RÉSISTANCE À AUSCHWITZ III



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Transcription:

54 RÉSISTANCE À AUSCHWITZ III À 17 ans, ne pouvant supporter l occupation allemande qui devenait de plus en plus opprimante pour tous, et en plus pour nous, juifs, les terribles lois raciales, je faisais de la résistance avec un groupe de jeunes Nogentais. En 1941, j avisai mon père de mon intention de quitter la France avec mes camarades pour rejoindre le Général de Gaulle à Londres. Il refusa et me nomma chef de famille, devant, lui même, rejoindre la Résistance dans la Nièvre. Le 14 octobre 1941, un décret-loi enlevait la nationalité française aux six membres de ma famille. Le 1 er septembre 1942, je fus arrêté avec ma mère par la police française. Un inspecteur spécialiste de l interrogatoire, nous dit : "Lorsque l on a votre religion, que l on est déchu de la nationalité française, de plus un père terroriste, on accepte le marché suivant : je vous libère si vous coopérez : où se trouve t il? Ce n est pas vous que je vise, mais l organisation à laquelle il appartient!" N obtenant pas satisfaction, il donna des ordres en refusant de nous faire escorter pour prendre quelques effets personnels à notre domicile. La police se rendit à l école et arrêta mes deux jeunes frères et ma petite sœur, puis nous transférèrent au camp d internement de Drancy. C est sans surprise que je découvris des gardes mobiles sur des miradors ou faisant des rondes. Tous surveillant les internés au travers d un réseau de fils de fer barbelés cernant un ensemble immobilier en béton, haut de quatre étages, destiné initialement à des logements sociaux. L administration interne du camp était régie par les prisonniers. Un responsable nous réceptionna. Nous traversâmes de longs couloirs pour arriver dans une vaste surface nue sans la moindre séparation Elle comportait uniquement des paillasses à même le sol. À nous de nous débrouiller avec nos voisins pour le reste. Le lendemain, j eus la chance qu un responsable comprenant notre situation précaire, me demande de le suivre au magasinage où il me remit un jeu de linge pour toute la famille. Les heures et les journées qui passèrent nous habituèrent à vivre en communauté, sans le moindre confort, tous confondus, hommes, femmes, enfants. Adieu les bonnes manières, la chaleur au foyer. C était le début de la vie concentrationnaire. Nous déshabiller ou nous laver à la salle d eau, réduite à quelques robinets pour des dizaines et des dizaines d internés, relevait de l exploit. Les sanitaires étaient répugnants. Le matin, nous recevions un pâle café et seulement le soir, une soupe infecte et un peu de pain. Souvent les punaises tombaient du plafond. Pour obtenir un petit supplément de nourriture pour ma famille, je me portai volontaire pour toutes les corvées. La majorité des gens passaient des journées dans la cour. C est ainsi que je sympathisai avec un petit groupe de jeunes d expression française. Chacun racontait son histoire et le temps passait inexorablement, jusqu au moment où mes nouveaux amis furent déportés. Dès l appel matinal du 14 septembre 1942, nous savions en entendant nos noms, que notre tour était arrivé. Fouille, argent et bijoux confisqués, mille malheureux, fortement escortés, furent dirigés vers le quai d embarquement où des SS nous attendaient. Ils donnèrent des ordres en nous poussant sans ménagement à raison de cent personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards invalides ou non dans les wagons à bestiaux prévus selon les normes françaises, pour 8 chevaux en long ou 40 hommes. Les premiers arrivants furent plaqués contre les parois par les suivants, eux-mêmes poussés par les coups de crosse des SS. En peu de temps, nous ressemblions à du bétail mené à l abattoir. Peu après, le signal du départ fut donné. Voulant garder l espoir, une rumeur circulait sur Pitchi-Poï, lointain village polonais où, sous le contrôle des allemands, les familles devaient

55 être réunies pour travailler ensemble. La faim et la soif nous tenaillaient. Nous étions si comprimés qu il nous était impossible d accéder au tonneau sanitaire. Les tentatives d évasion étaient réglées à la mitraillette. Le 16 septembre 1942, après deux jours et trois nuits de voyage extrêmement pénible, un grincement de freins se fit entendre. Le train ralentit et s immobilisa. De l intérieur du wagon, l on entendait des bruits de bottes, des aboiements de chiens et des ordres. La porte s ouvrit avec fracas livrant le passage à un vent glacial qui purifia l odeur pestilentielle du wagon. Des têtes hargneuses apparurent, portant le casque d acier marqué de l insigne SS. Des yeux nous fixèrent comme si nous étions des bêtes enragées. C était l enfer! Les hurlements de SS : "Los!"Les hommes valides descendent du train!" se joignirent aux aboiements des chiens excités contre nous. À ce moment, ma mère me dit, en me regardant avec désespoir : "Jure-moi de ne jamais attenter à ta vie et témoigne du drame affreux qui nous frappe, car personne d autre ne reviendra pour le faire". Je fis le serment. Nous nous embrassâmes. Avec difficulté, je réussis à m extraire du wagon où il y avait des morts, des agonisants et même un malheureux ayant perdu la raison et rejoignis sur le quai de la gare de Kosel un groupe d une centaine de personnes aveuglées par la puissance des projecteurs. Les portes se refermèrent sur le convoi numéro 32. Le train s éloigna, emmenant ma famille et les 900 autres déportés vers leur atroce destin. C était la chambre à gaz et le four crématoire d Auschwitz-Birkenau qui les attendaient à leur arrivée au camp. Les SS s éloignèrent, laissant la place à des policiers d escorte qui nous dirigèrent sans ménagement au petit camp de Gogolin, puis huit jours plus tard au terrible camp de dressage de Yoanesdorf où, sous les coups, manœuvres dans la boue et autres sévices, il nous fut inculqué la discipline en même temps que les rudiments de la langue allemande. Octobre 1941. De nouveau, transport! Nous arrivâmes dans le sud de la Pologne, à l Ouest de la Haute-Silésie, sur les bords du fleuve Oder, à cinq kilomètres de l immense complexe chimique et industriel de Blechhammer, ayant pour particularité la fabrication de produits synthétiques, tels que : carburant pour la marine de guerre allemande, caoutchouc, matières plastiques, margarine et autres. Le tout extrait des briquettes de charbon. Y travaillaient 60 000 ouvriers : civils contraints de travailler par la force, des volontaires, de nombreux prisonniers de guerre, principalement : Français, Anglais, Russes, quelques Américains et nous les déportés. Je découvris avec horreur sur le fronton de la porte d entrée, l inscription "Camp de travaux forcés pour juifs". Nous fûmes comptés dès le franchissement de la porte, puis dirigés sur la place d appel, où le commandant allemand du camp, nous annonça froidement : "Ici, il y a deux moyens de sortir : la porte qui ne s ouvre pas ou le cimetière. Il y a quelques mois, le camp de Blechhammer était un enfer ; c est maintenant un paradis grâce à vos camarades qui travaillent dans les Kommandos. N oubliez pas que vous n avez plus de nom. Vous n êtes rien; vous êtes une unité ayant l obligation d obéir à tous les ordres et commandements. Interdiction d être en possession d argent, de documents, de photographies ou de lettres, de recevoir des colis, de se mettre en liaison avec des civils, des ouvriers du chantier ou prisonniers de guerre, et même avec les détenus femmes. Vous serez pendus à la première désobéissance." Ayant terminé, il nous laissa, rompus de fatigue, à la disposition des déportés responsable du camp. Ces propos démoralisants furent suivis du traditionnel passage à la "Politische Abteilung" pour l enregistrement de nos déclarations et le grand jeu : coiffeur, contrôle des poux et douche. Puis on nous dirigea vers nos lieux respectifs. J entrai dans un dortoir du baraquement n 7. Six lits à double étage meublaient chaque côté de la chambre. Au milieu, une grande table et deux bancs composaient le mobilier. Un responsable remit à chacun, une gamelle, cuillère et gobelet. Une sonnerie annonça le "repas". La soupe liquide était infecte et le morceau de pain si petit qu il ne nous rassasia pas. La sonnerie du réveil retentit à 4 heures du matin.

56 Parfaitement rodé à la discipline minutée des camps, j exécutai mécaniquement tous les mouvements matinaux. Après deux heures d attente éprouvante sur la place d appel et après le comptage, les kommandos sortirent travailler en extérieur, alors que le nôtre attendait toujours. Un kapo nous informa que nous allions travailler à l agrandissement du camp prévu pour 5000 déportés. Quand la journée de travail fut terminée, nous nous retrouvâmes de nouveau sur la place d appel où il nous fallut attendre aussi longtemps que le matin. Entre le lever et le coucher, il se passait 18 heures à rester debout dans le froid et la boue. Ce qui nous laissait peu de temps pour dormir. Après trois mois de travaux pénibles, j allai travailler à l extérieur. Mon kommando de 20 déportés, un kapo en tête et un policier fermant la marche, prit la suite des kommandos qui sortaient en rang par cinq, fortement encadrés tous les mètres par un garde de chaque côté de la route. Seul le bruit des sabots heurtant en cadence le sol gelé rompait le silence du jour naissant. Après avoir franchi une fantastique enceinte de fils de fer barbelés entourant l ensemble du combinat industriel de Blechhammer, la longue colonne de déportés se fractionna. En arrivant à destination, je compris qu un nouveau bâtiment devait être construit. À nous, pelles, pioches pour creuser des trous et faire des fondations dans le sol dur et glacé. Mon moral était au plus bas. Je me sentais seul, abandonné, ignorant ce qu était devenue ma famille qui me manquait tant, perdu dans un monde hostile où la mort régnait au quotidien. Ce travail terminé, je fus muté d autorité dans un autre kommando, dénommé "transport". Il fallait décharger rapidement des wagons de gravier. Nous avions les mains en sang à vider les péniches de leurs briques. Porter des sacs de ciment de 50 kilos à dos d homme en courant sous les coups de triques pour conserver la cadence, relevait de l exploit. Nous devions aussi calorifuger des canalisations avec des rouleaux de laine de verre qui s incrustait dans les pores de la peau. Beaucoup de camarades mouraient. Je sentais mon tour arriver. Je n avais plus de force. Miraculeusement, je retrouvai un jeune camarade connu à Drancy, qui me fit entrer dans un kommando de spécialistes travaillant à l'intérieur des bâtiments. Là, j'étais au chaud alors qu'à l'extérieur la température descendait dans ce dur climat de la Haute Silésie, jusqu'à moins 40 degrés. Mon travail, dirigé par le contremaître, consistait à mettre en place un réseau électrique dans un nouveau bâtiment, puis à en assurer le fonctionnement. Il me faisait confiance et il avait tort. Profitant de mes allées et venues au magasinage, pour fourniture d'outils, ou lors des bombardements, je faisais des sabotages selon les possibilités du moment. Qu'il était doux à mon âme de patriote, de constater qu'un seul déporté, privé de liberté, réduit à l'esclavage, un moins que rien, une unité comme nous appelaient les gardiens SS, réussissait par sa seule volonté et au péril de sa vie, à parvenir à ses fins : freiner la production de guerre nazie. Couper des fils électriques ou téléphoniques était chose courante pour moi et de temps à autre, je parvenais à effectuer des sabotages importants. Entre autres, connaissant le fonctionnement des machines, j'introduisais des pièces métalliques dans les malaxeurs à charbon, genre vis sans fin qui, en tournant, faisait avancer le tout vers deux énormes rouleaux de métal servant de moules à briquettes, réglés pour un passage de charbon plat et malléable. Il en résulta une telle pression sur les axes qu'ils se brisèrent et tombèrent à terre, d'où l interruption de fonctionnement de la chaîne de production. Ne pouvant effectuer des soudures sur les axes et les Allemands n'ayant pas de pièces de rechange, la fabrication fut bloquée pendant une longue période. La gestapo n'ayant pas trouvé les coupables, fit de terribles représailles et redoubla d'attention Ainsi que la police du chantier, nos gardes, kapos et autres. Malgré les risques, je continuai les sabotages et devins espion. Pendant les alertes aériennes, je subtilisai des documents que je remettais à la Résistance polonaise par l'intermédiaire d'un aviateur américain prisonnier de guerre qui avait la connexion. Courant 1943, la Kommandantur du camp d'auschwitz procéda à des transactions, afin de prendre les camps de juifs des environs sous son administration centrale, et après

57 accord à de très hauts niveaux, notre camp de travaux forcés fût dissout et devint KL (Konzentration Lager), c'est-à-dire : camp de concentration dépendant d'auschwitz III. Les SS arrivèrent Tandis que les policiers qui nous gardaient depuis si longtemps quittaient définitivement le camp. L'inscription en fer forgé surmontant l'entrée du camp, devint Arbeit macht Frei (le travail rend libre). Dans les heures qui suivirent, nous entrâmes dans une baraque où le cycle de recensement commença par des questionnaires à remplir. Je signai une nouvelle fois que j'étais ennemi le l'état allemand et fus tatoué 178 177 sur l'avant-bras gauche, numéro correspondant à mon dossier. Puis douche, désinfection, abandon des vêtements civils pour des uniformes rayés d'auschwitz : deux morceaux de toile à utiliser en chaussettes et des galoches à semelle de bois montée de toile épaisse ; à nous de nous débrouiller pour les pointures. Notre kapo nous remit un pochoir pour imprimer un triangle rouge avec F signifiant France au centre et le matricule sur deux bandes remises au magasinage, une à coudre sur le côté gauche de la veste à hauteur du cœur, l'autre sur la jambe droite du pantalon à hauteur de la cuisse. Quant tout fut terminé, le nouveau commandant SS ajouta à ce que nous savions déjà : "Vous dépendez maintenant de la juridiction SS. Jusqu'ici vous étiez des "Untermenschen" (sous-hommes), maintenant vous êtes des numéros qui deviennent lors des comptages : "Stücks" (unités). Gare aux transports si vous tombez malades. Nous allons construire un four crématoire." Au temps des policiers, un saboteur était abattu immédiatement ou partait en transport et il disparaissait. Les SS nous donnèrent rapidement un aperçu de ce qui nous attendait. Deux déportés dénoncés par un contremaître comme saboteurs, et le kapo qui les défendait, furent arrêtés, incarcérés dans une nouvelle prison bunker. Puis, pour donner l'exemple, ils furent pendus sous nos yeux sur la place d'appel. Les SS nous firent défiler au pas cadencé, avec obligation de tourner la tête du côté des suppliciés. Après deux jours d'exposition, ils finirent au four crématoire. Malgré la déshumanisation que nous subissions, les coups, privations, nous conservions nos valeurs essentielles, grâce à l'esprit de survie et d'entraide de notre groupe de camarades. Un ensemble de nouveaux baraquements fut construit dans un quartier isolé, réservé uniquement aux déportés non juifs. Le premier convoi était composé de passeurs résistants venant de la région de Besançon, qui nous donnèrent des nouvelles du pays. D'autres convois suivirent. Un convoi de hongrois se dirigeant vers Auschwitz-Birkenau, fit halte au camp. Ils durent se dénuder et reçurent des guenilles. Les femmes et les enfants pleuraient. J'entendis des cris "Témoignez de notre sort. Notre convoi part pour une extermination". Au moment de partir, un homme courageux se jeta sur un SS pour lui prendre sa mitraillette et défendre chèrement sa vie. Il fut immédiatement abattu, perdant la vie plus vite que prévu. Des transports venant de toute l'europe occupée venaient remplacer les nombreux morts du camp. Puis tout changea avec l'arrivée du kommando venant des camps extérieurs, fuyant l'armée Soviétique qui avançait. Le complexe industriel de Blechhammer fut détruit par l'aviation américaine. Le 21 janvier 1945 fut marqué par le bruit de la canonnade qui se rapprochait. Sur la place d'appel, nous reçûmes chacun un pain et un peu de margarine pour la route. L'ordre d'évacuation fut donné Avec, pour ma part, un souvenir de 28 mois misérables passé dans ce camp. Mes camarades et moi restions groupés en rang par cinq, dans une épaisse couche de neige. Notre colonne de déportés s'étira comme une longue chenille, fortement escortée par les SS, sacs à dos remplis à ras bord. Partout où nous passions, nous trouvions sur le bord de la route de nombreux cadavres en tenue rayée. Les SS d'escorte en ajoutaient d'autres en proposant à ceux qui traînaient un grand chariot tiré par un cheval. Beaucoup y montèrent. Nos camarades disparurent de notre vue. Peu après, nous entendîmes une forte détonation ; les malheureux avaient été assassinés à la grenade. Personne ne fut tenté de monter, quand le chariot réapparut vide Mais encore beaucoup d'autres tombèrent et furent exécutés par les SS sanguinaires. Le pain du départ n'étant plus qu'un lointain souvenir, nous calmions nos crampes

58 d'estomac en suçant de la neige, prise sur les bords de la route. Les SS exténués aussi par la longue marche se reposaient de temps à autre et nous faisaient distribuer quelques pommes de terre qui ne nous rassasiaient pas. Le lien profond qui unissait notre petit groupe nous aida à survivre ; exemple : je m'évadai. Ayant réussi à me procurer quelques vivres, j'aurais pu, en écoutant la canonnade, me diriger vers l'armée soviétique ou américaine, toute proche. Non, je revins auprès de mes amis pour partager. Mon dévouement me coûta trois mois de camp supplémentaires. Après avoir passé une nuit fort éprouvante dans une baraque inachevée du camp de transit de Gross-Rosen, nous arrivâmes de 12 février 1945au camp de concentration de Buchenwald qui n'avait rien à voir avec ce que nous avions connu jusqu'alors. Logés face au petit camp où étaient internés beaucoup de familles tziganes, on entendait provenant du block-cobayes, d'horribles hurlements de douleurs de déportés subissant les tortures des Allemands Ces nazis se prétendant médecins (travaillaient soi-disant, pour faire avancer la Science). La femme d'un ex-commandant SS du camp, faisait exécuter des déportés tatoués artistiquement. Avec la peau, elle faisait confectionner des abat-jour. L'imagination des SS était sans limites. L'administration interne du camp était tenue par des déportés résistants extrêmement compétents et humains. La soupe était bonne. Le matricule 178 177 d'auschwitz n'ayant pas cours ici, je fus tatoué 124 445 à l'avant-bras gauche, juste sous le précédent. Le 18 février 1945, rassemblement et arrivée le même jour au camp de Langenstein- Zwieberg, travaillant 24 heures sur 24 dans l'immense usine souterraine Junker aviation. Je fus affecté au percement des nouvelles galeries. Le 9 avril 1945, refusant l'évacuation du camp, notre groupe de camarades se cacha sous un horrible amoncellement de cadavres. Le 11 avril 1945, le camp fut libéré par l'armée américaine. Le général de brigade M.L. de la III e Armée américaine du général Patton, alerté par ses hommes qui venaient de nous libérer, vint nous visiter avec son étatmajor; un film-reportage matérialisa les faits. Le 20 avril 1945, je pesai 30 kilos pour 1m81, lorsque les médecins militaires me firent monter sur une bascule de l'hôpital militaire 20 th Field Hospital Germany. Le 17 mai 1945, je fus rapatrié à Paris par avion sanitaire américain, puis dirigé à l hôtel Lutétia pour interrogatoire sur mes activités pendant mes 33 mois de camps de concentration et délivrance d une carte de rapatrié. En sortant, les infirmières me conduisirent à l hôpital pour diagnostic. Il me fallut encore six mois de convalescence pour retourner à la vie civile et des années pour que les cauchemars qui hantaient mes nuits, s espacent. Je ne revis jamais ma famille, décimée lors de l Holocauste. Notre logement fut pillé par les allemands, puis occupé par de nouveaux locataires. Je retrouvai des camarades de camps. Une amicale fut créée. Sur les six jeunes résistants nogentais, deux survécurent : un français libre ayant rejoint le Général de Gaulle et un français enchaîné, moi. Ceci est un extrait de mon autobiographie parue en 2005 aux éditions du Petit-Pavé, sous le titre : Un homme trois fois Français. Maurice Obréjan Membre des Amitiés de la Résistance