkov, elle n en eut pas moins ses «cibles» privilégiées : militants socialistes, couches populaires soupçonnées de sympathies bolcheviques, Juifs (assimilés aux bolcheviques), dans le droit fil des discriminations et des répressions qui avaient eu cours sous l Ancien régime tsariste. Les plus grands massacres d opposants et de civils «ennemis» eurent lieu, comme ce fut aussi souvent le cas avec la «Terreur rouge», au moment où les forces blanches étaient sur le point d abandonner telle ou telle ville, telle ou telle position. Parmi les massacres les plus notables : 25-26 décembre 1918 : Massacre de plusieurs centaines de militants socialistes et d ouvriers arrêtés et emprisonnés à Omsk, par des unités du général I.N.Krasilnikov (Armée de l Amiral Koltchak). Mi-avril 1919 : Massacre de 670 prisonniers (militants socialistes-révolutionnaires, ouvriers) incarcérés dans la prison de Oufa. Mai 1919 : Massacre de 350 prisonniers incarcérés à la prison de Tchita. 10-14 juillet 1919 : Pogrom à Ekaterinbourg. Environ 2 200 victimes, juives pour la plupart. (Sources : Brovkin, op.cit, p. 205-206S.melgunov, Tragedia Admirala Koltchaka, Berlin, 1923, p. 78-90). Massacres massifs de civils par les bolcheviks en Crimée (mi-novembre-fin décembre 1920)* Exception faite des pogroms perpétrés en 1919-1921 en Ukraine et en Biélorussie par les groupes armés les plus divers, c est en Crimée, au moment de l évacuation des dernières unités de l Armée blanche commandée par Wrangel, que les massacres de civils atteignirent leur apogée. En quelques semaines (de mi-novembre à fin décembre 1920), environ 50 000 personnes furent fusillées ou pendues, en majorité des civils, appartenant souvent aux élites sociales, ayant suivi la retraite de l Armée blanche jusque dans la péninsule de Crimée. Dans un premier temps (de mi-novembre à début décembre), les massacres de civils qui n ont pas pu embarquer avec les troupes évacuées, se multiplient «spontanément». Dans un second temps, les autorités bolcheviques procèdent à un fichage aussi complet que possible, étant donné les circonstances, de la population des principales villes de Crimée. Chaque habitant doit se présenter à la Tcheka pour y remplir un long questionnaire d enquête. Sur la base de ces «enquêtes», la population est classée en trois catégories : à fusiller, à envoyer en camp de concentration, à épargner. (Sources : S. Melgunov, Krasnyi Terror v Rossii, p. 187-202 ; V. Brovkin, op.cit, p. 346-349) Copyright Online Encyclopedia of Mass Violence Page 7/9

Exécutions massives d otages et enfermement de populations civiles dans des camps de concentration à la suite de la répression de l insurrection paysanne de la province de Tambov (été 1921)*** De toutes les révoltes paysannes provoquées par la politique de réquisitions massives de produits agricoles, l insurrection de Tambov fut la plus longue, la plus importante et la mieux organisée. Pour vaincre cette insurrection, le général Toukhatchevski, nommé le 27 avril 1921 par le Politburo «Commandant en chef des opérations de liquidation des bandits dans la province de Tambov» eut recours à une véritable politique de terreur associant prises d otages, exécutions de masse, internements de dizaines de milliers de civils dans des camps de concentration, extermination de paysans insurgés par l emploi de gaz asphyxiants, déportations de villages entiers soupçonnés d aider ou d abriter les «bandits». On retiendra notamment : 11 juin 1921 : Ordre du jour n 171 de Toukhatchevskii prévoyant de «fusiller sur place sans jugement tout citoyen qui refuse de donner son nom», de «fusiller les otages dans les villages où sont cachées des armes», de «fusiller sur place sans jugement l aîné des familles de bandits». 12 juin 1921 : Ordre de Toukhatchevski de «nettoyer les forêts où se cachent les bandits au moyen de gaz asphyxiants». Juillet 1921 : Ouverture de 7 camps de concentration dans la province de Tambov où sont enfermés les «familles des bandits insurgés». Ces camps comptent, fin juillet 1921, environ 50 000 personnes, en majorité des femmes, des vieillards et des enfants. Le typhus, le choléra, les disettes y font des ravages. En automne 1921, la mortalité y atteint 15 à 20% par mois. (Source : V.P.Danilov, T.Shanin, Krestianskoie vosstanie v Tambovskoi guberniii v 1919-1921 g, Tambov, 1994). Bibliographie a) Collections de documents Bernshtam, M. (ed), 1982, Ural i Prikamie, noiabr 1917- ianvar 1919. Dokumenty i materialy, Paris, YMCA Press Belov, G.A. (ed), 1958, Iz istorii Vserossiiskoi chrezvychainoi kommissii, 1917-1921, Moscou, Politizdat. Cernov, Cheka. Materialy po deiatel nosti chrezvychainykh kommissii, Berlin, Iz.TsKPSR, 1922 Danilov V., Shanin, T. (ed), 1994, Antonovschina, Tambov Felshtinskii, Y., 1992, Krasnyi Terror v gody Grazhdanskoi voiny, London, Overseas Publications. Meijer, J. (ed), 1964, The Trotsky Papers, 1917-1922, The Hague, Mouton Miliakova, L.B., Rozenblat E.S, Elenskaia, I.E (eds), 2006, Kniga Pogromov. Pogromy na Ukraine, v Belorussii i v Evropeiskoi casti Rossii, 1918-1922. Sbornik dokumentov, Moscou, Rosspen. Copyright Online Encyclopedia of Mass Violence Page 8/9

b) Études Baynac J., 1975, La Terreur sous Lénine, Paris, Sagittaire Brovkin, V., 1994, Behind the Front Lines of the Cicil War, Princeton University Press. Budnitskii O.V., 2006, Rossiiskie evrei mejdu krasnymi i belymi, Moscou, Rosspen. Courtois, S., Werth, N. & AL, 1997, Le Livre Noir du communisme, Paris, Laffont. Figes, O., 1989, Peasant Russia, Civil War. The Volga countryside in revolution, 1917-1921, Oxford University Press. Frenkin, M., 1987, Tragedia krest ianskikh vosstanii v Rossii, 1918-1921, Jerusalem, Leksikon, 1987 Graziosi, A., 1997, Bolsheviki i krestiane na Ukraine, 1918-1919, Moscou, AIRO-XX. Heifetz, E., 1921, The Slaughter of the Jews in the Ukraine in 1919, New-York, T. Seltzer. Holquist, P, 1997, «Conduct merciless mass terror.decossackization on the Don, 1919», Cahiers du Monde russe, 38 (1-2) :127-162. Holquist, P., 2002, Making war, Forging revolution. Russia s continuum of crisis, 1914-1921, Cambridge U.P. Leggett, G., 1981, The Cheka : Lenin s Political Police, New-York, Oxford U.P. Melgunov, S., 1924, Krasnyi Terror v Rossii, 1918-1923, Berlin, Vataga Osipova, T., 1997, «Peasant Rebellions : Origin, Scope, Dynamics, and Consequences», in Brovkin, V. (ed), The Bolsheviks in Russian Society, New Haven&London, Yale University Press. Copyright Online Encyclopedia of Mass Violence Page 9/9