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Transcription:

L opposition entre chiites et sunnites : une fracture confessionnelle millénaire qui embrase le Moyen-Orient. L apaisement est-il encore possible? «La guerre entre les deux branches principales de l Islam [ ] est désormais rallumée et ne s éteindra pas de sitôt» Antoine SFEIR, politologue et directeur des Cahiers de l Orient Une querelle de succession A la mort du Prophète Mahomet, en 632 après J.C, se pose le problème de sa succession qui n avait pas été prévue. Ceux qui s appelleront par la suite les sunnites prônent un retour aux traditions tribales et soutiennent Abû Bakr as Siddiq, compagnon de Mahomet. Les futurs chiites, quant à eux, veulent voir Ali Ibn Abi Talid, disciple, cousin et gendre du Prophète, lui succéder en affirmant les liens du sang. Soutenu par la majorité des musulmans, Abû Bakr devient premier Calife (successeur) de l Islam, chargé de préserver son unité. Mais les partisans d Ali le rejettent, ainsi que les trois suivants. Ali sera la quatrième Calife en 656. Les tensions dans la communauté seront alors de plus en plus vives et il mourra assassiné en 661. Tout comme son deuxième fils Hussein, tué à Kerbala (Irak), et dont l assassinat avec celui de son père constituent les événements «politiques» fondateurs du chiisme. De ce différend sur l attribution du califat naîtront les deux principaux courants de l Islam que nous connaissons : le sunnisme et le chiisme. Un différend qui sera très vite alimenté par un désaccord sur plusieurs points de doctrine importants comme, par exemple, la place donnée à la Sunna, l origine du Coran ou encore le rôle de l Imam qui structure toute la relation entre le politique et le religieux. Un différend religieux Le phénomène chiite est dans son essence un phénomène religieux. Il ne pouvait éclore qu au sein d une «communauté du Livre», en l occurrence celle du Livre saint révélé par le Prophète. Il procède en fait de la question première devant laquelle le Livre saint révélé met la communauté du Livre devant la question fondamentale : quel est le sens vrai? Ce sens vrai est-il ce qu énonce l apparence littérale, ou exotérique (qui peut être enseigné en public)? Ou bien cette apparence littérale n est-elle que la métaphore et le revêtement d un sens caché intérieur, ou ésotérique (dont le sens est caché et réservé aux initiés)? Ce problème est courant aux herméneutes du Coran, comme aux herméneutes juifs ou chrétiens de la Bible. La profession de foi commune à tout le chiisme est que tout exotérique comporte un ésotérique. Le Coran a un exotérique et un ésotérique, celui-ci a, à son tour, un ésotérique, ainsi de suite jusqu à sept profondeurs ésotériques. S il en est ainsi, la mission de révéler l exotérique et celle d initier à l ésotérique ne peuvent être confiés à la même personne. Au Prophète incombe la mission de révéler la loi religieuse, l apparence exotérique que Dieu «fait

descendre» sur lui par l intermédiaire de l Ange. A l Imam incombe de reconduire cette apparence littérale à sa source et origine, son action est donc d essence divine. Figures du Prophète et de l Imam sont ainsi inséparables. Ils sont une seule lumière manifestée en deux personnes. Pour les chiites, la fonction d Imam est profondément différente ; elle est d essence divine. Les fonctions religieuses et politiques ne peuvent donc être mêlées. Pour les sunnites, au contraire, les deux autorités, religieuse et politique, peuvent être confondues. La fonction initiatrice de l Imam n existe pas, car seul le sens littéral compte. Au Maroc, par exemple, le Roi est «commandeur des croyants». Pour les chiites, le clergé est indépendant du pouvoir politique et très hiérarchisé. En Iran, le «guide de la Révolution», personnalité religieuse, est à la tête du pays et hiérarchiquement placé au-dessus du président de la République islamique. Les chiites, une minorité «stratégique» Aujourd hui, les sunnites sont toujours majoritaires. Ils représentent entre 80 et 85% des 1,661 milliard de musulmans, les chiites entre 10 et 15 %. Toutefois, les chiites sont majoritaires dans certains pays comme l Iran, l Irak, l Azerbaïdjan et Bahreïn. Ils constituent également une minorité importante au Liban, dans les Emirats, au Koweït, au Qatar, en Arabie saoudite, au Yémen mais aussi au Pakistan et en Afghanistan. Ainsi, peut-on observer, en particulier, que les chiites sont très présents dans les zones pétrolières du Moyen-Orient. 15% des chiites d Arabie saoudite vivent dans sa province orientale, là où se trouvent les principaux champs pétroliers. S ils demeurent minoritaires dans le monde musulman, les chiites n y ont pas moins une certaine «profondeur stratégique» de nature à inquiéter les pays à dominante sunnite. Ceuxci, obsédés par le spectre d une instrumentalisation des minorités chiites, craignent le renforcement du «croissant chiite», expression née en 2004 dans la bouche du roi Abdallah de Jordanie. Ce «croissant» ou axe chiite, s étendant de la Méditerranée à l Asie centrale,

rassemblerait aux ordres de Téhéran : l Irak, le Liban et la Syrie. Mais cette notion, que certains ont érigé en concept voire en théorie, est parfois contestée. Pour les tenants du mythe : tout au plus réalité géographique mais sans véritable réalité géopolitique, le «croissant chiite» servirait aux puissances sunnites à agiter le spectre de l hégémonisme chiite. La réaction sunnite face au réveil chiite Mise en sommeil pendant de très longues années, cette opposition réapparait au grand jour avec la révolution islamique iranienne en 1979 qui suscite, à l époque, un vif intérêt dans les pays musulmans et tente de modifier l équilibre existant entre les deux grandes branches de l Islam. En effet, la République islamique ainsi instaurée en Iran essaie très vite d exporter sa révolution vers tous les pays musulmans cherchant alors à remettre en cause la légitimité de certains régimes laïcs arabes et surtout celle du régime wahhabite. En 2003, c est l intervention américaine en Irak qui met le feu aux poudres. Les Etats-Unis renversent la dictature de Saddam Hussein, portent au pouvoir la majorité chiite avec les élections législatives de 2005 et se retirent. Les sunnites sont écartés. Depuis, l insurrection sunnite et djihadiste a fait une fulgurante percée. Les iraniens qui se positionnent en protecteur des chiites soutiennent alors ouvertement le régime irakien en place d autant que les lieux saints fondamentaux du chiisme se trouvent sur le sol irakien. Le président Hassan Rohani ne déclare-t-il pas en juin 2014 que «la nation iranienne fera tout pour défendre les lieux saints»? En 2005, le Hezbollah, mouvement chiite lié à l Iran, entre dans le gouvernement libanais ; un Hezbollah fortement impliqué dans le conflit syrien qui lui aussi s est très vite confessionnalisé. Depuis 2011, l Iran soutient ouvertement le régime de Bachar-el-Assad qui a toujours favorisé les alaouites - une branche du chiisme déclarée hérétique par les sunnites - contre une rébellion prenant ses racines dans la communauté sunnite (70% de la population syrienne). Guerre civile au Yémen, pays à majorité sunnite où les autorités accusent l Iran de soutenir les rebelles chiites de l Ansarullah, révoltes confessionnelles à Bahreïn, royaume dirigé par une monarchie sunnite mais où les chiites sont majoritaires, tensions au Koweït, le réveil chiite est désormais une réalité avec pour objectif, parfois avancé, de consolider le fameux «croissant».

Un «croissant» que les sunnites veulent, bien entendu, à tout prix déstabiliser pour éviter qu il ne s étende. Et c est ainsi que l Etat islamique (EI), organisation armée salafiste djihadiste très hostile aux chiites, est entré dans le jeu de cette politique d endiguement. L EI est soupçonnée alors de bénéficier du soutien financier des monarchies du Golfe qui appuient de cette façon, et relativement discrètement, sa participation à la guerre en Syrie et au renversement de Bacharal-Assad, tout comme ses agissements en Irak forts opportuns contre le parti chiite au pouvoir soutenu par Téhéran. Mais en mars 2014, l EI est classée «organisation terroriste» par les Saoudiens. Certes proche de la mouvance sunnite de Ryad, les ambitions de l EI, avec l instauration de son califat, n en constituent pas moins pour elle une menace sérieuse. L Arabie saoudite et les pays du golfe ont depuis rejoint les Etats-Unis, leurs alliés et l Iran dans la lutte contre l EI. Mais des interrogations subsistent toujours quant au rôle de certains réseaux privés qui continueraient à apporter leur soutien aux groupes sunnites les plus radicaux. La chute des cours du pétrole enregistrée à partir de juin 2014 pourrait bien aussi être considérée comme une aubaine stratégique à défaut d une réaction préméditée. L Arabie saoudite et ses alliés du Golfe auraient pu, selon certains analystes, utiliser le pétrole comme arme politique dirigée contre leurs ennemis chiites, à la tête desquels se trouve l Iran. Ce dernier a, en effet, besoin d un pétrole vendu à un prix nettement plus élevé qu actuellement pour équilibrer ses comptes. Affaibli par les sanctions économiques et par le coût de l aide accordée à ses alliés syrien et irakien, combien de temps encore Téhéran pourra survivre à

une chute de ses revenus pétroliers? Et le président Hassan Rohani de dénoncer alors «le complot saoudien de la baisse des cours du pétrole.» Quoi qu il en soit, les puissances sunnites sont bien présentes sur tous les terrains pour affaiblir les revendications chiites : contingents militaires comme à Bahreïn pour prêter main forte au roi contre l agitation chiite, soutien moral appuyé notamment par un discours salafiste fondamentalement anti-chiite, appui financier, et jusqu à la guerre par acteurs interposés. Derrière l opposition religieuse chiite-sunnite, la rivalité Arabie saoudite - Iran Sans vouloir minimiser l importance de cette opposition religieuse, on peut toutefois se demander si elle n est pas aussi utilisée pour «habiller» quelques rivalités plus géostratégiques et géopolitiques entre ces deux «poids lourds» de la communauté musulmane que sont la monarchie saoudienne et le régime des mollahs. Avec sa position géographique stratégique, son passé prestigieux (empire perse), ses ressources pétrolières et gazières considérables (4 ième rang mondial pour le pétrole avec 9,1% de réserves prouvées dans le monde et 2 ième rang mondial pour le gaz avec 16% des réserves mondiales prouvées dans le monde), sa population importante (76 millions), l Iran est un pays qui compte au Moyen-Orient et qui a de fortes ambitions de puissance régionale. Ce qui, évidemment, ne peut qu inquiéter une Arabie saoudite qui appréhende ce retour en force pouvant nuire à son «leadership» ancestral sur la région et sur son influence en matière de relations internationales pour la zone. Aussi, les Saoudiens voient-ils derrière tous les soulèvements chiites une mainmise iranienne qui n aurait pour but que de déstabiliser leur pays. Et, dans ces conditions, de s inquiéter fortement du renforcement du «croissant chiite» qui les coifferait ; «un croissant chiite en passe de devenir une pleine lune» pour citer le prince héritier saoudien Moqren bien connu pour son hostilité envers l Iran. La politique étrangère iranienne relativement complexe et imprévisible peut, en effet, leur donner à réfléchir ; les alliances politiques et la lutte contre l influence américaine, au nom d une certaine realpolitik, prenant parfois le pas sur l appartenance religieuse ; l Iran ne soutient-il pas le Hamas sunnite? A cela s ajoute la question du nucléaire iranien, une perspective alarmante pour l Arabie saoudite et les autres monarchies du Golfe. L Iran pourrait alors devenir le premier pays musulman de la région à être doté de l arme nucléaire disposant ainsi d une forte capacité de dissuasion. Cela aurait également pour conséquence d entraîner les autres pays de la région dans une course à l armement nucléaire coûteuse qui se ferait bien évidemment au détriment de leur développement économique et social. Par ailleurs, l enjeu pétrolier et la volonté de protéger ses parts de marché ne sont pas non plus à sous-estimer dans la réaction de l Arabie saoudite. Ryad a été jusqu à présent l interlocuteur principal des Etats-Unis et des pays occidentaux pour ce qui concerne la régulation du marché pétrolier. Son rôle ne se trouverait-il pas amoindri si les relations de ceux-ci avec l Iran se normalisaient? Aussi, est-il un fait que l inquiétude saoudienne grandit au fur et à mesure que les négociations avec l Iran paraissent progresser, alimentant de la sorte des tensions déjà bien installées. Enfin, il est également intéressant de noter que la fracture chiite-sunnite coïncide avec la ligne de partage entre deux mondes : le monde perse et le monde arabe, ajoutant sans doute à la

rivalité religieuse une rivalité ethnique et culturelle nourrie par un vieil antagonisme dont les manifestations ont parfois été sanglantes. Autant de raisons qui ont poussé feu le roi Abdallah d Arabie saoudite à déclarer «qu il fallait couper la tête du serpent iranien», appelant ainsi explicitement à attaquer l Iran. Une déclaration qui pourrait bien résumer, au-delà d une politique, tout un état d esprit. L attitude des Etats-Unis et le jeu d autres acteurs : risques d exacerbation? Le Moyen-Orient est sous protection américaine depuis 1945. Aujourd hui, cette protection fait débat. Les Etats-Unis ne semblent plus avoir les moyens suffisants, politiques et militaires, pour enrayer les conflits qui frappent la région. D autant que leurs préoccupations sont peutêtre ailleurs, vers le Pacifique par exemple, et que leur dépendance énergétique a beaucoup diminué avec la mise en exploitation de leurs gisements de gaz de schiste. L Arabie saoudite a toujours été l allié traditionnel des Etats-Unis et l Iran n a cessé de s opposer à eux depuis de nombreuses années, à tel point de faire de cette opposition une ligne de faille supplémentaire entre les deux puissances régionales. Mais la poursuite de la recherche d un rapprochement avec Téhéran sur le dossier nucléaire brouille les cartes et inquiète très sérieusement les monarchies sunnites du Golfe qui craignent un revirement américain en faveur des chiites «déstabilisateurs». L Iran ne fait-il pas régulièrement la démonstration qu il est un partenaire incontournable de la paix au Moyen-Orient, partenaire avec lesquels les Américains vont devoir compter? Mais les Américains pourront-ils ignorer l hostilité saoudienne à l égard de l Iran? L équation paraît difficile à résoudre. Et elle l est encore plus si l on introduit les variables que représentent d autres acteurs internationaux comme la Russie qui, plus que jamais, devrait avoir une position jusqu auboutiste face aux Etats-Unis. La Russie, rappelons-le, est partie prenante dans les dossiers syrien et iranien. Quant à la Chine, elle s inquiète. Ses intérêts commerciaux dans la région

vont grandissants et la nécessité qui est la sienne de s assurer de ses approvisionnements en matières premières la conduira certainement à y reployer sa diplomatie. Pourra-t-elle continuer dans la voie de la stricte neutralité? Qu en est-il également de la position d Israël et de la Turquie? Deux observateurs très attentifs de l évolution d un conflit qui se déroule à leurs portes. Et pour cause, Israël ayant à faire avec le Hezbollah chiite et le Hamas sunnite, la Turquie ayant, quant à elle, à traiter de la question kurde. Celle-ci se trouve désormais lourdement impactée par l engagement des kurdes dans la lutte contre l EI ; engagement qui pourrait bien en faire les premiers bénéficiaires du chaos régional ambiant. La «commande» Chiites et sunnites sont-ils allés trop loin dans leur opposition religieuse qui peut tout à fait s apparenter à de la haine? Des solutions politiques sont-elles encore envisageables? Les ambitions des protagonistes et notamment de l Iran ont-elles des chances d être satisfaites, avec quelles conséquences et quelles limites? D autres pays sont-ils menacés de troubles et y résisteront-ils? Cette «guerre froide» peut-elle dégénérer en «conflit gelé» ou pire en «guerre chaude»? Les questions qui se posent sont nombreuses et leurs réponses déterminantes pour le futur de la région et peut-être même du monde. Aussi, à partir de la problématique telle que rapidement présentée ci-dessus - qu il conviendra bien entendu d approfondir des déterminants et capacités d influence qu elle révèle ainsi que de la dynamique conflictuelle qu elle alimente, il est demandé, dans le cadre des travaux de la 26 ième session, de réaliser un exercice complet de prospective destiné à éclairer sur l évolution possible de cette rivalité confessionnelle. On s attardera en particulier, compte tenu des différents scénarios envisagés, sur l avenir politique et stratégique du Moyen-Orient et de la Méditerranée qui peut en résulter, sur l évolution possible des alliances, sur les probables alignements d intérêt ainsi que sur les décompositions et recompositions territoriales, sociales qui peuvent s annoncer. Par ailleurs, pour être complet, il sera intéressant d analyser et de projeter le rôle des Etats- Unis, acteur international majeur de sortie de crise, ainsi que celui de l Union européenne et, à sa mesure, de la France. De ces travaux devront alors se dégager, à défaut de réponses, les éléments-clés d un questionnement le plus pertinent possible en regard d un Orient toujours «aussi compliqué». 12/02/2015