ETUDE COMPAREE DE VALSE AVEC BACHIR ET DE SHOAH



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Transcription:

ETUDE COMPAREE DE VALSE AVEC BACHIR ET DE SHOAH Le point de départ de cette étude se situe autour de la question du documentaire. En effet, Ari Folman classe son film dans la catégorie du documentaire d animation. Il affirme avoir choisi ce format dès la phase de projet du film : hors de question de le tourner en images «réelles». Folman ne voit pas l intérêt de filmer frontalement un quarantenaire qui raconte des histoires vieilles de 25 ans sans illustrer son propos à l aide d images d archives. Ce point de vue rompt d ores et déjà avec celui adopté par Claude Lanzmann dans Shoah, qui, justement, applique ce format : des témoignages mais sans images d archives. Il opte, lui, pour un autre type d images qui n ont pas qu une fonction illustrative, d ailleurs. Shoah sort en France en 1985 et dure neuf heures et trente minutes. Il est présenté en deux parties, en deux séances différentes au cinéma. Pour la première fois, cette œuvre permet de faire précisément la distinction entre camps de concentration et camps d extermination, le film s intéressant uniquement à ces derniers. Lanzmann explique, qu à la différence des camps de concentration créés dès 1933 sur le sol allemand pour y emprisonner des détenus politiques, des sociaux-démocrates, des communistes, etc., les camps d extermination «n ont pas de cadavres» : «c'étaient des camps où les gens ne restaient pas, ils arrivaient, ils étaient gazés dans les deux heures.» Il faut cependant savoir que Claude Lanzmann considère que son film est d un genre unique, jamais vu encore, ni fiction, ni documentaire. Il utilise pleinement le langage cinématographique : les paysages, les trains, la géographie des visages parlent autant que les paroles des personnages. On pense aussi à Shoah car Folman nous guide (à raison?) sur ce terrain : à quelques reprises dans le film, on fait référence au second conflit mondial. Folman raconte la guerre de son père avec les permissionnaires du front russe (ch. 07 de 47 20 à 47 58), il est fait mention des nazis mais aussi explicitement de l extermination des Juifs dans le camp d Auschwitz (ch. 09 de 1 02 20 à 1 03 10) lors de l explication psychanalytique de son ami sur son traumatisme. Ces images servent d ailleurs à l ami psy à faire le lien de culpabilité entre la Shoah et les massacres des camps palestiniens. Enfin, dans un des derniers témoignages relatant le massacre, le journaliste fait référence à la photographie du jeune garçon expulsé du ghetto de Varsovie avec les bras en l air pour appuyer sa description de la sortie des civils des camps de Sabra et Chatila. Ceci pose alors la question des codes du documentaire, du rapport du documentaire au réel (cf. texte de G. Bayon sur le sujet sur le site LAC de Clermont sur S21) et celle de l exploitation du témoignage et peut justifier la comparaison avec Shoah, la démarche n étant similaire seulement qu en apparence. Extraits

Valse avec Bachir : de 1 07 39 à 1 18 20 Shoah : Les chambres à gaz de Treblinka et d Auschwitz Filip Müller Quels codes du documentaire retrouve-t-on dans Valse avec Bachir et quelle distance Folman se permet-il de prendre avec ces mêmes codes? Comme dans de nombreux documentaires (à portée historique, notamment) : Folman recourt à des interviews de personnes ayant participé aux événements évoqués (cf. Shoah, S21 de Rithy Panh ). On trouve un écart assez marqué entre un présent plutôt apaisé et un passé dramatique, raconté alors. Dans Valse avec Bachir, Folman a conservé les voix réelles de sept des neufs personnages. Le personnage ayant fait le rêve avec les chiens ainsi que l ami vivant aux Pays-Bas n ayant pas souhaité apparaître à l écran, Folman a juste conservé leurs témoignages en les doublant avec les voix d acteurs. Dans les deux extraits, on entend la voix de l interviewer. Lanzmann est rarement dans le champ mais on entend sa voix (comme celle de Folman). On peut cependant noter la prouesse de Lanzmann qui a recueilli les témoignages sur plus de dix ans (sans qu il y ait de rupture de style dans le film), qui a réussi à interroger plusieurs personnes à la fois, avec l aide d une traductrice, tout en maîtrisant la direction du film, sa construction en s adaptant aux réactions imprévisibles des témoins, à leurs réponses, refusant même de «couper» alors qu il atteint la souffrance des victimes. Dans l extrait, Lanzmann parle à son témoin en s adressant à lui par son prénom. On décèle alors une certaine sollicitude mais Müller est filmé en plan rapproché ou gros plan, seul avec sa souffrance, sa mémoire (Lanzmann est hors-champ, on ne voit pas son regard, son attitude, ses réactions face à ce qu il apprend). Folman filme également ses témoins en plan moyen ou rapproché mais, à la différence de Lanzmann, ses questions, notamment envers l ancien soldat Dror Harazi, dans l extrait, sont plus orientées et influencent sa réponse. En effet, il ne laisse pas au témoin le temps de donner sa propre analyse et le fait à sa place («et là, tu finis par te dire»). Il anticipe ses réactions, ses descriptions et même ses propos au risque de déformer l expression de sa pensée. Le témoin ne peut alors qu acquiescer et poursuivre dans le sens imposé par Folman. Autre point commun : dans les deux extraits, pour les témoignages de Filip Müller d une part, et de Ron Ben-Yishai d autre part, le spectateur ne voit pas leur visage dans un premier temps mais les identifie par la voix d où l importance de la transmission orale. Folman recourt à une mise en scène. Lanzmann également. Lui qui a filmé pendant plus de dix ans (il commence à travailler sur Shoah au cours de l été 1974, le film sort en 1985), avec plusieurs centaines d heures de film au final, a dû faire des choix, de plans, de paroles. La construction du film permet la confrontation de certains plans, leur donne du sens.

Ils utilisent tous les deux le langage du cinéma. Il y a donc une part de subjectivité de par l écriture du film, le choix des plans, son montage L honnêteté du documentariste réside alors dans les signes qu il donne au spectateur pour signifier sa mise en scène, en s affranchissant ainsi de toute tentative de manipulation. Lanzmann indique à plusieurs reprises sa propre fabrication et les procédés qu il a utilisés pour recueillir les témoignages (Car vidéo visible, présence de deux personnages puis camera qui prend la place d un des personnages sur le plan suivant ) Folman met en scène lorsqu il utilise des raccords son/image avec une chanson «réadaptée» du groupe Cake intitulée initialement I bombed Korea, transformée pour l occasion en I bombed Sidon (ch. 05 de 35 34 à 37 00 à : témoignage audio + vidéo, témoignage audio + scène sur plage dans le présent la nuit, bande son musicale avec raccord sur plage dans le passé avec image accélérée à l arrière plan puis insertion voix off). Cf. http://www.deezer.com/fr/#music/result/all/cake i bombed korea Dans l extrait utilisé pour la comparaison avec Shoah, dès l évocation du massacre, Folman choisit un jeu de couleurs monochromes allant de l orange au noir. Pour lui, il s agit d instaurer une ambiance mélancolique et lugubre, préparant le spectateur à affronter les images d archives finales. A la fin de l animation, le raccord se fait par le son des cris des femmes. Lors de l illustration du témoignage du journaliste Ron Ben-Yishai, Folman a recours à un procédé classique : il barre l image de l intérieur de l appartement par des grilles : ceci donne à la fois au spectateur une impression d espionner la scène mais aussi d assister à une conversation secrète et d accéder à une révélation, un scoop. Folman réutilise,sur un plan suivant, les reflets de la grille, ce qui permet au spectateur de se situer. Là où il prend de la distance : Folman mène une investigation, mais celle-ci porte sur lui-même, ce qui est assez rare dans un documentaire. Certes, il ne s en cache pas et reconnaît, dans les interviews, qu il s agit de son histoire personnelle, de la disparition effective de certaines parties de sa vie dans sa mémoire, d une démarche psychologique voire d une thérapie. Ceci donne donc un côté très subjectif à son travail. Il utilise les témoignages de ses anciens compagnons pour faire ressurgir ses propres souvenirs. Le dernier plan en animation, dans l extrait, s achève sur Folman lui-même lorsqu il était sur les lieux. Il conclut la partie animation sur lui : il s agit donc bien d une démarche personnelle, celle d un homme qui a, désormais, retrouvé la mémoire ; une histoire personnelle s inscrivant dans un drame collectif. Précédemment, alors que la séquence s intéresse principalement à des témoignages et à une reconstitution du massacre, Folman insère une scène entre lui-même et son ami psychanalyste, qui peut paraître, à première vue, sans grand intérêt puisqu elle résume ce que l on vient d apprendre. Elle semble briser la cohérence de toute la séquence. Or, elle permet à Folman de se remettre en scène, de reprendre la main vis-à-vis de son objectif principal, à savoir, retrouver la mémoire. (Il ne fait pas un film uniquement sur les massacres de Sabra et Chatila). Cette scène constitue la justification personnelle du film. Le personnage de l ami psy prend alors toute son importance car c est lui qui va mettre le doigt sur

l implication d Israël dans les massacres. Pendant cette séquence, c est Folman qui devient le témoin. Alors que l on rentre dans sa mémoire avec un zoom arrière depuis les fusées éclairantes, le plan suivant se fixe logiquement sur le visage de profil de Folman. Avec Lanzmann, la divergence est, ici, très marquée : Lanzmann n a pas été personnellement confronté à la Shoah. Sa démarche n est pas personnelle, son ambition d ailleurs est plus grande. En 1943, il est un des organisateurs de la Résistance au lycée Blaise Pascal de Clermont-Ferrand en participant d abord à la lutte clandestine urbaine puis en rejoignant les maquis d Auvergne. Lanzmann a choisi des «protagonistes capables de revivre cela et pour le revivre, ils devaient payer le prix le plus haut, c'est-à-dire souffrir», en lui racontant cette histoire. Le prix à payer, non pas pour un film, mais pour transmettre. Lanzmann donne un rôle à la caméra, mais un rôle multiple : elle ne s approprie pas le point de vue d un seul personnage et peut être un survivant, un juif «ressuscité», Claude Lanzmann lui-même Autre différence notable entre les témoins de Valse avec Bachir, de Shoah et aussi de S21. Folman ne s en tient qu aux témoignages de soldats israéliens, d un journaliste tout au plus sans jamais s adresser à des Libanais ou à des rescapés palestiniens (il adopte donc un point de vue partial) alors que Lanzmann filme aussi bien les rescapés, les villageois polonais que des SS. Rithy Panh va encore plus loin en confrontant les victimes et leurs bourreaux. De plus, les témoins de Shoah constatent et ne jugent pas. Lanzmann atteint donc brillamment son double objectif : mettre en évidence le double échec des nazis (exterminer totalement les Juifs et ne laisser aucune trace) et matérialiser la volonté des Juifs de témoigner. Ce qui guide avant tout Lanzmann, c est une recherche obstinée de la vérité des faits et des lieux. Mais Folman se justifie : son approche n est pas exclusivement politique et il n a pas à parler à la place des victimes. Il développe le point de vue israélien du massacre. Les Palestiniens pourraient, s ils le souhaitaient, faire un film sur le sujet, en présentant leur propre point de vue La divergence se manifeste évidemment par le choix de l image. Folman part du principe que le spectateur a une connaissance préalable des faits (ce qui n est pas évident) et n hésite donc pas à passer par les clichés attendus (chars dans les rues de Beyrouth, représentation de Gemayel, sorte d icône, sur les murs de Beyrouth photographies connues du grand public car ayant fait le tour des agences de presse à l époque). L animation permet de retranscrire ses hallucinations (impensable dans un documentaire traditionnel). Mais en même temps, en illustrant systématiquement les propos tenus par les témoins avec une image reconstituant le passé, Folman, qui tient donc à représenter son imaginaire, son inconscient, paradoxalement «bride» celui du spectateur. Dans l extrait, à maintes reprises, les propos des témoins sont illustrés de façon synchronisée par des images reconstituant les faits, à tel point que lorsque le témoin (Dror Harazi) parle de tirs, le spectateur les voit et les entend. Le même témoin rapporte des propos tenus par les soldats assistant à une exécution au sein du camp, alors qu ils

sont placés en hauteur sur un char. A l instant où le spectateur entend ses propos rapportés par le témoin, il voit les mouvements de lèvres du soldat, alors privé de sa voix. Au contraire, Lanzmann n impose aucune lecture de son film et laisse le spectateur libre de penser par lui-même, ce qui laisse tout de même sa place à l émotion mais sans qu elle soit imposée. Il donne toute son importance au lieu en le filmant au présent sans aucun recours aux images d archives. Par obligation certes, car il n existe aucune image cinématographique de la Shoah : nous ne disposons que des images des effets de l extermination ; les 1 ers films réalisés par les Alliés lors de la libération des camps de la mort pris sur le vif, quand il n y a pas eu reconstitution pour des besoins de propagande Donc, par déontologie historique avant tout. De nombreux lieux ont été transformés depuis la guerre, le massacre a été effacé : l enjeu est de faire surgir de la banalité du présent la vérité du passé. (cf. Nanni Moretti sur le lieu de l assassinat de Pier Paolo Pasolini dans Journal intime) Ce souci est tel que le spectateur, après avoir visionné Shoah est capable de se situer dans Chelmno, tellement le lieu est présenté avec précision. Ainsi, Lanzmann s intéresse à l empreinte laissée sur le lieu et joue donc sur l intemporalité pour faire face à la disparition des témoins avec le temps. Dans l extrait sélectionné dans Shoah, le premier plan dure plus de quatre minutes. Suite au plan d ensemble d Auschwitz I, un travelling avant dans le camp prend le chemin décrit par Müller pour aller du bloc 11 au crématoire. Puis la caméra parcourt l intérieur du crématoire, filme les fours dans leur état actuel. Plus tard, plusieurs plans de la campagne de Birkenau se succèdent, à différents moments de la journée, enneigée ou non : il filme la neige, la nuit, la nature, pour finir sur le panneau reproduisant le plan du crématoire. Le moindre détail appelle des précisions (cf. ventilateurs). Ceci montre bien l acharnement à savoir de Lanzmann. Le rôle de la musique. Elle est quasi omniprésente chez Folman et oriente l émotion du spectateur, dramatise une scène, alors qu elle est totalement absente chez Lanzmann pour atteindre l objectif opposé : ne pas influencer le spectateur. Conclusion : Le travail d Ari Folman ne s apparente donc pas à une ambition historique, dans le sens où l Histoire ne prend pas le pas sur son histoire. Elle sert seulement de cadre à sa propre thérapie visant à reconstituer sa mémoire. Cependant Folman et Lanzmann adoptent une démarche commune : leur lutte contre l oubli, qu elle serve un objectif personnel ou collectif, relève davantage du «travail de mémoire», donnant une dimension intemporelle aux événements dramatiques de l Histoire que du «devoir de mémoire» rythmé par des cérémonies purement commémoratives. Céline TAQUE