«Un certain chaos résolu» : les derniers choix photographiques et littéraires d Hervé Guibert



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Transcription:

«Un certain chaos résolu» : les derniers choix photographiques et littéraires d Hervé Guibert Birkbeck, University of London Hervé Guibert fut à la fois écrivain, critique de photographie en particulier pour Le Monde, où il créa et tint la rubrique photographie de 1977 à 1985, puis à L Autre journal de 1985 à 1986, photographe (on compte à peu près 180 images différentes tirées) ; il réalisa une vidéo dans l ultime période de sa vie, La Pudeur ou l impudeur, dans laquelle il se montre dans une lutte entre créativité et suicide. Atteint du sida (il mourut à 36 ans en décembre 1991), conscient de sa maladie dès 1988, il devint par ses apparitions télévisées un ange martyr d un virus que la France fut l un des pays les plus prompts à cerner, mais un des derniers à s organiser pour le combattre. Il fut adulé pour avoir fait de cette maladie une épopée du corps, une quête pseudo-romanesque du tout-dire ainsi écrivait-il dans Le Protocole compassionnel : J aime le langage fluide, presque parlé, et j aime maintenant porter mon sang alors qu auparavant je serais tombé dans les pommes, j aurais eu les genoux coupés. J aime que ça passe le plus directement possible entre ma pensée et la vôtre, que le style n empêche pas la transfusion. 1 Cependant, il fut critiqué, plus tardivement, pour avoir idéalisé une maladie alors interprétée comme destinée et où la mort est considérée comme une trajectoire romantique incontournable, voire désirée. Manipulé au gré de l histoire française du sida, Guibert, qui ne fut pas un militant (il n écrivit jamais, par exemple, pour la principale revue homosexuelle française, Gai pied), pourrait opposer à cette relecture de son œuvre ces quelques phrases du Protocole compassionnel : C est quand j écris que je suis le plus vivant. Les mots sont beaux, les mots sont justes, les mots sont victorieux, n en déplaise à David, qui a été scandalisé par le slogan publicitaire : La première victoire des mots sur le SIDA 2. Cependant, encore très méconnues dans leur ensemble, les voix guibertiennes qui n existent que dans leur intertextualité s enchevêtrent dans des jeux de miroirs trompeurs : surtout célèbre pour son œuvre littéraire après 1988, c est-à-dire pour À l ami qui ne m a pas sauvé la vie, Le Protocole compassionnel et L Homme au chapeau rouge, l œuvre entière (on compte seize romans antérieurs) me semble avant tout centrée sur la problématique de l image et ses différentes combinatoires. La remarque suivante de Guibert, dans un texte inédit déposé à l IMEC, me semble tout à fait centrale : Je rêve d une forme plus nécessaire de photo-roman, des journaux intimes reliés à des photos de famille, des journaux de voyage écrits et photographiés en même 1 Gallimard, 1991, p. 123. 2 op. cit., p. 144. La Chouette, 2001

36 temps, des scénarios de films accolés aux photos de repérage et de préparation de prises de vues [ ] Je rêve (que le texte dise les limites de la photo, et que la photo repousse les limites du texte) que la photographie semble un même travail manuel que la calligraphie. Je rêve que les photographes se mettent à écrire et que les écrivians prennent des photos, qu il n y ait plus d intimidation des uns aux autres, que chaque activité soit l indicible, l innommable de l autre autant que l extension, la désatrophie de l autre. Il s agit pour Guibert d intégrer l image dans tous ses possibles, que ce soit sous la forme journalistique, romanesque, filmique ou photographique dans une extension de chacune de leur définition. Œuvre hantée dès son commencement par la mort («Depuis que j ai douze ans, et depuis qu elle est une terreur, la mort est une marotte 3»), elle intègre l image comme un objet de perte et de disparition. Dans le même texte, Guibert glisse cette remarque : malade, affaibli, il s agit maintenant «d accumuler autour de moi des objets nouveaux et des dessins comme le pharaon qui prépare l aménagement de son tombeau, avec sa propre image démultipliée qui en désignera l accès, ou au contraire le compliquera de détours, de mensonges et de faux-semblants 4» : dans cette course à l image qui s accentue au fur et à mesure que prolifère le virus, il s agit de se servir de l image pour disparaître. Mon propos est ici de montrer une petite partie de cette disparition à travers quelques photographies d Hervé Guibert, et de comprendre certains choix par rapport à l image, et en particulier le rôle qu a joué l image fixe devant ce chaos individuel qu est la prolifération du virus. La première voix que j emprunterai pour appréhender ces images est celle du critique Guibert parlant du photographe André Kertész devenu vieux dans un article pour Le Monde, «André Kertész ou le don de voyance» : Les derniers exercices de Kertész semblent être l application, l extension d une photographie prise en 1955 et intitulée : L Acte de disparaître, une photo pratiquement irracontable : quelqu un monte, léger, pieds nus, les jambes seulement vêtues d une sorte de bermuda, sur un escalier ajouré, coupé à la taille par un montant de cet escalier, il devrait ressortir de l autre côté, et nous dévoiler son visage, mais dans le carré où il devrait apparaître, il n y a rien que le vide. Enchaînant sur les dernières photos du vieux maître, il continue : Il n y a plus rien à voir, maintenant, que ces quelques pigeons, un jean tendu au bout d un fil, un homme allongé sur un banc, des vieux qui se relaxent, un chien qui attend dans un jardin, une péniche qui passe. Mais si derrière ce rien, il y avait tout à voir, si Kertész nous faisait voir l essentiel? Son sujet est évidemment la lumière, qui certifie la persistence de la vie, et l acte de la vision, l activité même de la photographie. Plus que jamais, tout se cache dans des nuances de gris, dans des affinités ténues entre les objets : la photo de Kertész est hantée, il nous fait voir l invisible. Dans son état de voyance et de contemplation, il saisit des choses que dans nos codes de vision pressée et profitable nous ne parvenons même pas à voir. La vision du vieillard rejoint la vision pure, mais domptée, de l enfance, un certain chaos résolu, une attente douce, une glissade très lente vers la mort 5. 3 À l ami qui ne m a pas sauvé la vie, Gallimard, 1990, p. 158. 4 Ibid, pp. 228-229. 5 La Photo, inéluctablement, Gallimard, 1999, pp. 272-274.

37 Si la photographie guibertienne connaît une influence, c est en effet celle de la délicatesse du photographe hongrois, ce certain chaos résolu, cette glissade lente vers la mort, vers le silence sans tapages. L image photographique guibertienne est celle des petits riens, des objets familiers, de la proximité du corps des autres, et d un certain autoportrait de l absence, des ombres et des vides laissés par la lumière. Elle n est jamais violence ou brutale polémique mais témoignage d amour. Épurée, elle refuse l immédiat, le sensationnel, pour préserver l affect. Dans Le Protocole compassionnel, l auteur raconte son indignation devant l utilisation de la photographie de Mapplethorpe : J avais été très choqué, l été précédent, à la mort de Robert Mapplethorpe, que Libération publie en première page une photo de lui où cet homme d une quarantaine d années était devenu un vieillard émacié, ratatiné sur sa canne à pommeau de tête de mort, ridé et vieilli prématurément, les cheveux peignés en arrière, emmené en fauteuil roulant, disait-on sur la légende qui commentait cette ultime apparition en public, et accompagné d une infirmière avec une tente à oxygène. Cette photo m avait fait froid dans le dos, j étais scandalisé que Libération la publie en première page, plutôt qu une de ces nombreuses photos où Robert Mapplethorpe s était photographié lui-même, jeune et beau, en Christ, en femme ou en terroriste 6. À un autre moment du livre, c est son propre corps très atteint par la maladie que Guibert refuse à l image fixe : Jules m a proposé l autre soir [ ] de photographier mon squelette. [ ]. Il y a eu chez moi un moment de flottement, j ai été énormément étonné, voire choqué par sa proposition, alors que j aurais pu la lui faire moi-même quelques semaines plus tôt : lui demander de photographier mon corps décharné. J avais même pensé le proposer au peintre Barcelo, que je venais de rencontrer et auquel je rendais parfois visite dans son atelier, et j avais eu l idée de lui suggérer comme titre pour la série : Nu malade du sida. [ ] J avais retrouvé des textes, écrits quand j avais vingt ans, qui décrivaient déjà ce spectacle, cette maladie et cette nudité. Mais là, saisi par la proposition de Jules, je n en comprenais pas le sens : que voulait-il dire par squelette? Photographer mon cadavre, ou alors photographier mon squelette vivant? En avait-il envie lui-même, ou était-ce un moyen de me soulager d une hantise, un exorcisme de cette maigreur désespérante? De fait Jules voulait me photographier nu et vivant. Mon rapport avec mon corps avait dû changer depuis que j avais eu l idée de le sacrifier au peintre et sur la scène du théâtre : il y aurait eu un défi, une tentative de courage et de dignité dans la limite la plus extrême, maintenant il n y avait plus que de la pitié, une très grande compassion pour ce corps ruiné, qu il fallait préserver des regards. Ce n était pas trop tôt 7. Le rapport de Guibert à l image fixe se situe toujours dans un combat entre la pudeur et l impudeur ; ce que les mots permettent, l image fixe le refuse. Ou plutôt, le dévoilement prend d autres aspects. J ai choisi quelques photographies qui me semblent caractéristiques de cette disparition délicate qui pourrait avoir pour titre Hervé Guibert par Hervé Guibert. 6 Op. cit., p. 135. 7 Ibid., pp. 30-31.

38 Photo n 1, Sans titre, 1981. 8 Si la photographie est par essence une trace, ou, selon Peirce (Écrits sur le signe), un indice, la photographie guibertienne n a de cesse de citer ce phénomène chimique dans ses images. Dans ces photos on s absente toujours. L autoportrait est dans les sécrétions, l ultime en est la lumière comme cette trace sur une banquette. L image est épurée, vide. Son émanation est la trace de sa fabrication et de sa disparition. Dans un article pour Le Monde, Guibert écrivait : C est souvent la photographie d une simple apparition lumineuse qui sauve le visiteur de l ennui d un excès de réalité. Plus on fréquente la photographie, sans doute, plus on ressent le besoin de laisser évaporer sa surabondante vitalité comme une saline, pour pouvoir recueillir le quartz le plus secret de la vie 9. Photo n 2 : L Ami, 1980. L image fixe est le lieu de la possible impudeur. Les proches, envers qui la littérature fonctionne comme un voile, sont exposés, et d une certaine façon, toujours trahis par l image qui en dit trop ou pas suffisamment. Dans l introduction du Seul visage, Guibert résume cette problématique : Dans l écriture je n ai pas de frein, pas de scrupule, parce qu il n y a que moi, pratiquement qui est mis en jeu (les autres ont relégués en abstractions de personnes, sous formes d initiales), tandis que dans la photo il y a le corps des autres, des parents, des amis, et j ai toujours une petite appréhension : ne suis-je pas en train de les trahir en les transformant ainsi en objets de vision? Cette question, heureusement, est vite chassée par une autre idée : qu en dévoilant ainsi à d autres, à des corps étrangers, passants et peut-être indifférents (je peux aussi les imaginer complices), des corps familiers, des corps aimés, je ne fais qu une chose et c est une chose énorme je crois, c est en tout cas le but de mon activité, de toute ma prétention créatrice : témoigner de mon amour. Ici dans cette photo, l image est coupée, cadrée, il ne reste de deux corps que le toucher d une main sur un torse. Comme un discours amoureux, l image est un fragment. Le roman reste à écrire Photo n 3 : Sans titre, 1979-1980. Dans cette délicatesse des effacements, le corps a laissé ses marques : le lit, les plissés des draps mêlés aux pages d écriture, aux modèles, à la montre. C est une image du plaisir où l écriture devient métaphore sexuelle. Comme, au fil de Roland Barthes par Roland Barthes, le corps barthésien, d images, s évapore en texte, le corps guibertien s échappe de ses photographies. Comme le poème de Mallarmé, la photo s emplit du vide de son absence. 8 Les titres des photographies donnés par Hervé Guibert sont ceux tirés du recueil Le Seul visage (éditions de Minuit, 1984), les autres ayant été attribués par les auteurs de Photographies, volume posthume. Les titres des photographies illustrant cet article ne sont donc pas de leur auteur. Seule l image n 4 s appelait à l origine Les Lettres de Mathieu; elle est devenue (par erreur?) Autoportrait, 1984 dans l album Photographies. 9 «British Eyes», La Photo, inéluctablement, éd. cit., p. 460.

Photo n 1, Sans titre, 1981. Photo n 2 : L Ami, 1980. La Chouette, 2001. Nous remercions Agathe Gaillard d'avoir autorisé la reproduction de ces images.

Photo n 3 : Sans titre, 1979-1980. Photo n 4 : Les Lettres de Mathieu. La Chouette, 2001. Nous remercions Agathe Gaillard d'avoir autorisé la reproduction de ces images.

41 Photo n 4 : Les Lettres de Mathieu. L ombre, comme chez Kertész, est une constante chez Guibert. Ici, l ombre de l auteur s entremêle aux lettres de Mathieu. On y retrouve ce qui constitue l essence de l écriture chez Guibert (dans une émission de Radio Suisse Romande Espace 2 le 9 février 1986, il disait : Il y a une chose très importante, c est les lettres, le fait de dédier son écriture à quelqu un, c est tout bonnement la lettre, la lettre sentimentale, d être éloigné, de penser à quelqu un, d être mordu et c est un peu ce qui m a saisi, c est de là qu est sortie l écriture. [ ] en plein amour, [ ] dans un état de maladie, réclusion, maladie et être amoureux, écrire des lettres, il y a un moment où l état amoureux ressasse tellement un texte, le soliloque amoureux fabrique une telle disproportion de texte que ça ne peut plus faire que d énormes lettres qui [ ] bourrent des enveloppes [ ]. Il s agit donc d une écriture née de l absence que sur cette image l ombre, par transparence, superpose ; pensons par exemple à la légende de Pline où le tracé par la fille du potier de Sycione de l ombre de son amant sur le mur aurait donné l origine de la peinture. Sur cette photo, différentes absences et différentes naissances s entremêlent. Photo n 5 : Rue du Moulin vert, 1986. Dans cette photographie que l on pourrait immédiatement lire comme une image du sida, Guibert ne se sait pas encore atteint du virus ; il s agit d une mise en scène de la mort. Il est seul dans cette chambre-tombeau, accompagné par un simulacre du vivant, une tête de cire dont le regard fixe semble interroger le ciel. L aile coupée, la croix formée par la fenêtre, les psaumes de Lizst anticipent un envol, un départ. Le drapé envahit pratiquement tout le corps. C est une répétition de la mort, une exploration des limites qui n est pas sans rappeler les séries du photographe Duane Michals. Photo n 6 : Autoportrait, 1989. Très rares sont les photographies qui nous donnent une lecture du sida (d après la galeriste responsable des images de Guibert, Agathe Gaillard, il y en aurait quelques autres très peu, qui n ont encore jamais été montrées au public). Dans cet autoportrait de 1989, le gros plan sur un visage couché isole la souffrance, le visage marqué devient une surface travaillée, un masque, comme le décrit Barthes dans La Chambre claire : «Le masque, c est le sens, en tant qu il est absolument pur (comme il était dans le théâtre antique) 10». Ici le masque mortuaire est d une telle évidence que l on peut pratiquement anticiper une mort, comme Barthes s exclamant devant le portrait de Lewis Payne : «Je lis en même temps : cela sera et cela a été ; j observe avec horreur un futur antérieur dont la mort est l enjeu 11». Photo n 7 : Rue Raymond Losserand, 1991. Pour conclure, je dirais que le chaos du virus n a pas trouvé dans les photographies l aspect sensationnel que les textes prennent : songeons par exemple à la phrase d ouverture de À l ami («J ai eu le sida pendant trois mois.») ou aux extensions tuberculosiennes contaminantes. Dans le même livre l écrit est «comme des poussées de fièvre, des 10 Roland Barthes, Œuvres complètes, tome III, le Seuil, 1995, p. 1131. 11 Op. cit., p. 1175.

Photo n 5 : Rue du Moulin vert, 1986. La Chouette, 2001. Nous remercions Agathe Gaillard d'avoir autorisé la reproduction de ces images.

Photo n 6 : Autoportrait, 1989. Photo n 7 : Rue Raymond Losserand, 1991. La Chouette, 2001. Nous remercions Agathe Gaillard d'avoir autorisé la reproduction de ces images.

44 emportements [ ] j ai écrit ce livre dans la découverte sidérante [ ] de l écriture de Thomas Bernhardt [ ] mon travail était devenu le sida et le sida me travaillait et je me suis laissé travailler par cette colonisation [ ] c était comme un phagocytage de ma propre écriture avec aussi des moments où je me défendais 12». Pour donner un exemple de cette écriture, je citerai une phrase de À l ami : Tout comme j ai encore espoir, tout en m en fichant complètement au fond, de recevoir en moi le vaccin de Mockney qui me délivrera du virus HIV, ou même de recevoir son simulacre, son double aveugle, de même que j aspire à être piqué n importe où et n importe quand et par n importe qui comme dans mes rêves pour me faire injecter de la flotte ou de la roupie de sansonnet que je prendrai fermement ou avec scepticisme comme étant le vaccin salvateur de Mockney, quitte à me faire inoculer en même temps par des mains dégueulasses la rage, la peste et la lèpre, j attends avec impatience le vaccin littéraire qui me délivrera du sortilège que je me suis infligé à dessein par l entremise de Thomas Bernhardt, transformant l observation et l admiration de son écriture, bien que je n aie lu à ce jour que trois ou quatre livres de lui, et pas la somme accablante qui s étend sur la page du même auteur, en motif parodique d écriture, et en menace pathogène, en sida, écrivant par là un livre essentiellement bernhardien par son principe, accomplissant par le truchement d une fiction imitative une sorte d essai sur Thomas Bernhardt, avec lequel de fait j ai voulu rivaliser, que j ai voulu prendre de court et dépasser dans sa propre monstruosité, comme lui-même a fait de faux essais déguisés sur Glenn Gould, Mendelssohn-Bartholdy ou, je crois, le Tintoret, et comme à l inverse de son personnage Wertheimer qui renonça à devenir un virtuose du piano le jour où il entendit Glenn Gould jouer les Variations Goldberg, je n ai pas baissé les bras devant la compréhension du génie, au contraire je me suis rebellé devant la virtuosité de Thomas Bernhardt, et moi, pauvre Guibert, je jouais de plus belle, je fourbissais mes armes pour égaler le maître contemporain, moi pauvre petit Guibert, ex-maître du monde qui avait trouvé plus fort que lui et avec le sida et avec Thomas Bernhardt 13. Si l écriture s enfle et se contamine pour étouffer le lecteur par ses fluides littéraires, la photographie guibertienne refuse de fixer la dégradation du corps comme elle se méfie de l impudeur que constitue le dévoilement des corps des autres. Elle est une image qui, portant intrinsèquement sa perte, garde les traces d une disparition anticipée qui se fait dans la délicatesse, à la manière de Kertész qui, à la fin de sa vie, ne pouvant plus sortir de chez lui, captait à sa fenêtre avec son appareil des petites traces de lumière sur des bouts de verre. Pour Le Monde, Guibert écrivait : Il y a dix ans, Kertész avait soixante-seize ans, déjà. Un homme vieux, à New York, ne peut pas sortir dans la rue avec un appareil photo, on le bouscule, on le fait tomber, on lui arrache son appareil. Habitant de New York, amoureux de la rue, et des promenades, comme il en faisait à Paris dans les années trente, Kersész a dû restreindre son champ d activité, et voir la rue de haut, d un quinzième étage. [ ] Alors Kertész peut bien faire apparaître l Italie, et Venise, derrière sa fenêtre, sans aucun trucage. Il peut faire chanter la lumière dans ses oiseaux de verre. [ ] Et nous, pour approcher cette photographie de l immobolité, de la restriction de la locomotion, et peut-être de la sagesse, il nous faut du temps. Pour atteindre cette exultation calme que provoque la transparence de la matière, il nous faut, par un tour semblable de prestidigitation, voyager dans le temps, et perdre son âge, vieillir pour 12 Émission de télévision Apostrophes, 16 mars 1990. 13 Op. cit., pp. 232-233.

45 appréhender soi-même, ou régresser à un état d enfance. Il faut être sensible au mystère. Il faut revendiquer une petite part de grâce. Il faut laisser à la lumière le temps de nous éblouir 14. À trente-six ans, Guibert, devenu vieux, écrira avoir retrouvé ses bras d enfant. La photographie, si elle ne résout pas le chaos de l incontrôlable multiplication des globules ou des mots la place en est laissée à la fluidité du texte et de la vidéo, est un départ délicat dans une pudeur de soi et des images. 14 «André Kertész ou le don de voyance», La Photo, inéluctablement, op. cit., pp. 272-274.