La Pologne et le génocide des Juifs



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Transcription:

La Pologne et le génocide des Juifs Par Jean-Charles Szurek 1 Longtemps, le génocide des Juifs, en particulier les relations judéo-polonaises sous l Occupation allemande, ont fait l objet d oublis ou de multiples occultations en Pologne, pays, pourtant, où il a été accompli par les nazis dans sa phase ultime. C est en Pologne que furent érigés les camps d extermination (ou «centres de mise à mort» selon la terminologie de Raul Hilberg) des Juifs européens, y compris des Juifs polonais. Il y a plusieurs raisons à ces oublis. La dimension inouïe du drame polonais d abord. L Etat polonais cesse d exister à la suite de la double agression allemande et soviétique de septembre 1939. Les pertes humaines et matérielles de la Pologne ont été immenses durant la Deuxième guerre mondiale. A la fin de la guerre, elle a perdu plus de cinq millions de citoyens (dont trois millions de Juifs), ses élites ont été massivement décimées, sa capitale, Varsovie, détruite. Dans ce contexte, l opinion polonaise, très durement éprouvée, n était pas prédisposée à distinguer les victimes : au regard des crimes perpétrés contre la nation polonaise, ceux commis contre les Juifs semblaient receler une différence de degré, non de nature. Cette perception n est d ailleurs pas propre à la Pologne. Le camp socialiste qui se met en place, URSS en tête, met d abord en avant, dans son écriture de l histoire de la guerre, une perspective antifasciste et nationale qui ne fait guère de place aux victimes considérées comme «secondaires», avant tout les victimes juives. L antifascisme d après-guerre n est plus le même que celui des mobilisations d avant-guerre : il sert avant tout au camp soviétique d instrument de propagande en faveur des Démocraties populaires naissantes et dénonce toutes les oppositions à la soviétisation. En Pologne, c est au nom de l antifascisme qu est combattu le Parti Paysan Polonais, principal parti d opposition dirigé par Stanislaw Mikolajczyk, ainsi que l Eglise. Et comme le fascisme avait agressé une partie importante des nations européennes, dont les Juifs étaient des citoyens, il en a résulté un message massif, diffusé dans les médias, les manuels scolaires et les musées qui indiquaient que les victimes de Hitler avaient été des Soviétiques, des Polonais, des Français, des Belges, des Grecs et d autres nations. Les victimes juives étaient à peine mentionnées : elles étaient présentes, dans les énumérations, en dernière position car le mot Juifs, en polonais commence avec un Z (Zydzi). Dans cette écriture dominante de l antifascisme il n est que de voir le dispositif muséologique du musée d Auschwitz de 1947 à 1989 1 -, les raisons de l occultation du génocide des Juifs sont cumulées. En mettant en avant des victimes nationales, les autorités communistes polonaises parlent avant tout des Soviétiques et des Polonais, principales victimes de la guerre pour elles. En informant que les victimes 1 Cf. Jean-Charles Szurek, «Le camp-musée d Auschwitz», in A l Est, la mémoire retrouvée, co-dir., préface de Jacques Le Goff, éd. La Découverte, 1990, pp. 535-565.

des centres de mise à mort étaient des Grecs, des Français, des Polonais ou des Russes (cas d un manuel scolaire de 1949), les responsables omettaient tout simplement que ces victimes étaient juives. La volonté de promouvoir les résistants et les combattants prédominait également. Seule l insurrection du ghetto de Varsovie, en avril 1943, parce qu elle exprimait la résistance, était incluse dans l écriture nationale. Elle a été souvent même «polonisée», c est-à-dire incorporée dans les cycles historiques des insurrections nationales polonaises alors que la Résistance polonaise n avait apporté qu une aide très limitée aux insurgés. L écriture de l histoire du génocide des Juifs en Pologne n est cependant pas réductible aux messages de masse sus décrits. En fait, deux institutions, à caractère beaucoup plus restreint, diffusent des recherches qui font une large place à la destruction des Juifs sur le sol polonais. Il s agit d une part de la Commission d investigation des crimes allemands en Pologne et d autre part de l Institut Historique Juif. La Commission d investigation des crimes allemands en Pologne naît par décret du gouvernement communiste le 10 novembre 1945. Elle met au jour d innombrables crimes allemands et découvre plusieurs milliers de criminels de guerre nazis, alimentant, notamment, les procès en Pologne de Rudolf Hoess, commandant du camp d Auschwitz, Ludwig Fischer, gouverneur du district de Varsovie, et Arthur Greiser, gauleiter du Wartheland. Son premier bulletin, paru en 1946, établit avec une grande exactitude la différence entre camps d extermination, camps de concentration, camps de travail. Les descriptions très précises des camps d Auschwitz, de Treblinka et de Chelmno, ne laissent aucun doute quant au fait que ces camps ont exclusivement servi de centre de mise à mort pour les Juifs. L Institut Historique Juif se consacre principalement au recueil de témoignages de rescapés juifs. Par des protocoles d enquête appropriés, il élabore l un des fonds d archives les plus importants de la Shoah, le principal concernant la destruction des Juifs en terre polonaise. Il abrite aujourd hui plus de 6500 témoignages et 300 mémoires. Ces documents constituent l une des sources les plus importantes, sinon la plus importante, pour connaître le sort des Juifs en Pologne pendant la guerre, leurs conditions d (in)existence, leurs stratégies de survie, leurs relations avec le monde environnant 1. De ces documents, des ouvrages mondialement connus sont issus, tels la Chronique du ghetto de Varsovie d Emmanuel Ringelblum 2, les Archives d Emmanuel Ringelblum 3 ou le Journal de Calel Perechodnik 4. 1 Pour une description des conditions initiales du travail des historiens juifs, cf. Jean-Charles Szurek, «Etre témoin sous le stalinisme : les premières années de l Institut Historique Juif de Varsovie», in Bechtel D., Patlagean E., Szurek J.C., Zawadzki P., (dir.), Ecriture de l Histoire et Identité Juive. L Europe ashkénaze, XIXème-Xxème siècle, Paris, éd. Les Belles Lettres, 2003, pp. 51-82. 2 Emmanuel Ringelblum, Chronique du ghetto de Varsovie, Robert Laffont, 1959. La version française mériterait d être intégralement reprise car la traduction en cours a été établie à partir de l anglais et ne constitue qu une sélection du texte initial. 3 Archives clandestines du ghetto de Varsovie, tome 1 : Lettres sur l anéantissement des Juifs de Pologne, tome 2 : Les enfants et l enseignement clandestin dans le ghetto de Varsovie, éd. Fayard-BDIC, 2007. 4 Calel Perechodnik, Suis-je un meurtrier?, Liana Levi, 1995.

Malgré ces institutions, l oubli du sort des Juifs pendant la guerre et une écriture polonisée de leur extermination prédominent durant la période communiste. Au point que lorsque la revue de l intelligentsia catholique Znak, organe de l opposition légale au pouvoir communiste, organise, en 1970, un des tout premiers débats «entre catholiques polonais et protestants allemands, venus de RDA, sur la signification d Auschwitz, les Juifs n y sont tout simplement pas mentionnés. Comme l écrira en 1983 Stefan Wilkanowicz, l un des artisans du dialogue judéo-chrétien : Pendant de nombreuses années, Auschwitz fut pour nous avant tout un problème polono-allemand. Chez les uns, il provoquait de la haine, chez les autres, le besoin de la dominer et la nécessité de construire un avenir qui pourrait nous protéger d un recommencement. C est comme si le problème juif n existait pas. Les Juifs avaient été là, ils étaient morts on peut le regretter et compatir ou respirer avec soulagement mais que faire? Les Juifs aussi ne semblaient pas s intéresser à Auschwitz, si bien que le cercle paraissait se refermer.» 1 Au cours des années 1980, cet oubli est réparé par trois événements qui secouent l opinion polonaise : la diffusion en Pologne du film Shoah de Claude Lanzmann (1985), la publication de l article «Les pauvres Polonais regardent le ghetto» de Jan Blonski (1987), premier intellectuel polonais à poser la question de la coresponsabilité polonaise dans le génocide, et l affaire du carmel d Auschwitz qui, commencée en 1984, atteindra plusieurs points d orgue, notamment en août 1989 lors du discours du cardinal Glemp qui, dans une apostrophe aux «Juifs», établissait «une mémoire géographique» du site, puis dans les années 1990. Chacun de ces événements pose crûment et avec âpreté la question de l histoire refoulée. La discussion qui s engage autour de Shoah se révèle particulièrement féconde, dans la presse officielle comme dans la presse clandestine, où elle donne lieu à des prises de positions de générations qui n ont pas connu la guerre et dont les questionnements paraissent débarrassés du poids du passé 2. Il est remarquable qu en l absence de groupes porteurs de la mémoire juive, ce soient les milieux catholiques, regroupés autour de Znak, Wiez et Tygodnik Powszechny qui, par leurs publications et diverses actions, convoquent la présence juive en terre polonaise. Dans les conflits entre la mémoire juive et la mémoire polonaise des années 1980, ces milieux catholiques tentent de comprendre les arguments de l autre partie et, diffusant largement ses textes, se font les porteurs de la mémoire juive 3. Ainsi la revue Znak publie-t-elle en 1990 un numéro consacré au conflit lié à la présence des carmélites à Auschwitz, dans lequel les rédacteurs se livrent à une réflexion sur leur propre amnésie du fait juif. Le même Stefan Wilkanowicz écrit alors un article intitulé «Auschwitz, problème des Allemands, des Polonais et Juifs» 4. 1 Stefan Wilkanowicz, «Problem Oswiecimia» (Le problème d Auschwitz), Tygodnik Powszechny, 5 novembre 1989. 2 Cf. Jean-Charles Szurek, «De la question juive à la question polonaise», in Au sujet de Shoah, le film de Claude Lanzmann, éd. Belin, 1990, pp. 258-275. 3 Jean-Charles Szurek, «Les juifs et le judaïsme dans les revues catholiques polonaises Znak et Wiez», in Patrick Michel (dir.), Les Religions à l Est, Paris, éd. du Cerf, 1992, pp.147-159. 4 Stefan Wilkanowicz, «Auschwitz, problème des Allemands, des Polonais et des Juifs», Znak, n 419-420, avril-mai 1990.

Au cours de la dernière décennie (2000-2011), l historien américain Jan Gross 1 a suscité en Pologne, avec trois ouvrages marquants, Les Voisins 2 (2000), La Peur 3 (2008) et Zlote zniwa 4 (moisson d or), des débats d ampleur nationale qui ont conduit à un réexamen global des relations judéo-polonaises sous l Occupation. Les Voisins est certainement l ouvrage qui a le plus marqué l opinion polonaise. Il porte sur un massacre perpétré par une partie notable des habitants polonais de la bourgade de Jedwabne (est de la Pologne) à l encontre de la quasi-totalité de leurs voisins juifs le 10 juillet 1941. Ce qui a choqué l opinion, c est que, en Pologne, pays-martyr de la 2ème guerre mondiale, pays sans Pétain ni Quisling, fort d une résistance clandestine de 400 000 personnes (la fameuse Armia Krajowa, l Armée du Pays), il ait pu y avoir des tueries de Juifs dont le pillage constituait la motivation principale. L Institut de la Mémoire nationale, institution chargée d enquêter sur les crimes commis contre la nation polonaise par le régime communiste et les nazis (elle abrite les archives de la Commission d investigation des crimes allemands en Pologne), se chargea de vérifier les propos de Jan Gross en demandant à plusieurs historiens d examiner les faits. Un gros ouvrage de deux volumes en résulta qui établit qu une vingtaine de massacres antijuifs eut lieu à l est de la Pologne à la même époque 5. C était un acte d Etat, tout comme la repentance officielle que manifesta le président de la République, Aleksander Kwasniewski, qui se rendit à Jedwabne le 10 juillet 2001, pour demander pardon au nom du peuple polonais pour ce crime. Depuis lors, une nouvelle génération d historiens polonais est née, regroupée, sous la houlette de Barbara Engelking, chercheuse à l Académie des Sciences de Pologne, autour d une revue annuelle, Zaglada Zydow (Extermination des Juifs), excellente depuis son premier numéro paru en 2005. Ces nouveaux historiens abordent de façon frontale, décomplexée, les relations judéopolonaises sous l Occupation allemande, s interrogeant, à partir de nouvelles sources, sur les raisons du très faible taux de survie des Juifs en Pologne pendant la guerre : 40 000 à 50 000 Juifs ont survécu en Pologne même. En 2011, deux ouvrages issus de ce milieu, après de nombreuses autres publications (sur la délation, sur le ghetto de Varsovie notamment), ont mis en évidence le rôle de paysans polonais dans la chasse aux Juifs qui ont fui les ghettos, les trains de la mort ou qui ont tenté de se cacher 6. Des paysans polonais portent une responsabilité 1 Professeur à l Université de Princeton, Jan Gross a quitté la Pologne en 1969. 2 Jan Gross, Sasiedzi. Historia zaglady zydowskiego miasteczka (Les Voisins. Histoire de l extermination d une bourgade juive), éd. Sejny, 2000, version française : Les voisins. 10 juillet 1941. Un massacre de Juifs en Pologne, Fayard, 2002. 3 Jan Gross, Strach. Antysemityzm w Polsce tuz po wojnie. Historia moralnej zapasci (La Peur. L antisémitisme en Pologne dans l immédiat après-guerre. Histoire d une faillite morale), éd. Znak, 2008, version française : la peur. L antisémitisme en Pologne après Auschwitz, Calmann-Levy, 2010. 4 Jan Gross, en collaboration avec Irena Grudzinska- Gross, Zlote zniwa (Moisson d or), éd. Znak, 2011. 5 Pawel Machcewicz et Krzysztof Persak (dir.), Wokol Jedwabnego (Autour de Jedwabne), 2002, 2 volumes, 1700 pages. 6 Barbara Engelking, Jest taki piekny sloneczny dzien Losy Zydow szukajacych ratunku na wsi polskiej 1942-1945 ( C est une si belle journée ensoleillée. Le destin des Juifs cherchant de l aide dans la campagne polonaise 1942-1945), éd. Stowarzyszenie Centrum badan nad zaglada Zydow, 2011 ; Jan Grabowski, Judenjagd.Polowanie na Zydow 1942-1945. Studium dziejow pewnego powiatu (Judenjagd. Histoire d une région), éd. Stowarzyszenie Centrum badan nad zaglada Zydow, 2011.

directe ou indirecte dans la mort de plusieurs dizaines de milliers de Juifs au cours de cette phase du génocide (1942-1945). Ces travaux ont aussi fait l objet d un grand débat public. Les relations judéo-polonaises durant la Deuxième guerre mondiale sont désormais devenues l un des chantiers principaux des historiens polonais.