GLASS-STEAGALL : CHASSE AUX SORCIÈRES ET RÉGULATION BANCAIRE



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Transcription:

GLASS-STEAGALL : CHASSE AUX SORCIÈRES ET RÉGULATION BANCAIRE CHRISTIAN STOFFAËS La crise n est pas finie : on ne connaît pas encore la suite, ni la fin. L histoire n a pas encore donné son verdict. Mais on sait déjà que c est une crise, une crise de l'industrie financière, de sa structure et de sa régulation ; pas un simple retournement du marché. Donc assez pour prendre du recul. L Histoire monétaire des États-Unis, l œuvre magistrale de Milton Friedman, marqua, il y a quarante ans, un tournant majeur. Imposant une lecture révisionniste de la gestion monétaire du krach de 1929 et de la Grande dépression, la thèse du gourou de Chicago signa la fin de l ère keynésienne et ouvrit l ère du monétarisme. L économie, science sociale, n autorise pas la reproductibilité des expériences : our distinguer le vrai du faux c est le jugement de l histoire qui tient le rôle de la méthode expérimentale en sciences exactes. Il est temps de s intéresser à l histoire de la régulation bancaire aux États-Unis. CRISE, PROCÈS, PUNITION Les Raisins de la Colère, chapitre 2 Ambiance Le chef d un grand État s étonne en public de ce que le dirigeant d une grande banque ne démissionne pas à la suite de la mise à jour d une perte spéculative de 5 milliards d euros due à un défaut des procédures de contrôle. Il prend à témoin l opinion que la responsabilité des dirigeants est la juste contrepartie de la haute rémunération. Les banquiers de la place se mobilisent pour défendre le meilleur d entre eux, injuste cible d attaques politiciennes qui seraient, selon eux, inconcevables dans un pays libéral. La cible de l ire présidentielle rétorque que sa démission n est pas à l ordre du jour. À quoi ceux qui estiment normal que le pouvoir politique exprime son étonnement devant un tel incident répliquent qu il n a fallu à Wall Street que quelques heures aux conseils d administration des banques pour révoquer leurs présidents après la révélation des premières pertes constatées sur les prêts hypothécaires risqués. 31

Ce psychodrame est révélateur d un climat : la chasse aux sorcières n est pas loin. Certes, l affaire de la Société Générale n a rien à voir avec la crise des marchés financiers, en apparence. Mais tout comme la crise des subprimes l incident est révélateur d un dérèglement profond d un système financier devenu incontrôlable, d une perte de maîtrise génératrice d inquiétude. C est bien là un débat sur la régulation. Car si l industrie bancaire est privée et libéralisée, donc indépendante du pouvoir politique, la protection de l appel public à l épargne, elle, est du ressort de la responsabilité publique. Les marchés financiers sont libres ; et les spéculateurs libres de leurs transactions. Les banques sont régulées parce qu elles sont les gestionnaires de la monnaie, et que l argent des déposants doit être protégé contre les risques. Le spectre de 1929 ressort du placard. La crise était invisible : elle est sortie des ordinateurs, des salles de marché, des bureaux feutrés pour descendre dans la rue. Quelques mois après les scènes de panique des clients faisant la queue aux guichets de Northern Rock, voici les scènes des expulsés de Cleveland chassés de leurs pauvres bicoques couchant sous la tente dans les tristes friches des usines en faillite. Des images qui frappent : bientôt des romans, des films? Après le krach, voici venir le temps des boucs émissaires. «Ils vous ont menti», est le slogan de tous les démagogues. De l extrême-gauche néo-communiste à l extrême-droite populiste, ils reprennent du service pour fustiger les méfaits du capitalisme et dénoncer les gnomes de Wall Street. Car, comme les financiers quêtent les dollars c est leur métier, n est-ce pas, qui le leur reprocherait? les politiciens pêchent les voix. N est-ce pas leur métier à eux aussi? Des deux côtés de la scène de la crise, voici à droite les arrogants traders de Wall Street, au métier maintenant sinistré mais durablement enrichis de leurs confortables bonus, juteuses commissions et autres immorales indemnités de licenciement ; à gauche les malheureux acquéreurs de samsuffits des banlieues de Philadelphie, saisis par les banques, chassés de leurs maigres biens hypothéqués. Ils n avaient rien et on leur prend tout. Alors que les banquiers eux-mêmes ne comprenaient pas grand-chose aux sophistiqués modèles d optimisation que leur vendaient leurs traders fous, abrutis par les mathématiques, comment auraient-ils compris qu ils étaient eux aussi, emprunteurs impécunieux devenus des spéculateurs du fait de cette merveilleuse créativité financière des temps modernes, et à leur insu tout comme les ayants droit du fond de retraite des instituteurs du Wisconsin investis dans les SIV pourris? Les crises sont nécessaires à leur propre solution : car on ne change généralement que sous la pression de la nécessité. Le public n y comprend rien : les professionnels à 32

peine davantage. À cette fin, il faut purger : enquêter, déterminer les responsabilités, légiférer. Hedge funds, leveraged buyouts, CDOs, SIVs, «conduits», «véhicules structurés agressifs», et autres sophistications financières. Derrière le rideau de fumée sémantique, il faut revenir au fondamentaux (comme ils disent ), comprendre, faire comprendre, expliquer simplement, pour le grand public, ce qui s est réellement passé. Comment en est-on arrivé là? Des faits, des chiffres, des noms : pour la manifestation de la vérité comme dit le juge d instruction. Non pas pour régler des comptes, mais pour purger les frustrations ; pour éviter que ça ne se reproduise à l avenir ; pour rétablir la confiance. Le débat public doit s ouvrir : afin que gagne la démocratie et que soit préservée l économie de marché et la globalisation, qu il serait dommage de jeter avec l eau du bain. La mère des krachs : 1929 Le bon sens en donne l intuition : la baisse succède à la hausse. La science économique l a théorisé : spéculation, krach, insolvabilité, illiquidité. Euphorie ; retournement ; panique : on connaît le mécanisme de toutes les crises financières, le même en 1929 que celui de la crise contemporaine des subprimes. Une nuée de spéculateurs attirés par l appât des gains faciles, achètent des biens à crédit. Les banques prêtent généreusement. Les prix montent. Le marché se retourne. Les spéculateurs ne peuvent plus honorer leurs échéances et sont déclarés insolvables. Les banques font faillite. Et la crise se propage. En 2007, c est l immobilier qui est frappé le premier. En 1929, c est la Bourse. Des couches nouvelles d apprentis-actionnaires modestes s endettent pour acquérir des titres, emportés par l enthousiasme général. «Tous spéculateurs», le slogan des roaring twenties est l écho lointain du «tous propriétaires» des emprunteurs insolvables des années 2000. En 1925, Wall Street avait obtenu que les achats d actions puissent être financés à crédit : les investisseurs pouvaient acheter avec une couverture de seulement 10 %, sûrs que la hausse de la Bourse garantirait leurs profits. Tout comme en 2002, le merveilleux mécanisme des subprime loans a permis aux acquéreurs sans ressources des banlieues de Cleveland d accéder au rêve américain d accession à la propriété, sûrs que la hausse de l immobilier prendrait soin de leur capacité à rembourser. Dès lors, la bulle spéculative gonfle : de 100 (en 1925), l indice de Wall Street grimpe à 381 (en septembre 1929). Lorsque le marché se retourne, les appels de marges obligent les spéculateurs endettés (on appelle cette pratique ancienne du nom moderne de leverage) à vendre pour honorer leurs engagements. Le retournement des 33

cours enclenche le cercle vicieux de la baisse. Après le jeudi noir, l indice s effondrera, jusqu à 41 en juillet 1932. Les banquiers tentent d enrayer la crise, par la manipulation du marché, par des soutiens artificiels, mais principalement en syndiquant leurs déclarations lénifiantes. «La Bourse a atteint un niveau élevé durable, proclamme l économiste Irving Fischer la veille du jeudi noir : malheur au dissident qui annoncerait la chute. Mais, comme l histoire l a retenu (tout en l ayant quelque peu oublié depuis ) le mécanisme inexorable déroula ses conséquences : faillites bancaires en séries ; restriction des crédits ; chute de la production industrielle ; usines en panne ; licenciements et chômage de masse ; protectionnismes ; dévaluations compétitives. La baisse se diffuse à toute l économie. L Amérique exporte sa crise : de financière, elle devient économique, internationale, sociale, mondiale, politique ; elle donne un argument au communisme, suscite le fascisme, engendre l État-providence, débouche sur la guerre. Le procès de Washington Charles Mitchell, Ferdinand Pecora, Carter Glass et Henry Steagall. Le suspect, le procureur, le législateur À son audition le 21 février 1933 devant le Comité bancaire et monétaire du Sénat des États-Unis, Charles E. Mitchell, président de la National City Bank, déclare en réponse à la question posée par le procureur Ferdinand Pecora de savoir si la plus grande des banques new-yorkaises fournissait aux actionnaires des informations chiffrées substantielles sur ses activités financières : «Je crois que nous l avons fait une fois, en 1931». Croyant se justifier en avouant avoir lui-même beaucoup perdu en Bourse du fait de l impossibilité de comprendre les mécanismes complexes du marché et de prédire ses évolutions (par définition imprévisibles ), il s attire la question suivante de la part du Sénateur Brookhart : «Ne pensez-vous pas, dans ces conditions, que les banques devraient mettre en garde leurs clients et actionnaires contre leur incapacité [plutôt que de les abuser de leurs arrogantes certitudes]?». On ne saurait mieux conclure que les banques avaient trompé leurs clients : en entretenant le mythe de la hausse sans limite des cours des actions, omettant de les prévenir que la baisse succède à la hausse aussi immanquablement que l hiver à l été. Contraint à démissionner, le flamboyant banquier (Wall Street jamais avare d affectueuse ironie le surnommait Sunshine Charlie) demeure pour l histoire le bouc émissaire de 1929. 34

Franklin Roosevelt vient de s installer à la Maison Blanche. Un climat révolutionnaire règne sur l Amérique du New Deal : la Bourse s est effondrée de 90 % ; les banques et les industries sont en faillite ; la production a baissé de moitié ; le tiers de la population est au chômage ; la chute des prix agricoles a ruiné les paysans ; les fermiers endettés sont chassés de leurs terres. Fatiguée d entendre que les «fondamentaux sont solides» (Irving Fischer) et que «la reprise est au coin de la rue» (Herbert Hoover) l opinion réclame la vérité, des sanctions, des mesures de redressement. Les auditions de la Commission Pecora mirent à jour une vaste série de pratiques collusives et de comportements abusifs de la profession bancaire, que l on peut rassembler sous la bannière explicative du manque de transparence : manipulation des cours et conflits d intérêt. En un mot, tromper le public pour gagner de l argent. Les dirigeants des banques et des maisons de titres de Wall Street furent jugés coupables de pratiques contestables, voire malhonnêtes, et d avoir abusé de la confiance de l opinion publique excitée par les démagogues de l extrême-gauche américaine. C est le métier des banquiers de prêter de l argent et de se rémunérer sur des commissions : comment leur en vouloir, pourvu qu ils respectent la loi? C est donc la loi qu il fallait changer. Les grandes ruptures ont besoin de boucs émissaires. L exorcisme, pour accoucher du monde nouveau à ces années-charnières du XX e siècle : à l Est Trotski face aux procès de Moscou ; à l Ouest la Citybank face au procès de Washington. Les démocrates venaient de gagner les élections, à la Présidence comme au Congrès. Il fallait dompter Wall Street, chasser les marchands du temple du capitalisme. Pour imposer les politiques nouvelles, le New Deal avait besoin d une chasse aux sorcières. Face au drame sans précédent du krach de 1929, il fallait trouver sinon des coupables, au moins des explications. L émotion publique, alors à son comble, explique le caractère extrêmement contraignant de la législation qui fut adoptée à la suite des travaux d investigation de la Commission d enquête. Le régime démocratique américain est constitué de pouvoirs et de contre-pouvoirs qui s équilibrent. Le pouvoir exécutif est faible face au Congrès. Toute réforme d envergure, face à l influence des lobbies, pour être adoptée, requiert des circonstances de crise qui suscitent l émotion du public et de ses élus. Le krach de 1929 est le Pearl Harbor de la finance. Naissance de la régulation bancaire La crise bancaire avait alors atteint un point extrême. 11 000 banques ont déposé leur bilan : leur nombre s est réduit de 40 %, de 25 000 à 14 000. De nombreux gouverneurs ont fermé les banques de leurs États. En mars 1933, le président 35

Roosevelt vient de décréter la fermeture de toutes les banques du pays pour plusieurs semaines. Le Glass-Steagall Act, encore appelé Banking Act de 1933, est la législation adoptée à la suite des enquêtes en recherche de responsabilité conduites par le Congrès. Il porte le nom de ses auteurs, le Sénateur démocrate de Virginie, Carter Glass, âgé de soixante-quinze ans, ancien secrétaire au Trésor, et le représentant démocrate de l Alabama, Henry B. Steagall, président de la Commission bancaire et monétaire de la Chambre. Carter Glass porte la paternité, en tant que ministre du Trésor en 1913, de la création de la Réserve fédérale. Là aussi c est à la suite d une grande panique bancaire la «panique des chemins de fer» de 1907 et de l élection d un président démocrate, Woodrow Wilson, qu avait été prise cette législation décisive de régulation dans le contexte de la loi anti-trust et de critiques agressives contre la profession bancaire. Avant l entrée du loup public Fed dans la bergerie des banques privées la fonction d institut d émission monétaire, de «banque des banques», était assurée, au niveau régional, par un système privé d ententes interbancaires contrôlées par la profession : un vaste cartel, pour le bien public évidemment. La National Citibank of New York jouait alors en réalité le rôle officieux de «banque des banques». Tout comme en 1933, on trouve donc la grande banque new-yorkaise au centre des controverses. Il ne faut pas s en étonner : ce n est pas qu elle soit plus coupable que les autres. Étant la plus grande des États-Unis et du monde, située au cœur de la capitale du capitalisme elle se trouve naturellement sur le devant de la scène de la profession, pour le meilleur et pour le pire. Carter Glass estimait que l implication des banques de dépôts dans les marchés financiers était contraire aux règles de la Réserve fédérale, et la grande responsable de la spéculation boursière et des faillites bancaires consécutives au krach. C est parce qu on avait joué à la Bourse l argent des déposants que la spéculation avait fait monter vertigineusement le cours des actions. C est parce qu on avait risqué l argent des déposants que la crise avait précipité les faillites en chaîne et la dépression économique. L idée fixe du Sénateur Glass et des partisans de la régulation était, de longue date, d interdire aux banques de dépôt régulées l accès aux marchés financiers libres, de leur prohiber la détention et le commerce des titres et de restreindre leur activité à la gestion des dépôts monétaires de leurs clients et aux opérations classiques de prêts commerciaux à court terme. 36

Ce sont les conclusions des auditions de la Commission d enquête et le climat de chasse aux sorcières qui s ensuivit qui leur permirent, en l espace de quelques jours, de réaliser leur grand projet et de faire voter sa législation par un Congrès enflammé, anxieux d apporter une réponse hautement visible aux revendications du public. Loin des règlements de comptes de Wall Street, Henry Steagall, élu d une circonscription rurale du Sud profond, s intéressait surtout à la protection des exploitants agricoles et des petites banques rurales. L ami des fermiers s associa à l initiative de son collègue pour introduire dans le texte de loi la création du système fédéral d assurance des petits déposants la Federal Deposit Insurance Corporation. Garantissant les dépôts jusqu à 100 000 dollars, la FDIC rend vie aux banques locales tombées en faillite et encouragera les petits déposants à y placer leur argent, contribuant ainsi à maintenir une structure extrêmement fragmentée en nombre de petits établissements. Glass-Steagall signe la coalition du New Deal : la gauche libérale du Nord-Est et les populistes du Deep South. Effet pervers de la régulation, cette fragmentation de la profession sera considérée comme la responsable de la précédente grande crise bancaire américaine : les faillites en chaîne des caisses d épargne en 1989 (les Savings and Loans) qui avaient été hasardeusement déréglementées par l Administration Reagan en 1981. La crise des S&L sera au demeurant un des facteurs qui conduiront à la libéralisation bancaire, dans le but de concentrer la profession : la dérégulation ne passe-t-elle pas son temps à corriger les effets de la régulation, et réciproquement? Le Glass-Steagall Act ferme aux banques l accès à Wall Street, en édictant une incompatibilité entre les métiers de la banque de dépôt (commercial banking) c'està-dire les dépôts et les prêts commerciaux et de banque d investissement (investment banking ou merchant banks). En d autres termes, la législation érige une «muraille de Chine» entre le métier bancaire et le métier des marchés financiers, interdisant aux banques l accès à Wall Street. Entre les divers métiers de la finance, il faut choisir : démanteler les holdings en désinvestissant de l une ou l autre des activités. Les géants du Wall Street de 1929 adopteront des stratégies contrastées. J. P. Morgan choisit la banque commerciale : les directeurs mécontents de ce choix feront scission et créeront Morgan Stanley. Chase Manhattan et City abandonnent les marchés financiers. Lehman Brothers ferme sa banque et ne garde que sa maison de titres. Le Banking Act de 1933 est complété en 1956 par un autre Banking Act, qui prohibe la confusion des métiers de banque et d assurance. La nouvelle structure de la profession se met en place. Désormais l industrie financière est coupée en deux : le secteur régulé, la banque ; le secteur non-régulé, les marchés financiers. 37

DÉRÉGULATION, SPÉCULATION, CRISE De la Prohibition à l Abrogation Le régime réglementaire imposé par le Glass-Steagall Act restera en vigueur pendant soixante-six ans. Jusqu à son abrogation, en novembre 1999, par le Gram- Leach-Bliley Act, qui autorise la constitution de holdings financiers conduisant simultanément des activités de banque commerciale, de banques d investissement, de courtiers en titres, d assurance. Les banques de dépôt peuvent dès lors à nouveau être présentes à Wall Street, comme elles l étaient avant 1929. Parfois dépeint comme signant «la fin de la banque», le Gram-Leachley-Bliley Act ou Financial Services Modernization Act déspécialise en effet l activité bancaire, en énumérant la liste des activités considérée «de nature financière» (financial in nature), dont l exercice est désormais autorisé aux banques : la souscription (underwriting) et le commerce des titres (securities) ; le parrainage et la distribution de tous les types de fonds communs de placement (mutual funds) ; la souscription et la distribution de produits d assurance ; la détention de portefeuilles de compagnies d assurance. Là encore, dans ce tournant historique de la régulation bancaire (comme en 1913 avec la création de la Fed ; comme en 1933 avec la Commission Pecora), on trouve la puissante banque de New York sur le devant de la scène du Congrès ou plus exactement dans ses couloirs. À l origine du Glass-Steagall Act (à son corps défendant ) le chef de file de la profession bancaire prend ainsi sa revanche à retardement en étant l instigatrice de son abrogation. C est en effet le souhait de Sanford Weill, président du géant de l assurance Travelers, après s être rendu propriétaire de Salomon Brothers (l appétit vient en mangeant ) de fusionner avec Citibank pour créer Citigroup et d en devenir le président, qui est à l origine directe de la fin de la spécialisation bancaire. En réalité, l acte d abrogation est postérieur, de quelques mois, à la fusion City- Travelers, qu elle régularise a posteriori. S agit-il, comme le dénoncera l avocat consumériste Ralph Nader, de la politique du fait accompli et de collusion entre les membres de la Commission, la Fed et les deux géants financiers? Détail troublant : le secrétaire au Trésor de l Administration Clinton, Robert Rubin, rejoint Citigroup en 1999 pour en devenir le co-président. On voudrait accréditer l accusation de collusion qu on ne s y prendrait pas autrement Alan Greenspan avait prévenu Sanford Weill et John Reed que leur fusion devait être régularisée par un acte législatif pour éviter de tomber sous le coup de l obligation de désinvestissement qui vient de frapper l inventeur de la bancassurance universelle, 38

le néerlandais ING. Le «magicien de la Fed», avec le poids de sa grande autorité, témoignera en appui de la dérégulation bancaire devant la Commission. Chaque virgule de ses discours publique faisait trembler les marchés. L homme qui avait coutume de déclarer, avec cette suave ironie de ceux qui tirent les ficelles : «si vous avez compris ce que j ai dit, c est que je me suis mal exprimé», fut cette fois très bien compris. Et le Congrès vota la «fin de la banque», c'est-à-dire son retour en force à Wall Street après soixante-six ans d exclusion forcée. Contre Glass-Steagall : une lecture révisionniste de la Grande dépression En réalité, la fusion Citigroup ne fit que légaliser une pratique de déspécialisation bancaire qui s était déjà instaurée Elle ne fut que l événement circonstanciel qui mit à bas un édifice largement vermoulu, auquel personne ne croyait plus. Un peu comme Tchernobyl signa la fin de l URSS. La dérégulation des marchés financiers s inscrit dans un mouvement général : la libéralisation des secteurs réglementés, composante essentielle de la grande révolution libérale-monétariste qui changea la face du monde dans le dernier quart du vingtième siècle. Sous l influence des idées de l École de Chicago, qui s en trouvera honorée par plusieurs prix Nobel, les réglementations qui encadrent les grands secteurs économiques dits services publics (public utilities) tels que les transports, l énergie, les communications sont rapportées, dans le but de rendre les marchés plus concurrentiels. Les travaux des économistes avaient démontré que la réglementation favorise les comportements anti-concurrentiels ; maintient des prix élevés et pénalise les consommateurs et utilisateurs des services (par exemple dans le transport aérien, les services postaux) ; restreint l innovation (dans les télécommunications, les énergies nouvelles) ; contribue à la détérioration de l environnement (dans l énergie). Les grandes lois de régulation datent généralement des années du New Deal où elles étaient conçues pour mettre sous contrôle l activité des trusts capitalistes. Pourquoi les vertus de la dérégulation, amplement démontrées par l expérience des transports aériens et des télécommunications, ne s appliqueraient-elles pas aussi au secteur financier et bancaire? D autant que la banque et la finance sont en retard : la libéralisation des transports aériens remonte à 1978, celle des télécommunications à 1984 Dans les considérants de l abrogation de la loi de spécialisation bancaire, on trouve l argument fondamental qui fut à la source de la grande révolution libéralemonétariste. C est Milton Friedman, le gourou de Chicago, qui le formula le mieux, 39

dans son Histoire monétaire des États-Unis. Le tombeur de John Maynard Keynes imposa sa vision révisionniste de la Grande dépression : contrairement à la lecture jusqu alors politiquement correcte, la Grande dépression n était en rien due aux excès de la spéculation, ni aux comportements prétendument immoraux des banquiers, mais aux erreurs de la politique monétaire qui suivirent le krach. Au lieu de rétablir la situation, la politique de la Fed et du New Deal l aggravèrent. Les dégâts spectaculaires et l enchaînement diabolique qui suivirent le jeudi noir seraient donc du fait du gouvernement (qui plus est de gauche la gauche américaine certes mais la gauche quand même) et non du secteur privé. L État responsable, pas le marché. Les financiers comme personne d ailleurs, dans aucune profession détestent tenir le rôle du bouc émissaire, tout autant que d être régulés : c'est-à-dire empêchés de s enrichir en rond par des régulateurs tous dépeints comme des «bureaucrates socialistes». Divine relecture de l histoire : la profession financière accueillit avec ravissement la théorie monétariste élaborée par l Anti-Keynes et s en fit l ardente propagandiste, l exportant dans le monde entier. Si les marchés financiers sont innocents dans la crise de 1929, pourquoi faudrait-il dès lors les réguler? Voilà pour l argumentaire théorique de l abrogation. Plus concrètement, les défauts pratiques du Glass-Steagall Act étaient devenus éclatants aux yeux de tous, alors que les métiers financiers avaient profondément changé. La spécialisation contraignante imposée aux banques était devenue intolérable à la profession. En réclamant, appuyée sur toute sa puissance d influence, l abrogation de la législation détestée, Citibank ne faisait que traduire une aspiration générale. Les banquiers étaient fatigués de ces contraintes d un autre âge bridant leurs initiatives. Les banques commerciales et leurs dirigeants étaient envieux des plantureuses commissions de courtages encaissées par les gestionnaires des maisons de titres ; les maisons de titres lorgnaient sur les gisements de cash des banques commerciales, sur leurs réseaux d agences, sur les fonds de leurs déposants mal gérés. Certes toute la profession était consciente de l incertitude de l issue du combat des lourds dinosaures soudain lâchés dans la cour des agiles vélociraptors. Mais on savait, des deux côtés, qu on trouverait toujours des arrangements entre amis pour se partager les vastes profits générés par la libéralisation. C est en effet ce qui arriva. Les banques commerciales et les maisons de titres se marièrent dans l allégresse. Les assureurs convolèrent avec les banques d affaires. Et ils eurent beaucoup d enfants, qu ils baptisèrent hedge funds, CDOs, SIVs 40

Parmi les motivations de la dérégulation bancaire, on trouve au premier rang l inadaptation de la législation à la croissance des marchés financiers et à leur évolution au fil du temps : l adoption du régime des changes flottants en 1973 ; la suppression des commissions fixes sur les valeurs mobilières en 1975 : connue sous le nom de Mayday, cette disposition devait pousser les banques à rechercher leurs profits dans d autres métiers financiers que leurs métiers traditionnels ; la mutation de la politique monétaire américaine, sous l influence des idées monétaristes pour abattre l inflation, à partir de 1979 ; les contraintes et la limitation de la taille des établissements financiers américains. Et ce pendant que les banques européennes et japonaises se transformaient en géants mondiaux, entraînant le déplacement progressif de Wall Street vers la City du pôle de référence financier de la planète. Les acteurs de l industrie financière votent avec leurs pieds : ils fuient les terres régulées pour migrer vers les terres libres. Le Glass- Steagall Act était devenu obsolète aux yeux de tous. Pire, nuisible aux intérêts américains : il fallait protéger New York face à Londres. En 1980, la «Régulation Q», issue elle aussi de l après-krach de 1929 qui plafonne le taux de rémunération des dépôts bancaires à terme, est abrogée. Elle n était évidemment pas adaptée à l univers inflationniste, et on lui doit des déséquilibres importants dans le système financier américain. Elle est à l origine de l essor du marché de l Eurodollar et du développement de la City comme première place financière. C est un des cas classiques illustrant les effets pervers de la régulation. Les banques commerciales avaient largement contourné le principe de spécialisation par des artifices comptables et juridiques et en se délocalisant, notamment à Londres pour participer à l expansion des marchés financiers. Les banques d investissement manquaient de ressources et de capitalisations. Ces évolutions avaient privé de pertinence le Glass-Steagall Act. Il n y eut pas grand monde pour regretter ce dernier vestige des années trente, époque maudite et révolue (croyait-on ). L enchaînement de la crise «Les arbres ne montent pas jusqu au ciel», dit le vieil adage de la sagesse financière. Comme il est classique sauf pour les mémoires courtes la baisse a succédé à la hausse : l Âge des Turbulences à l Exubérance Irrationnelle pour associer les deux concepts forgés par le «magicien» Alan Greenspan, président de la Réserve fédérale des États-Unis de 1987 à 2006. Comme il a tout dit en affectant de ne rien dire, on ne pourra pas reprocher de s être trompé au thuriféraire des bienfaits de la libéralisation financière et de la dérégulation bancaire. Il fut le gourou de la nouvelle industrie financière 41

le «maestro», l «économiste des économistes», universellement loué pour sa gestion de l inflation et l inspirateur de la politique économique américaine qui permirent la grande expansion mondiale des vingt dernières années. Mais l histoire, désormais, se rappellera sans doute plus volontiers de lui comme de l apprenti-sorcier du nouveau siècle. Succéder à un gourou n est jamais simple. Pendant que le laborieux et rassurant Bernanke s échine à éteindre chaque jour les incendies, il commente dans le Financial Times du 13 mars 2008 : «la plus grave crise financière depuis la deuxième guerre mondiale» ; «qui prendra fin quand le prix des biens immobiliers se stabilisera et, avec eux, le prix des produits financiers adossés à des prêts hypothécaires» ; «qui laissera de nombreuses victimes [ ]». Certes. Mais comment en est-on arrivé là? Quand on cherche à comprendre un phénomène inédit celui-ci en est un la méthode du scénario est la meilleure : décrire d abord ; confronter les explications ensuite. Surtout lorsque le débat est obscurci du rideau de fumée sémantique des principaux intéressés, les professionnels trop absorbés dans la gestion des événements pour prendre du recul et parfois dévorés de culpabilité pour ne pas avoir tiré plus tôt la sonnette d alarme. Il faut donc s intéresser, successivement, à : l enchaînement de la crise ; ses causes profondes ; ses causes immédiates ; la gestion de la crise ; les analogies, en particulier avec le krach de 1929 ; les responsabilités ; les solutions et les décisions à prendre. La cause immédiate : la spéculation et le retournement immobiliers Des prêts inconsidérés accordés sans retenue à des emprunteurs peu solvables. La crise commence par les subprimes, néologisme issu de la créativité sémantique des nouveaux marchés financiers. Ce mot était inconnu du public : il est devenu en quelques mois la marque de fabrique de la crise. Les subprime loans sont des prêts non conventionnels (étymologiquement : en dessous du premier choix) consentis à des ménages modestes dont la solvabilité est incertaine, en raison d un passé d emprunteur à problèmes ou de revenus modestes et aléatoires : chômeurs, mères célibataires, travailleurs immigrés, clientèle généralement ignorée des banquiers comme des agents immobiliers. 42

Comme il est classique dans le mécanisme de toute crise, la politique de création monétaire a joué le rôle permissif dans la spéculation. Depuis vingt ans, les vannes de la création de monnaie ont alimenté le boom de l économie. Paul Volcker, président de la Fed en 1979, avait incarné l ère du monétarisme : sous son règne les taux d intérêt avaient été élevés à des niveaux prohibitifs et l inflation avait été domptée. Le problème, dès lors, n était plus l inflation mais la poursuite de la croissance et le plein-emploi. Son successeur Alan Greenspan et les milieux financiers dont il est le porte-parole s éloignèrent du monétarisme. Et ils furent unanimement célébrés pour cela. Chaque fois que la récession a menacé, chaque fois qu une bulle spéculative a éclaté (la bulle internet, etc.), chaque fois qu une crise financière est survenue sur la planète (la crise russe, la crise thaïlandaise, etc.), la Réserve fédérale a assoupli la politique monétaire, baissé le taux d intérêt, injecté des liquidités. L inflation paraissait durablement calmée, avec des taux historiquement bas. Pourquoi dès lors se gêner? C était refuser de voir que l inflation s était déplacée des prix à la consommation, où elle est mesurée (le CPI, consumers price index) vers les prix des actifs la Bourse et l immobilier. Abondance de l argent disponible, prêts à 2 % d intérêt (quand les taux étaient à leur plancher, en 2000) ; taux variables (bas pour commencer, plus élevés ensuite lorsque le taux de base passa de 2 % à 5 %) ; différés d amortissement ; remboursement sur cinquante ans Comment dans ce climat d euphorie, résister aux pressions persuasives des agents immobiliers et des courtiers en prêts hypothécaires avides de toucher leurs commissions de placement? Des millions de ménages américains ont donc contracté ces emprunts-miracles, du temps de l euphorie. Pour un montant de 1 200 milliards, le marché des subprimes représente 12 % de l ensemble des crédits hypothécaires aux États-Unis, estimé au total à quelques 10 000 milliards de dollars. Le marché a connu une expansion spectaculaire en cinq ans, soutenant l activité de la construction et de la promotion immobilière, dont il a permis d écouler les stocks de logements et de maisons invendus, et faisant grimper les prix : 20 % de hausse annuelle en 2004 et 2005. Etait-ce bien raisonnable se dit-on aujourd hui? Les premiers signes de retournement du marché immobilier, familiers dans ce secteur éminemment cyclique mais qui avaient été oubliés, sont apparus dans le courant de 2006. La stagnation des prix, la hausse des taux d intérêt, la sortie de la phase de différé d amortissement ont pris à la gorge les emprunteurs impécunieux. Après quelques échéances non honorées par les emprunteurs étranglés, les procédures de saisie se sont déclenchées. Les ventes aux enchères, dans un marché qui était brusquement passé de l euphorie à l atonie, se sont révélées décevantes. L insolvabilité 43

est apparue au grand jour : le taux de défaillance sur les subprimes a dépassé 5 % dès 2006. Après que les premiers défauts de remboursements sur les subprimes se soient révélés, les investisseurs se mirent à regarder d un œil plus suspicieux les titres qu ils avaient acquis sans être trop regardants au cours de la période d euphorie. La défiance s installe alors, gelant le marché interbancaire à l été 2007. La nervosité se mue très vite en psychose. La peste et la contamination : les banques se soupçonnent les unes les autres de camoufler des subprimes sans valeur dans leurs produits financiers packagés. Les investisseurs redoutent qu un établissement financier soit touché, alors que s allonge la litanie des annonces de provisions. L offre de capitaux sur les marchés interbancaires pour des durées supérieures à un mois se raréfie brutalement. Les CDOs et véhicules ne trouvent plus preneurs sur le marché financier. Les véhicules d investissement structurés avaient atteint le niveau astronomique de 1 000 milliards d actifs, financés par du papier commercial Plus personne n en veut, de peur d y découvrir de très mauvaises surprises. C est ainsi que le cercle vicieux de la crise s est enclenché. Les banques et maisons de titres détentrices d actifs suspects invendables sont contraintes de par leurs garanties de les rapatrier dans leurs comptes et d en provisionner les moins-values latentes dans leurs bilans. Les soupçons se confirment lorsque la puissante Citigroup annonce des provisionnements de 20 milliards en octobre 2007, suivie des plus grands noms de Wall Street qui avouent leurs fautes l un après l autre. À mesure que s égrènent, fin 2007, l un après l autre, les aveux de pertes, les directeurs et les présidents payent le prix de leurs erreurs ou de leurs dissimulations. En 1929, ils sautaient par les fenêtres (dit la légende) : en 2007, ils sont licenciés (avec indemnités). Les spreads sur les crédits à risques s accroissent à des niveaux prohibitifs, renchérissant fortement le coût du financement. En moyenne les primes de risque demandées par les investisseurs (titres BBB/US contre emprunts d État) ont grimpé en quelques semaines de 120 points de base à plus de 300. Les dépréciations d actifs dévalués, qui se multiplient compte tenu des ratios prudentiels à respecter avec leurs fonds propres, contractent le marché du crédit. Le rôle d un marché c est de fixer un prix, entre l offre et la demande. Or personne n est plus en mesure d évaluer les risques portés par les titres packagés où le pire (les crédits ayant perdu toute valeur) se mêle inextricablement au meilleur (y en a-t-il encore quand on ne fait plus confiance aux Triple A?). 44

Les banques centrales, derrière la Fed, ont beau injecter sans relâche des liquidités : la liquidité fait toujours défaut. Les banques ne se prêtent plus entre elles : elles se regardent en chiens de faïence. Les produits financiers complexes ne trouvent plus de financements sur les marchés. Les marchés monétaires des titres de maturité d un mois à un an sont bloqués : là réside l origine des formidables pertes bancaires enregistrées dans les provisionnements massifs. L estimation des subprimes irrecouvrables varie entre 150 et 400 milliards de dollars, pour commencer Car les prix de l immobilier ont à peine baissé faute de transactions. Lorsque les saisies immobilières réalisées en ventes aux enchères permettront de constater les pertes il est à craindre que la liste des défauts ne s allonge considérablement. Bientôt, tous subprimes? Épargnés en 2007 par la crise des subprimes, les hedge funds ont été touchés à leur tour en 2008. Ne pouvant honorer les appels de marges réclamés par leurs banques créancières, plusieurs fonds ont dû suspendre les remboursements et les demandes de rachat de leurs clients, se déclarant ainsi virtuellement en faillite. Le tri s opère, au détriment des fonds créés par les banques d investissement jugés vulnérables. Que restera-t-il des quelques 10 000 hedge funds, qui pèsent aujourd hui près de 2 000 milliards de dollars, cinq fois plus qu il y a dix ans? Les autres opérations à effet de levier agressifs ne se portent guère mieux. Les LBOs, qui avaient considérablement gonflé, ont été gelés, restructurés, annulés, concernant un volume de 300 milliards de dollars inscrits dans les livres des banques. Une centaine de milliards annulés : l assèchement des liquidités a mis quasiment à l arrêt les opérations de fusions et acquisitions. Premier craquement : Bear Sterns Si la cause sous-jacente de la crise est le retournement immobilier, conséquence de la spéculation et de l inflation latente, la cause visible celle qu enregistreront les historiens c est le krach Bear Sterns. L étincelle qui a mis le feu aux poudres est très précisément datée : l équivalent du «jeudi noir» c est-à-dire le jour où la confiance a disparu est le 9 août 2007, où la Fed révéla au grand jour l étendue de l inquiétude en décidant d une injection massive de liquidités sur le marché des transactions interbancaires, qui venait de s assécher du fait que les banques, brusquement défiantes à l égard les unes des autres, ne se prêtaient plus d argent à court terme. Un krach psychanalytique, en forme de film d horreur : le jour maudit où le visage grimaçant des gnomes de Wall Street se révéla soudain derrière le masque sympathique des yuppies flambeurs de superbonus : la peste cachée dans les SIVs... 45

Bear Sterns, la cinquième banque d investissement de Wall Street est (était) l une des plus respectées. Vénérable institution fondée en 1923, avec un chiffre d affaires de 16 milliards de dollars, un portefeuille d actifs de 350 milliards de dollars, un effectif de 15 500 employés, un prestigieux siège Madison Avenue, Bear Sterns s est vu décerner par deux fois, en 2005 et 2007, le titre prestigieux de la «maison de titres la plus admirée» par le magazine Fortune. L événement déclencheur de la défiance est la tentative avortée de placement d un titre CDO de 3,2 milliards de dollars par l un de ses fonds de placement (Bear Sterns High Grade Structured Credit Enhanced Leveraged Fund) titre symbole d une époque dont la complexité aurait dû à elle seule inciter à la circonspection. Merrill Lynch ayant fait saisir 850 millions de dollars de titres placés en garantie collatérale et se révélant incapable de les placer, l incident suscite immédiatement le soupçon sur la valeur réelle des CDOs détenus par Bear Sterns. Le directeur responsable en est immédiatement écarté. Trois semaines plus tard, le 16 juillet 2007, Bear Sterns avoue que les deux fonds ont perdu l essentiel de leur valeur du fait de l extrême effet de levier par lesquels ils sont financés et les déclare en faillite. Les actionnaires floués, s estimant trompés, engagent une action en justice contre les dirigeants : ce ne devait être que la première d une longue série de contentieux en tromperie sur la marchandise. Puis surgiront, au troisième trimestre, d autres révélations du même type dans le secteur hypothécaire : Countrywide aux États- Unis, Northern Rock en Angleterre, IKB et Sachsen LB en Allemagne, etc. L image des déposants inquiets se précipitant aux guichets de la banque écossaise pour vider leurs comptes évoque 1929. Elle frappe l imagination et déclenche l action publique immédiate pour éviter la propagation de la panique. Sans tarder la Banque d Angleterre et le Trésor public viennent à la rescousse, accordant un prêt de secours de 25 milliards de livres, nationalisant de fait la banque hypothécaire faillie de Newcastle. La gestion de l après-krach Les appels de marge se multiplient : l'effet-leverage de l'endettement qui, comme dans toute spéculation était le moteur de la hausse, se retourne et devient l accélérateur de la baisse. À la suite des premiers craquements apparus au cours de l été 2007, les banques se sont vues contraintes, pour respecter leurs engagements, de rapatrier les crédits titrisés puis de les déprécier pour tenir compte dans la mesure du possible des risques de défaut. D où les provisions astronomiques qui ont plombé les cours des valeurs financières. En un an la capitalisation des grandes banques s est réduite de moitié : de 250 à 110 pour Citigroup ; de 120 46

à 60 pour UBS ; de 90 à 55 pour Barclays ; de 72 à 45 pour Merril Lynch ; de 20 à 0 pour Bear Sterns Le traitement de la crise a été jusque-là remarquable. Trop beau pour être tout à fait rassurant? L insolvabilité des spéculateurs, cette fois, n a pas dégénéré brutalement en crise de liquidité, comme en 1929. Tout au moins jusqu à présent. Les risques de faillites bancaires qui se sont manifestés ici et là (Northern Rock ; Bear Sterns) ont pu être colmatés dans l urgence. La défiance n a pas dégénéré en panique : les déposants ne se sont pas précipités aux guichets des banques pour sauver leurs dépôts. Injections massives de liquidités ; baisses vertigineuses des taux d intérêt : les banques centrales, derrière Bernanke, ont tout fait pour éviter la crise de liquidité. C'est-à-dire très concrètement pour prévenir les faillites bancaires, l effet-domino et les mouvements de panique. Face aux risques de récession, la Fed a multiplié les baisses de taux successives, quel qu en soit le prix à payer pour le taux de change du dollar. Au moindre craquement du marché interbancaire on a pu injecter, sans délais et sans états d âme, des centaines de milliards de dollars de lignes de crédit généreusement ouvertes. Le sacro-saint principe de non-intervention dans le mécanisme du marché par des mesures individuelles n a pas non plus résisté plus d une seconde aux exigences du pragmatisme. Lorsque les déposants se précipitent aux guichets de Northern Rock pour vider leurs comptes, la Banque d Angleterre vole sans délai au secours de la banque en cessation de paiement, prononçant sa nationalisation de fait. Certes Outre- Atlantique, la Fed ne nationalise pas Bear Sterns, mais elle dicte et finance directement sa cession à prix bradé à J. P. Morgan. Pour réparer les trous béants créés dans les fonds propres par les provisions d urgence constituées dans les bilans des banques à la suite de la mise à jour des dévaluations d actifs, les fonds souverains ont aussi joué un utile rôle de pompiers. Les fonds de Singapour, des Émirats, voire ceux de Chine et de Russie sont entrés au capital des plus grandes banques pour leur permettre de regonfler leurs fonds propres et écarter le spectre des restrictions massives du crédit. Là encore le pragmatisme a triomphé sur les réticences nationalistes, qui en d autres temps, auraient objecté à ces pertes de souveraineté. La globalisation a eu l occasion d y démontrer ses vertus. Mais les corps étrangers ont désormais pénétré dans la place et vont siéger aux assemblées générales, aux conseils d administration, aux comités de direction. Les chevaliers blancs ne vont-ils pas se muer en prédateurs? L après-krach a été sans conteste remarquablement géré. La politique monétaire est désormais du grand art. En 1929, la gestion monétaire était rudimentaire et 47

idéologique : en 2007, elle est raffinée comme le scalpel du chirurgien et empreinte de pragmatisme. En 1929, la thèse des gouvernements et des banques centrales, était qu il fallait resserrer le crédit pour «rétablir la confiance». C était alors plus une question d indifférence aux préoccupations politiques qu une stricte question d indépendance des instituts d émission monétaire par rapport aux gouvernements. C était aussi la mentalité de pénitence, caractéristique de l esprit puritain : la dette était un péché qu il fallait expier ; les fautes de l endettement spéculatif devaient être punies par une cure de rigueur. Afin de rétablir la «confiance», le marché devait être purgé et les pêcheurs «punis». Les ligues de tempérance régnaient sur le Congrès républicain : tout comme il plaça sous contrôle les marchés financiers, le New Deal prononça l abolition de la Prohibition (le leader démocrate Joseph Kennedy n était-il pas bootlegger de profession?). En attendant la suite? On ne peut accuser les banques centrales d être restées inactives : la Fed a mis à disposition des marchés des masses de liquidités, baissé les taux à un rythme échevelé. Mais l'activisme monétaire ne suffit pas : la défiance et l illiquidité persistent. Comment sortir du marasme? La vraie crise, la hantise des marchés financiers et des banques centrales, c est quand les banques font faillite. On n en a pas été loin : les files de déposants vidant leurs comptes aux guichets de Northern Rock en septembre 2007 évoquent les scènes de panique financière du XIX e siècle, dont le jeudi noir fut la dernière. Mais aucune banque, à ce jour, ne s est encore trouvée en défaut grâce aux mesures de sauvetage pragmatiques qui ont été mises en œuvre dès les premiers craquements pour éviter l effet-domino des faillites en chaîne. La crise économique, celle de l économie réelle, c est quand la croissance devient négative, quand la récession se transforme en dépression, quand la consommation et la production reculent, quand les entreprises licencient, quand les chômeurs se multiplient. Nous n y sommes pas encore. Là aussi il est trop tôt pour écrire l histoire. On ignore si et comment les difficultés de la sphère financière vont se transférer à l économie réelle, par le biais de l appauvrissement immobilier et des restrictions de crédits des banques prises à la gorge. L effet-richesse les millions de ménages américains entraînés dans la frénésie consommatrice par l abondance du crédit et par l accroissement virtuel de la valeur de leur patrimoine immobilier s est transformé en effet-appauvrissement du fait du retournement. Au printemps 2008, la récession économique n est pas encore là. Les prix immobiliers n ont baissé que légèrement : l indice Case-Shiller n a reculé que de moins de 10 % dans les localités les plus touchées. La Bourse ne s est pas effondrée, 48

tout au plus repliée, et en relatif bon ordre, tout au moins jusqu à présent. En chiffres ronds, entre l été 2007 et le printemps 2008 : 50 % de baisse pour la cote des financières ; 20 % pour le marché boursier. Ce sont les baisses des cours des valeurs financières, dont le volume représente 20 % de la cote, qui ont fait plonger les bourses. Cette baisse n a rien d anormal : elle succède à un quart de siècle de hausse substantielle des actions. Et cette phase de hausse n avait pas été exempte de crises passagères, de mini-krachs vite réparés. Ainsi 20 % de baisse en six mois, en 2007-2008, est-ce pire que 40 % en deux ans après le choc pétrolier de 1973 ; pire que 34 % en trois semaines après le lundi noir de 1987 ; pire que 11 % en trois semaines, après la crise asiatique de 1997? La crise reste donc, à ce stade, circonscrite à la sphère financière : le marché des prêts classifiés subprimes. Mais le gel des subprimes s étend peu à peu à d autres segments des marchés financiers : les crédits à la consommation et les cartes de crédit, frappés d insolvabilité, les LBOs, les hedge funds. La crise, pour l instant, c est le climat de défiance qui s est instauré dans les transactions interbancaires, qui sont gelées depuis que la défiance s est installée sur la valeur réelle des titres qui y sont échangés. La crise restera-t-elle cantonnée à la sphère des banques et des maisons de titres? Ou bien s étendra-t-elle à l économie réelle, par la prolongation de la défiance interbancaire, les restrictions de crédits, la récession, la dépression, les faillites industrielles, le chômage? Durera-t-elle encore six mois ; deux ans ; cinq ans? Qui va payer pour les pertes spéculatives? Une certitude : le cercle vertueux haussier s est transformé en cercle vicieux baissier ; le climat d euphorie qui a régné sur l économie américaine et sur l économie mondiale depuis vingt ans s est mué en climat d inquiétude. LA DÉRÉGULATION EN PROCÈS Procès en responsabilité L abrogation du Glass-Steagall Act a-t-elle joué un rôle dans la crise bancaire actuelle? Si oui faut-il revenir à la spécialisation bancaire? L opinion a la mémoire courte ; et multiples sont les groupes de pression qui ont intérêt à effacer les leçons du passé. On se souvient des effets pervers de la régulation bancaire : on ne se souvient plus de ses motivations. Le mécanisme de base est le mécanisme familier de la hausse spéculative permise par l endettement vertigineux, suivie du retournement, de la baisse des prix, de l insolvabilité des spéculateurs impécunieux, de l illiquidité du marché financier. 49

Ce sont les mécanismes de la propagation de la crise qui sont inédits. La transmission du retournement du marché en 1929 était immédiate : la Bourse s est effondrée de 22 % le jeudi noir. Sur le marché immobilier, la transmission est plus lente et moins visible : la titrisation ; le packaging des prêts pourris ; la réintégration des actifs suspects dans les comptes des banques ; le provisionnement des moins-values ; le soupçon de manipulation des épargnants floués par les intermédiaires financiers. Et au bout de l enchaînement fatal : la défiance ; le gel des transactions entre les banques ; le grignotage des fonds propres par les pertes et les provisions ; en attendant les restrictions de crédit. Carter Glass et Henry Steagall dorment aux oubliettes de l histoire : on ne se rappelle plus des raisons qui ont conduit le législateur à interdire aux banques l accès à Wall Street. La dérégulation a profondément transformé l'industrie financière, comme elle l avait fait auparavant dans d autres secteurs anciennement encadrés, des télécommunications au transport aérien. La cause de la prolifération des CDOs et des SIVs c est bien la désintermédiation, fruit de la dérégulation. La dé-intégration verticale et la déspécialisation bancaire ont autorisé le développement massif de la titritisation. Les frontières infranchissables entre les divers métiers financiers ayant été abolies, les banques d investissement et les banques de dépôt ont fusionné ; les banques sont devenues des maisons de titres et ont placé des valeurs mobilières : en 1929, c était seulement des actions ; en 2007 les instruments financiers étaient autrement plus sophistiqués, mais c est la même confusion des genres, à laquelle le Glass-Steagall Act voulait précisément porter remède. Fin des banques étroitement surveillées : place aux marchés financiers libres. Les banques sont devenues maisons de titres, compagnies d assurance et banques d affaires, et réciproquement. Les fonds d investissement et de placement collectif se sont multipliés. C est de la dérégulation qu est née la banque universelle. Les banques sont devenues globales, faisant émerger des géants transcontinentaux : Deutsche Bank, UBS, HSBC, etc. (City l était depuis longtemps ). La banque moderne, c est Carrefour pour la collecte des dépôts, plus une salle de marché. Les débats de la Commission d enquête de 1933, bien que conduits sous le feu de la passion, décrivent clairement les motivations de la régulation bancaire. Avec le recul du temps ces motivations ont été utilement rappelées dans les conclusions du jugement de la Cour Suprême dans le cas Investment Company Institute vs. Camp de 1970 : «cette loi vise à remédier aux abus spéculatifs qui ont empoisonné les banques commerciales avant le krach boursier et la panique financière de 1929-1933. De nombreuses banques ont alors non seulement investi massivement dans des titres 50