Revue de littérature sur l'appropriation



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Transcription:

Revue de littérature sur l'appropriation Ce texte sur l'appropriation fait suite à notre revue de littérature sur la réception et s'approche de la notion d'implication que nous avons utilisée dans un précédent travail. Rappelons en effet que nos interrogations naissent d'un constat de remise en cause des politiques de démocratisation culturelle et que notre recherche vise à déterminer les liens éventuels entre modes de gestion des organisations culturelles et implication des publics dans une relation plus ou moins durable avec les oeuvres, les artistes et les organisations culturelles. Il nous semble que cette relation, lorsqu'elle existe, naît d'une rencontre que le public souhaite prolonger à travers un processus d'appropriation, dépassant en cela la "simple" réception. C'est pourquoi nous souhaitons étudier le concept d'appropriation. Les objets 1 d'appropriation que nous considérons sont a priori divers : il peut s'agir d'un genre artistique, des différentes variations d'une oeuvre, de l'ensemble de l'oeuvre d'un artiste, des locaux d'une organisation culturelle, de sa programmation ou même de la communauté des individus qui gravitent autour d'elle. Face à cette diversité, nous avons été amenés à inclure dans notre revue des travaux non spécifiques aux objets artistiques, en considérant que les processus d'appropriation d'éléments différents peuvent cependant présenter des caractéristiques générales communes (nous reviendrons sur ce point dans le développement de ce texte). Malgré cette considération, nous avons écarté, pour des raisons de temps de lecture limité, certains travaux nous paraissant (peut-être à tort) les plus éloignés de nos préoccupations. Il s'agit des travaux concernant l'appropriation des outils de gestion et ceux concernant l'appropriation de propositions artistiques par d'autres artistes. A l'inverse, nous avons inclus dans nos lectures des articles qui ne se centraient pas sur la notion d'appropriation mais ne faisaient que l'évoquer, considérant que les concepts étudiés et les processus décrits éclairaient, malgré des différences de vocabulaire, notre problématique. Suite à nos lectures, nous proposons de présenter dans un premier temps différentes définitions du concept d'appropriation en revenant particulièrement sur les questions nous ayant paru source de débat avant d'étudier le processus en oeuvre ainsi que ses conditions et déterminants. 1 Dans la suite du texte, nous reprendrons les termes utilisés par les auteurs étudiant l'appropriation : sujet et objet, le premier s'appropriant le second. La notion d'objet d'implique pas ici de caractère matériel, ni même complètement défini. 1

Définitions et questions saillantes L'appropriation : une relation à double sens? Le point de départ des travaux actuels sur l'appropriation semble être ceux de Fischer en psychologie de l'environnement (Fischer 1983). L'auteur définit l'appropriation d'un espace comme "un processus psychologique fondamental d'action et d'intervention sur un espace pour le transformer et le personnaliser ; ce système d'emprise sur les lieux englobe les formes et les types d'intervention sur l'espace qui se traduisent en relations de possession et d'attachement" (Carù & Cova 2003 citant Fischer 1992). Nous retrouvons dès cette première approche l'idée de relation que nous avons évoquée en introduction. Notons également l'idée d'intervention et d'emprise de l'individu s'appropriant l'espace et celle de transformation de ce dernier. Ainsi, l'appropriation apparaît comme une action de l'individu sur l'objet. Carù & Cova (2003) parlent même d'autorité, de contrôle et de pouvoir : "Rappelons que pour les chercheurs en psychologie environnementale (Prohansky et al. 1970), l'appropriation, individuelle ou collective, se manifeste comme l'exercice d'une autorité, d'un contrôle, d'un pouvoir (physique et/ou psychologique) sur un lieu. Au niveau individuel, l'appropriation est considérée comme le fait de faire sien quelque chose, et plus particulièrement l'appropriation de l'espace apparaît comme la construction et la délimitation d'un chez-soi." D'autre définitions semblent inverser le sens de la relation d'appropriation. Ainsi, pour De Singly, dans le cas de l'héritage culturel (De Singly 1996), il semble que l'appropriation (dont il ne donne pas de définition explicite) équivaut à la revendication ou du moins à l'acceptation, à l'absence de rejet de ce qui a été transmis par les parents. L'objet approprié, l'héritage culturel, devient alors un élément identitaire du sujet. On trouve ici une idée de pénétration de la sphère personnelle du sujet par l'objet que d'autres auteurs évoquent explicitement : "[...] la notion d'appropriation [...] consiste à faire entrer un produit ou un service dans sa sphère personnelle et de le rendre propre [...]. Le terme d'appropriation provient du latin appropriare qui signifie rendre propre à une destination, adapter, conformer. L'action de s'approprier désigne l'idée de s'attribuer, de se donner la propriété de quelque chose et ce, dans une perspective plus large que dans le cadre de la simple dimension juridique." (Chaney 2007, p.5). Notons de plus dans la citation précédente l'idée d'une adéquation entre l'objet approprié et sa destination, l'usage qui en est fait. Toujours en ce qui concerne le sens de la relation d'appropriation et le pouvoir de l'individu, certaines analyses de l'appropriation de textes littéraires vont jusqu'à assimiler l'appropriation à une dépossession de soi : "La conception de l'appropriation comme étant une 2

sorte de dépossession de soi -ce qui est pour le moins paradoxal- est l'un des traits les plus originaux de la théorie de Ricoeur. Il est vrai que dans la mesure où l'appropriation exige une certaine réceptivité de la part du sujet, cette réceptivité est un indice de disponibilité et on ne peut se procurer une telle disponibilité sans se libérer de ses propres préoccupations avec soimême, de son égocentrisme naturel." (Fitch 1998, p.322) L'appropriation semble donc être à la fois pour le sujet cessation d'un pouvoir (sur soi) et acquisition d'un autre (sur l'objet). Considérer cette réciprocité est le choix que font certains auteurs pour mener à bien leur réflexion. Ainsi, Brunel & Roux (2006), s'ils rappellent qu'il existe une logique descendante (où l'attention est centrée sur l'action du sujet sur l'objet), appuient leurs réflexions sur une logique récursive (le processus d'appropriation est appréhendé comme une action réciproque du sujet et de l'objet). Ces deux auteurs font ce choix à partir des écrits de Sartre pour qui "la possession se définit par la qualité de "possédé" qui "apparaît (au possesseur et aux autres) comme faisant partie de l'être". (Brunel & Roux 2006, p.93 citant Sartre 1943). Sartre suggère, toujours d'après Brunel & Roux (2006, p.93), trois moyens primaires permettant d'intégrer un objet à la construction de soi : le contrôle, la création et la connaissance. Les auteurs considèrent ces trois moyens comme autant de modes d'appropriation et y ajoutent un quatrième, tiré de Belk (1988), la contamination. Cette notion d'intégration d'un objet à la construction de soi peut rappeler un concept développé par Bourdieu et que nous considérons proche de l'appropriation : "La plupart des propriétés du capital culturel peuvent se déduire du fait que, dans son état fondamental, il est lié au corps et suppose l'incoporation. L'accumulation du capital culturel exige une incorporation qui, en tant qu'elle suppose un travail d'inculcation et d'assimilation, coûte du temps et du temps qui doit être investi personnellement par l'investisseur (elle ne peut en effet s'effectuer par procuration, pareille en cela au bronzage) : travail personnel, le travail d'acquisition est un travail du "sujet" sur lui-même (on parle de "se cultiver"). Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue partie intégrante de la "personne", un habitus. Celui qui le possède a "payé de sa personne", et de ce qu'il a de plus personnel, son temps. Ce capital "personnel" ne peut être transmis instantanément (à la différence de la monnaie, du titre de propriété ou même du titre de noblesse) par le don ou la transmission héréditaire, l'achat ou l'échange ; il peut s'acquérir, pour l'essentiel, de manière totalement dissimulée et inconsciente et reste marqué par ses conditions primitives d'acquisition ; il ne peut être accumulé au-delà des capacités d'appropriation d'un agent singulier ; il dépérit et meurt avec son porteur (avec ses capacités biologiques, sa mémoire, etc.)" (Bourdieu 1979, pp. 3-4) Nous rapprochons dans ce passage, la notion de "propriété faite au corps" du sujet de celle de pénétration de sa sphère personnelle. Nous voyons également un lien entre l'investissement personnel et l'idée de dépossession de soi évoquée précédemment. 3

Notons que Bourdieu évoque la culture au sens large : le capital culturel englobe les affinités artistiques mais également les normes et valeurs de l'individu. Ses considérations recouvrent donc un espace peut-être plus large que le champs d'action des organisations culturelles ou que notre objet. Cette affirmation reste cependant discutable en particulier parce que l'appropriation nécessite des repères préalables comme nous le verrons par la suite. Or les normes, valeurs et habitus évoqués par Bourdieu peuvent faire partie de ces repères. La notion d'appropriation semble donc évoquer une relation de pénétration et de pouvoir entre un sujet et un objet, le(s) sens de cette relation variant selon les analyses et définitions. Cette indétermination relative n'est pas la seule que nous avons cru déceler dans les usages du concept. Nous proposons maintenant deux autres interrogations. Des questions partiellement en suspend Existe-t-il une (et une seule) appropriation juste? Nous avons noté dans une définition précédante l'idée d'adéquation entre l'objet approprié et sa destination, l'usage qui en est fait. L'évaluation de cette adéquation peut se faire selon les attentes du sujet, auquel cas il semble exister autant d'appropriations justes, légitimes, que d'individus s'appropriant l'objet, sans hiérarchisation possible ; mais elle peut également se faire selon l'intentionnalité du créateur de l'objet. Dans ce cas le nombre des appropriations légitimes est limité, celles qui ont lieu sont plus ou moins justes. Dans le cas de propositions culturelle, la question semble particulièrement sensible en ce qu'elle touche au respect de l'intentionnalité de l'artiste. La réponse qu'on y apporte a de plus des conséquences sur la place et la liberté laissées aux récepteurs par les organisations culturelles et sur les démarches visant à faciliter l'appropriation : se baseront-elles plutôt sur une pédagogie à sens unique visant à expliquer, pour la partager, la "bonne" compréhension de l'oeuvre ou trouveront-elles des orientations et procédés visant à permettre à des compréhensions mutliples de s'exprimer, quelles que soient leurs provenances et sans préjuger de leur légitimité? Citons une approche de l'appropriation qui semble évoquer ce sujet en distinguant deux facettes : celle d'une part de l'adaptation à soi par le sujet (l'intentionalité du créateur ne semble pas prioriaire) et celle de l'harmonie entre une chose et l'usage auquel on la destine. Cependant le "on" de cette seconde facette n'étant pas défini (doit-on effectivement y voir le créateur ou plutôt le sujet voire d'autres personnes?), la question n'est pas tranchée. "Selon (Serfaty-Garzon 2003), l'appropriation véhicule deux idées dominantes : L'adaptation de quelque chose à un usage défini ou à une destination précise. L'idée d'adaptation traduit un objectif d'harmonie entre une chose et l'usage auquel 4

on la destine, un appariement harmonieux entre deux objets, deux actions ou entre un sujet et un objet. Une action visant à rendre propre quelque chose. La notion de propriété constitue ainsi une dimension importante de l'appropriation, avec cette particularité que cette notion tire son sens et sa légitimité, dans ce cas, non de l'existence d'un titre légal attestant la possession juridique d'un objet, mais de l'intervention judicieuse d'un sujet sur ce dernier. L'objectif de ce type de possession est précisément de rendre propre quelque chose, c'est-à-dire de l'adapter à soi et, ainsi, de transformer cette chose en un support de l'expression de soi." (Brunel & Roux 2006) Dans un autre passage de leur article, Brunel et Roux semblent considérer cette liberté du spectateur, ou plus généralement du consommateur, contre l'intentionnalité du producteur, comme une condition de l'appropriation : "Le thème de la liberté et de l'autonomie qui [...] constitue la revendication centrale [des analyses critiques de la culture de consommation propagée par le système capitaliste], donne à l'appropriation un sens particulièrement fort : celui d'un démarquage indispensable par rapport aux codes imposés par les producteurs ou les publicitaires, avant une possible opération d'investissement de soi" (Brunel & Roux 2006, p.85) Ce détachement de l'intentionnalité de l'auteur est également présent dans l'analyse de l'appropriation des textes littéraires que nous avons déjà évoquée : "Se centrant exclusivement sur l'effet du langage lors de sa réception, l'herméneutique de Chladenius échappe totalement au critère de l'intentionnalité de l'auteur pour déterminer la validité de ce qui est compris par le lecteur. Pour lui, il ne s'agit aucunement de reconstituer "ce qu'un auteur avait dans l'esprit en employant ses mots". Voici comment il explique la nonpertinence des intentions auctoriales : "On s'attendrait à ce que se confondent l'intelligence parfaite d'un discours ou d'un écrit et l'intelligence de celui qui parle ou qui écrit [...]. Mais comme les hommes ne peuvent pas tout embrasser en esprit, leurs mots, discours et écrits peuvent signifier ce qu'ils n'avaient pas euxmêmes l'intention de dire ou d'écrire : par conséquent on peut, lorsqu'on cherche à comprendre leurs écrits, former des pensées qui n'étaient pas venues à l'esprit de l'auteur et avoir de bonnes raisons pour le faire." Faut-il en conclure que par là, l'appropriation du texte se trouve libérée de toute contrainte? Pour ce faire, il faudrait oublier le contexte philosophique de sa pensée, ainsi que les termes précis du titre de son ouvrage : Introduction à l'interprétation juste des discours et des oeuvres écrites rationnels. C'est l'époque du rationalisme philosophique. D'où sa définition de la compréhension parfaite : "On comprend parfaitement un discours ou un écrit, lorsqu'on a dans l'esprit en le lisant tout ce que les mots peuvent susciter en nous comme pensées d'après les règles et la raison de notre âme." Cette dernière qualification de ce qui est admissible est de la première importance." (Fitch 1998 citant Chladenius 1969, p.86 et Szondi 1989, pp.31-32) 5

Malheureusement, Fitch n'explicite que peu ou prou ce que Chladenius entend par "les règles et la raison de notre âme". Les textes que nous avons pu lire semblent donc converger vers l'idée que la validité de l'appropriation d'un objet ne dépend pas du respect de l'intentionnalité de son créateur. Aucun autre critère extérieur au sujet appropriant n'étant proposé, nous en concluons que si justesse de l'appropriation il y a, c'est en lui qu'elle réside. Une exploration plus poussée de la question permettrait peut-être d'en déterminer les caractéristiques. Une autre question nous semble saillante dans les définitions qui sont faites de l'appropriation. Nous l'avons déjà évoquée en introduction, il s'agit de la possibilité ou non d'appliquer une même définition à plusieurs objets. Une seule appropriation, plusieurs objets? Les auteurs que nous avons cités analysent l'appropriation appliquée à des objets différents : espace, texte littéraire, expérience, produits. Au sein même des propositions culturelles qui nous intéressent, comme nous l'avons dit, plusieurs objets nous paraissent "appropriables" : les genres et sous-genres artistiques, le contenu d'une proposition, l'espace dans lequel elle est accessible, l'artiste qui la propose, la communauté qui gravite autour,... Il semble donc important de savoir si à chaque objet correspond un type d'appropriation ou si nous pouvons adopter la même approche pour tous. Carù & Cova (2003, p.50) défendent la seconde option à partir de l'idée de métaphore : "Les récents développements théoriques tant post-structuralistes (Brown 1998) que postmodernes (Maffesoli 1996) ont remis au goût du jour l'usage de l'analogie et de la métaphore dans les sciences sociales en général, et dans le marketing en particulier : "construire une théorie, c'est développer, par analogie, des concepts pertinents" (Van den Bult 1994, p.406) ; ainsi, à l'aide de métaphores, nous construisons le monde et donnons un sens à la réalité quand il n'existe pas encore de concepts assez développés pour le faire précisément. Le rôle productif du consommateur au travers de la construction d'un chez-soi dans le cadre d'une expérience de magasinage ou de services peut ainsi être étendu métaphoriquement à toute forme d'expérience de consommation (Cova & Cova 2001)" Chaney (2007, p.13) semble quant à lui considérer une spécificité du produit culturel : "Mais le CD n'est pas un bien matériel comme les autres. Il s'agit en effet d'un produit culturel dont on sait qu'il est impliquant dans la mesure où il existe avant tout à travers l'interprétation qu'en donne chaque consommateur (Filser 1996)" Il nous semble cependant que cette spécificité, si elle peut donner un caractère particulier au processus d'appropriation liée à l'importance de l'implication du consommateur, n'invalide 6

pas l'application de définitions générales du concept mais incite plutôt à en considérer une modalité précise. Remarquons de plus que le choix de Chaney n'est pas celui de tous les auteurs : dans son analyse, Bourdieu semble considérer oeuvres d'art et machines sur un pied d'égalité : "Le capital culturel objectivé dans des supports matériels tels que des écrits, des peintures, des monuments, etc., est transmissible dans sa matérialité. [...] Mais ce qui est transmissible, c'est la propriété juridique et non pas (ou pas nécessairement) ce qui constitue la condition de l'appropriation spécifique, c'est-à-dire la possession des instruments qui permettent de consommer un tableau ou d'utiliser une machine et qui, n'étant autre chose que du capital incorporé, sont soumis aux même lois de transmission." (Bourdieu 1979, p.5) Il semble donc justifié, au moins dans un premier temps, d'approcher la question de l'appropriation des propositions culturelles avec une définition du concept non spécifique à ce type d'objet. Après avoir présenté les différentes définitions de l'appropriation et mis en avant les questions principales que nous avons cru y déceler, nous proposons de porter notre attention sur les processus et mécanismes de l'appropriation. Processus et mécanismes d'appropriation Nous souhaitons comprendre les processus et mécanismes à l'oeuvre, tant en amont (quels déterminants, quelles conditions à l'appropriation?) de la rencontre avec l'objet d'appropriation qu'au moment même de cette rencontre. Nous souhaitions en étudier également l'aval mais si beaucoup des textes cités reconnaissent l'idée que l'appropriation dépasse le simple temps de l'acquisition ou de la consommation, en particulier à travers le souvenir 2, aucun n'approfondit l'analyse ni ne propose d'observation empirique en lien avec cette idée. 2 Fitch cite même Ricoeur qui défend l'idée qu'elle ne commence qu'à la fin de la lecture : "Ce qui différencie Ricoeur de Chladenius, c'est que pour lui, l'appropriation de l'oeuvre ne peut commencer qu'à la suite de la lecture du texte tout entier" 7

Les conditions et déterminants de l'appropriation Les textes étudiés nous permettent d'identifier des conditions nécessaires à l'appropriation concernant à la fois les caractéristiques de l'objet et celles du sujet. L'article de Brunel et Roux (2006) nous permet de plus d'en découvrir un déterminant éventuel : la notion de concept de soi. Un objet authentique et appropriable Cova & Cova (2001) rappellent et précisent ce qui peut paraître évident : pour que l'appropriation d'un objet puisse avoir lieu, ledit objet doit être appropriable. Il doit pour cela laisser une certaine marge de manoeuvre au sujet : "puisque l'appropriation correspond à la manifestation d'un espace d'un contrôle de l'individu sur l'environnement et les choses, cela implique en contrepartie qu'il y ait de l'appropriable". Ainsi, le processus d'appropriation serait basé sur "la confrontation de deux potentialités, la potentialité d'un monde présentant de l'appropriable à un individu, et la potentialité de ce même individu à s'approprier les objets et espaces dans une quête identitaire". Selon les auteurs, trois possibilités peuvent alors être distinguées : Un environnement ouvert dans lequel il existe un potentiel d'appropriable dont l'individu va disposer : l'espace d'appropriation. Un environnement fermé où se joue un "tension dialectique entre le pouvoir dominant sur les objets et l'autonomie de l'individu : l'espace de réappropriation. Une adaptation aux règles et aux normes imposées : l'espace d'adaptation. Selon les auteurs, chacun est pris dans une tension entre la nécessité d'adhérer au système (l'adaptation) et celle de s'en prémunir (la réappropriation), recherchant à la fois l'une et l'autre, en tentant d'échapper au contrôle de l'organisation tout en souhaitant profiter de son offre." (Brunel & Roux 2006, p.91) Nous souhaitons faire deux remarques au sujet de la citation précédente : premièrement, Brunel et Roux ne donnent pas plus de précisions sur ce qu'on peut entendre par "appropriable", ce qui est regrettable si l'on souhaite, comme c'est notre cas, considérer cette caractéristique dans l'étude empirique d'une offre. Deuxièmement, il nous semble que l'idée de réappropriation dans une optique de prémunition contre le contrôle de l'organisation peut rejoindre nos propres préoccupations et la volonté que nous avons d'étudier des modèles d'offre ascendante, émergeant en partie des publics. Dans le cadre proposé par Cova et Cova et retranscrit par Brunel et Roux, ce genre de modèle semble pouvoir faciliter l'appropriation à la fois des propositions faites (les produits) et de la façon de construire ces propositions (l'organisation). Nous espérons que nos travaux nous permettront d'étudier cette affirmation. 8

Une autre condition éventuelle pour que l'appropriation d'un objet (matériel ou immatériel) par un individu soit possible est son authenticité : "Selon Camus (2002), "l'authenticité marchande perçue représente une caractéristique propre au produit, qui découle d'une activité cognitive, affective et conative". Trois conditions fondamentales doivent être réunies : l'origine du produit doit être identifiée, l'origine du produit doit être conforme à sa représentation et la nature du produit doit être conservée tout au long du processus allant de l'origine de la marchandise à son point de réception. Pour Baudrillard (1968), l'authenticité correspond à la capacité à remonter à l'origine sociale de l'objet." (Chaney 2007, p.13) Chaney nous explique pour le cas de la musique enregistrée que certains consommateurs associe la matérialité d'un CD à l'authenticité et que cela explique leurs choix de consommation et la façon dont ils s'approprient la musique enregistrée. Ainsi, certaines caractéristiques de l'objet approprié conditionnent ou facilitent son appropriation. Quant au sujet, il semble nécessaire qu'il possède des instruments et repères préalables suffisants. La possession par le sujet des instruments et repères nécessaires "Le capital culturel objectivé dans des supports matériels tels que des écrits, des peintures, des monuments, etc., est transmissible dans sa matérialité. [...] Mais ce qui est transmissible, c'est la propriété juridique et non pas (ou pas nécessairement) ce qui constitue la condition de l'appropriation spécifique, c'est-à-dire la possession des instruments qui permettent de consommer un tableau ou d'utiliser une machine et qui, n'étant autre chose que du capital incorporé, sont soumis aux même lois de transmission." (Bourdieu 1979, p.5) Une page avant, Bourdieu évoque la notion d'"accumulation initiale du capital culturel" et affirme qu'elle est une "condition de l'accumulation rapide et facile de toute espèce de capital culturel utile". Carù & Cova (2003, p.58), sollicitent également la notion d'acquis préalables (plus large chez eux que celle de capital initial) et affirment qu'elle entre en jeu dans l'attribution de sens, elle-même facteur d'appropriation : "L'attribution de sens renvoie largement aux antécédents du consommateur et au réservoir de sens qu'il contient : propre passé du consommateur, rapports avec certains membres de sa famille ou amis, expériences esthétiques précédentes..." Nous voyons donc que les recherches sur l'appropriation de produits par le consommateur doivent se baser sur l'idée que ce dernier n'arrive pas vierge au moment de la rencontre avec le produit et que son passé ainsi que les normes et valeurs qu'il a intériorisées conditionnent l'appropriation. 9

Une autre caractéristique du consommateur est déterminante, selon certains auteurs, pour le processus d'appropriation qui se mettra en place ; il s'agit de la représentation qu'il a de luimême : le concept de soi. La notion de concept de soi Brunel et Roux mettent en avant l'importance du concept de soi dans la détermination des choix de consommation : "Le consommateur a tendance à rechercher des produits dont l'image est congruente avec celle qu'il a de lui-même. Les processus d'appropriation sont donc fortement influencés par les dimensions du concept de soi." (Brunel & Roux 2006, p.88) Les auteurs distinguent 4 "soi possibles" (Markus & Nurius 1986) : "le concept de soi public et le concept de soi privé, le premier renvoyant aux processus de comparaison sociale mis en évidence par Festinger (1954), le concept de soi perçu (ou estime de soi), qui correspond à l'image qu'un individu se fait de lui-même et le concept de soi idéal (ou aspirations) qui correspond à ce que l'individu voudrait être, le concept de soi étendu, développé par Belk (1988), qui intègre les possessions -objets, animaux, autres êtres humains- dans la définition identitaire de l'individu, le concept de soi négatif, qui à l'inverse de ce qui précède, correspond à ce quelqu'un évite ou refuse d'être (Ogilvie 1987; Englis & Solomon 1996; Banister & Hogg 2001). [...] D'une façon générale [...], les choix de consommation sont supposés renforcer les dimensions positives du concept de soi (estime et aspirations) dans leurs dimensions privées et publiques, et protéger l'individu des jugements négatifs d'autrui par l'évitement de produits inappropriés." (Brunel & Roux 2006, p.88) Les auteurs précisent que ces concepts sous-tendent la conceptualisation qu'ils proposent de l'appropriation. Et si on peut effectivement supposer que des processus différents entrent en jeu selon le concept de soi dominant dans la détermination du choix de consommation, nous regrettons que des liens plus précis et mieux définis n'aient pas été explorés dans l'article cité. Après avoir évoqué des éléments préalables au processus d'appropriation, considérons-en maintenant les étapes. 10

Les étapes du processus d'appropriation Trois des textes étudiés s'intéressent particulièrement aux étapes du processus d'appropriation. Brunel & Roux (2006, pp.96-97) les situent dans une chronologie linéaire dont les repères principaux sont le moment de l'acquisition et celui de la consommation du produit. Ils distinguent ainsi six étapes : La pré-appropriation qui "constitue [...] essentiellement un travail de décodage et de tri symbolique du réel par rapport au manque ontologique d'être de l'individu", l'appropriation pré-acquisition durant laquelle l'individu reconnait et identifie l'objet de son désir avant d'établir avec lui une relation symbolique et idéale, l'appropriation lors de l'acquisition qui se traduit par le choix de l'élément (produit, objet, conditions) le plus adapté à la réalisation du désir, en congruence avec une image de soi, l'appropriation pré-consommation qui constitue une phase de préliminaires et d'adaptation de l'objet réel aux attentes préalables, l'appropriation lors de la consommation, durant laquelle l'individu se transforme et évalue l'objet, L'appropriation post-consommation qui "représente ce que l'individu retient de son expérience" et contribue à l'orientation des attitudes et des croyances dans des situations ultérieures de choix." La linéarité du processus d'appropriation supposée ici est contredite dans l'article de Carù & Cova (2003, p.50). Les auteurs font l'hypothèse de trois étapes d'appropriation qui se succèdent de façon linéaire. Si les trois étapes sont confirmées par leurs observations, il en ressort également que leur ordre est très variable selon les cas et qu'elle peuvent se répéter au cours d'un même processus. Ces trois étapes sont la nidification, l'exploration et le marcage : Lors de la nidification, "l'individu se sent chez-soi en isolant une partie de l'expérience à laquelle il est confronté, partie qui lui est déjà familière de par son expérience accumulée (et dans laquelle il s'installe). Il fait ainsi l'exercice fréquent de la stabilité et du contrôle de l'expérience par les compétences qu'il a développées et se donne une image positive de soi susceptible de lui permettre de se laisser aller par la suite." Pendant l'exploration, "l'individu va, à partir de son nid ainsi créé, tenter des explorations, répérer de nouveaux produits ou activités, pour développer ses points d'ancrage et de contrôle (balises). Il développe sa connaissance du contexte de l'expérience auquel il est confronté et il étend progressivement son territoire". 11

Lors du marcage, "l'individu va imprimer un sens particulier à l'expérience ou à une partie de l'expérience. Ce sens ne sera pas le sens général donné à l'expérience mais le sien, construit à partir de ses référents, de son histoire personnelle... Ici l'individu fait usage de sa créativité pour jouer subjectivement avec le contexte de l'expérience et y inscrire un sens." Dans un troisième texte, celui de Bouder-Pailler & Gallen (2006), les auteurs ne s'intéressent pas de façon centrale au processus d'appropriation ni à son caractère linéaire ou non. Elles privilégient plutôt la notion de construction de valeur (à laquelle elles lient celle d'appropriation). Certains éléments qu'elles présentent nous semblent cependant pouvoir trouver leur place dans un processus d'appropriation. De fait, la notion de catégorisation qu'elles emploient n'est pas sans rappeler celle de nidification : "La catégorisation consiste [...] en une comparaison entre [un] stimulus-cible et les connaissances préexistantes sur celui-ci. Elle ordonne et stabilise les représentations dans un souci d'économie cognitive puisqu'elle permet d'identifier instantanément un objet nouveau et de l'inclure dans une catégorie déjà connue, sans trop d'effort cognitif (Ladwein 1993)." (Bouder-Pailler & Gallen 2006, p.7) De même, la définition qui est faite de la perception esthétique se rapproche de celle proposée ci-avant du marcage : "les individus vont chercher à donner un sens à la consommation et y répondre émotionnellement. Cette sollicitation des ressources individuelles, cognitives et affectives, pour percevoir l'objet constitue le "style esthétique", à savoir la manière personnelle de percevoir la dimension esthétique face à un stimulus culturel (Lagier 2002). Comme les représentations, le style esthétique est un phénomène non observable, non exprimable et appartenant aux "sphères de l'individualité". D'autre part, il génère plusieurs réactions : des réactions imaginatives par lesquelles l'individu essaie de relier la proposition artistique à ce qu'il connaît et des réponses émotives associées à l'imagerie mentale (Lagier 2002)." (Bouder-Pailler & Gallen 2006, p.6) Un second type de perception est évoqué dans le même article, la perception affective : "Après avoir donné un sens à l'expérience de consommation, la composante affective de la perception esthétique entre en jeu et l'individu apprécie l'expérience "à travers des réponses émotionnelles qu'il développe à l'égard de la situation, des personnes, des actions et des objets" (Godey & Lagier 2002). Ceci peut s'expliquer par "l'étiquette affective" des représentations. En effet, la confrontation à un stimulus génère la comparaison des caractéristiques sensorielles et physiques du stimulus à la représentation mentale stockée en mémoire. Si cette représentation est chargée affectivement, une réponse affective peut naître rapidement, avec peu d'effort cognitif (Compeau et al. 1998). Ainsi, la désignation affective de la représentation, ou de la catégorie dans laquelle elle est "rangée", est activée en mémoire et l'état affectif associé est rapidement activé grâce à un lien étroit entre cette désignation et l'attitude." (Bouder-Pailler & Gallen 2006, p.7) 12

Enfin, Bouder-Pailler & Gallen (2006, p.20) détaillent une étape importante du processus d'appropriation dans la mesure où c'est à ce moment que semblent se jouer les décision d'attachement ou, au contraire, d'évitement. Il s'agit de la résolution des éventuelles dissonances cognitives : "Or, en vertu du principe général de refus de la discordance (Helfer & Orsoni 1998), l'individu peut remédier à la dissonance perçue de deux manières : soit en modifiant les caractéristiques de l'objet dans la représentation (en faisant du spectacle collectif un objet de proximité qu'il s'approprie en créant un lien affectif avec la structure de diffusion par exemple), soit en adoptant un comportement d'évitement (la non-consommation)." Notons qu'on peut voir dans le texte de Brunel & Roux (2006, pp.85-86) un autre comportement permettant de réduire les dissonances cognitives avec l'idée de détournement de l'objet (on retrouve ici la question de la liberté du sujet) : "Des détournements ou des "bricolages" ont été ainsi décrits par de Certeau (1990) comme autant de tactiques qu'il [le consommateur] utilise pour s'approprier, à sa manière, ce qu'on lui propose. Dans cet esprit, plusieurs travaux empiriques (Aubert-Gamet, 1996 ; Moiso & Askegaard 2002 ; Thompson & Haytko 1997) ; Duke 2002) ont illustré comment des pratiques quotidiennes banales -occuper un espace public, utiliser un téléphone portable, se vêtir, ou juger les modèles féminins présentés dans les magazines- se constituent en réalité en arts de se dérober, sans violence, aux usages prescrits des lieux, des objets ou de la mode. Les consommateurs ne seraient pas les victimes passives d'une réalité imposée (Gabriel & Lang 1995), mais des "bricoleurs" ou des "producteurs" de leurs propres significations symboliques (de Certeau, 1990). L'autonomie des consommateurs dans leurs pratiques d'appropriation n'apparaît plus alors comme une lutte contre le système marchand mais plutôt comme une liberté perpétuellement négociée, un compromis toujours imprévisible entre le discours des offreurs et les manières qu'ont les individus de prendre ou de laisser." Ces différentes analyses nous permettent de mieux cibler nos réflexions sur les différentes étapes du processus d'appropriation. Elles constituent des leviers et orientations possibles de notre travail. C'est le cas de l'ensemble des considérations que nous venons d'évoquer. Nous proposons de présenter pour conclure les perspectives conceptuelles et de recherche que nous tirons de cette revue de littérature. 13

Perspectives conceptuelles et de recherche Une notion liée à garder à l'esprit Une notion mise en avant par Bouder-Pailler & Gallen (2006) nous semble fondamentale (bien que peu abordée dans les autres textes) dans les analyses que nous venons de présenter des différentes étapes du processus d'appropriation : l'idée de représentations. Il nous semble qu'elles sont un support primordial de l'appropriation. Les auteurs nous expliquent (pp.4-5) de quoi il s'agit : "partant du principe que le monde tel qu'on le perçoit n'est qu'une construction mentale de la réalité et non son reflet exact, le réel est filtré et mis en forme par nos cadres mentaux. Les représentations sont donc des ensembles structurés d'objets mentaux qui correspondent à une connaissance sur le monde. [...] Organisées en mémoire, les représentations vont [une fois formées à partir de la perception] servir de filtre à la perception et de référence à l'interprétation. Les représentations ne sont pas homogènes : le terme désigne à la fois le processus, c'est-à-dire l'activité qui produit l'entité, et l'entité elle-même. Elles sont "le produit et le processus d'une activité mentale par laquelle l'individu reconstitue le réel auquel il est confronté et lui attribue une signification spécifique" (Abric 1989). [...] les représentations ont des spécificités individuelles mais également un noyau partagé par la plupart des esprits humains participant de la même culture, d'une part parce qu'elles portent sur des phénomènes sociaux (dont l'art), d'autre part parce qu'elles sont issues et héritées de la société. Les représentations sociales sont donc un ensemble structuré d'éléments cognitifs intersubjectifs qui désignent l'espace commun des représentations possibles. Et les représentations individuelles constituent en fait un sous-ensemble des représentations sociales : elles sont alors considérées comme des points de vue. Elles sont relativement stables dans le temps et cohérentes dans leur contenu, c'est à cette condition qu'elles pourront servir de grille de décryptage du réel. Les représentations peuvent donc être définies comme un ensemble de productions mentales et de schémas mentaux. Elles se distinguent par conséquent des opinions, des attitudes, qui ne sont que des mécanismes partiels de connaissance, orientés vers la mise en oeuvre de comportements spécifiques." Les représentations apparaissent donc comme un élément complexe de plus lié à l'intimité des sujets, ce qui rend son étude difficile car inaccessible sans médiation. Nous croyons qu'il est pourtant important de les considérer et de tenter dans nos études de nous en approcher au plus près. 14

Perspectives de recherche Cette revue de littérature nous permet d'identifier un cadre précis pour orienter nos recherches. Ce cadre n'est cependant pas figé et nous espérons le voir évoluer au fur et à mesure de nos lectures et observations. Nous aimerions en particulier y intégrer ou y renforcer les éléments suivants : Une réflexion méthodologique Nous avons mis en avant dans notre présentation de travaux sur l'appropriation leurs conclusions théoriques, délaissant les questions et apports méthodologiques qu'on peut y trouver. La question n'est pourtant pas sans importance, en particulier en raison du lien entre l'appropriation d'un objet par un sujet et l'intimité du sujet en question. Or la sphère de l'intime est empiriquement inaccessible, du moins de façon immédiate et éthiquement acceptable (Lucas 2011). Une étude des façons de contourner cette difficulté et de leurs conditions de validité semble pertinente dans la perspective de recherches futures. Un prolongement de premiers résultats obtenus Carù & Cova (2003) utilisent l'analyse qu'ils font de l'appropriation pour identifier les éléments sur lesquels il est le plus pertinent d'agir pour les institutions culturelles afin de faciliter cette dernière. Ils en citent trois : les référents, le guide et les rituels. Notons cependant que leur étude empirique est limitée (petit échantillon, profils similaires, expérience unique). Il semble donc intéressant de poursuivre leur démarche, en la réitérant mais également en l'approfondissant. Un suivi longitudinal de l'appropriation Il nous semble en particulier nécessaire d'étendre le moment de l'observation à l'amont et l'aval de la rencontre avec un objet culturel là où Carù & Cova ont dans un premier temps recueilli uniquement des observations faisant immédiatement suite à l'expérience vécue. Nous souhaitons envisager l'hypothèse que la configuration actuelle des propositions culturelles facilite une "déconnexion" rapide du sujet et de l'objet et celle que cela nuit à l'appropriation. Un parallèle est peut-être ici envisageable avec d'autres produits, par exemple ceux contenant une technologie élaborée qui demande une certaine maîtrise de la part de l'utilisateur ou ceux pour lesquels un service après-vente ou une "hotline" sont disponibles. Une 15

transposition de cela est-elle possible dans le cas de propositions culturelles? Serait-elle pertinente? Bibliographie Abric, J.C., 1989. LɅétude expérimentale des représentations sociales. In Les représentation sociales. Paris: PUF. Aubert-Gamet, V., 1996. Le design dʌenvironnement commercial dans les services : appropriation et détournement par le client. Université dʌaix-marseille III. Banister, E.N. & Hogg, M.K., 2001. Mapping the negative self: fromʌso not me'to'just not me'. Advances in Consumer Research, 28(1), p.242 248. Baudrillard, J., 1968. Le système des objets, la consommation des signes, Denoël- Gonthier. Belk, R., 1988. Possessions and the extended self. The Journal of Consumer Research. Bouder-Pailler, D. & Gallen, C., 2006. Influence des représentations mentales sur la valeur de l expérience de consommation culturelle: approche exploratoire. In 5ème congrès des Nouvelles Tendances en Marketing. Venise. Bourdieu, P., 1979. Les trois états du capital culturel. Actes de la recherche en sciences sociales, 30(1), pp.3-6. Brown, S., 1998. Postmodern marketing two: telling tales, International Thomson Business Press. Brunel, O. & Roux, D., 2006. LɅappropriation des produits par le consommateur : proposition d'une grille d'analyse. In A. Grimand, ed. LɅappropriation des outils de gestion. Vers de nouvelles perspectives théoriques? Publications de lʌuniversité de Saint-Etienne, pp. 83-104. Camus, S., 2002. Les mondes authentiques et les strategies dʌauthentification. Décisions marketing, (26), p.37 45. Carù, A. & Cova, B., 2003. Approche empirique de lʌimmersion dans l'expérience de consommation : les opérations d'appropriation. (French). Recherche et Applications en Marketing, 18(2), pp.47-65. Certeau, M. de, 1990. LɅinvention du quotidien, Tome 1. Arts de faire, Gallimard. Chaney, D., 2007. Le Concept dʌappropriation: Une Application au Domaine de la Musique Enregistrée. Actes des 6èmes Journées. Chladenius, 1969. Einleitung zur richtigen Auslegung vernünfftiger Reded und 16

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