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Transcription:

Un certain anti-américanisme : un racisme certain Guy Dhoquois et Régine Dhoquois-Cohen Quand nous faisons le plus difficile, avons-nous encore accès au plus simple? Quand nous argumentons de façon justifiée contre les Etats-Unis d Amérique, ne faisonsnous pas le jeu d un racisme nouveau, l anti-américanisme, qui étale des préjugés et se passe de tout raisonnement digne de ce nom? Innovation sémantique, l expression anti-américanisme est devenue un mot commun, le seul racisme communément admis. Les Américains étaient de «grands enfants». Aujourd hui ils nous dicteraient de plus notre comportement, nous imposeraient leur «malbouffe», inonderaient le monde de leur culture audiovisuelle, «bombarderaient des peuples sans défense». La conclusion est logique : le 11 septembre 2001, ils ont eu «ce qu ils méritaient». Tout racisme s enracine dans le biologique. Les Allemands étaient d infects mangeurs de choucroute, les Italiens des macaronis. Les Américains nous imposent leurs hamburgers et leur coca-cola. N oublions pourtant pas que nul n est tenu à ce genre de consommation. Les Etats-Unis sont le leader actuel de cette «civilisation occidentale» qui a maltraité et brutalisé les peuples de ce qu on appelle le Tiers-Monde, les a privés de leur avenir autonome au nom d un universalisme qui ne serait jamais que celui de l Extrême-Occident. Depuis la disparition sans gloire de l Union Soviétique en 1991, les Etats-Unis sont la seule «super-puissance». D eux viendrait tout le mal, principalement et symboliquement en conséquence de leur soutien inconditionnel à Israël, y compris dans son expansionnisme, en négation de toute loi internationale. Beaucoup de personnes en France, dans toutes les couches de la population et plus particulièrement à l extrême gauche, font objectivement des Etats-Unis le grand 71

Satan. La raison est critique. On a le droit de critiquer les Etats-Unis. Vers 1970 ce fut même un devoir. Le général de Gaulle avait déclaré qu il est «inadmissible qu une grande nation en bombarde une petite». Les Etats- Unis se livraient à une agression mille fois condamnable contre le Vietnam, pays qui cherchait selon ses moyens à assurer son indépendance. C est la seule guerre qu ils aient perdue de fait. Ils soutenaient en Amérique Latine des dictatures plus atroces les unes que les autres. Les Etats-Unis ont souvent mené une politique dangereuse, voire criminelle. Mais une recette inusable du racisme est l amalgame. On met sur le même plan tous les bombardements américains. Etait-il répréhensible de bombarder l Allemagne nazie? Tout est discutable. Est-il incompréhensible que des frappes techniques sur la Serbie aient rendue possible la liberté du Kossovo, pays musulman? Ajoutons que ce sont les Yougoslaves qui se sont débarrassés de Milosévic et que Saddam Hussein est toujours au pouvoir à Bagdad. Les Etats-Unis, même limitant leur force, sont si puissants qu ils en sont pesants. Ils jouent à l éléphant dans le magasin de porcelaine. Quand les Etats-Unis éternuent, le monde s enrhume. Faut-il pour autant remplacer la saine critique rationnelle par un anti américanisme a priori qui devient, faute d être réflexif, réflexe, stéréotype, préjugé? Tout est question de méthode. Certaines conclusions peuvent être semblables, mais il y a un abîme entre l analyse critique des contradictions, l histoire argumentée des raisons, des contextes, et la condamnation a priori, sans appel, sans discussion, d un peuple, d une nation, de ses citoyens. Toute condamnation a priori d êtres humains est un racisme, au moindre mal une xénophobie. Un grand nombre de personnes qui se croient de gauche utilisent pour les Etats-Unis des termes d une rare goujaterie qui sont construits structuralement sur le modèle trop facilement oublié de la «ploutocratie anglo-saxonne» des nazis. Dans le brouhaha actuel on n entend guère d analyses à la fois scientifiques et militantes du type de celles de Lénine. Tirons une définition simple de l impérialisme des ouvrages de Boukharine, L Economie mondiale et l impérialisme (I916) et de Lénine, L Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917) : l impérialisme, apogée et dernier stade du capitalisme, est fondé sur la prééminence du capital financier et des multinationales. Ce système est mondial. Face à une telle ampleur, inébranlable depuis près de cent ans, il est 72

Anti-américanisme anecdotique et vain de se contenter de condamner tel ou tel pays suivant les circonstances. Il est même inutile de s en prendre aux riches comme s il suffisait de prendre leur place. N oublions jamais que les opprimés d aujourd hui sont les oppresseurs de demain, peutêtre pires, si le système inégalitaire n est pas renversé. Ne sombrons pas dans l angélisme. Est-il besoin de rappeler que les pays riches, dits du «Nord», comportent de nombreux pauvres et que les pays pauvres du «Sud» ne manquent pas de riches? L opposition fondamentale passe entre la bourgeoisie et le prolétariat à l échelle mondiale, mais beaucoup de prolétaires se contentent des «miettes» de l impérialisme et beaucoup de bourgeoisies dites «nationales» ne sont pas rassurantes pour l avenir de leur propre pays. L impérialisme est un adversaire particulièrement redoutable. Il est peut-être le stade final du capitalisme, stade qui a de grandes chances de durer un certain temps. Il ne suffit pas de diagnostiquer une maladie pour faire disparaître celle-ci. Il ne suffit pas de piaffer sur place en criant «A bas le grand capital!» pour ébranler celui-ci. Historiquement les vraies, les grandes révolutions sont rares. Le plus souvent on s accommode d un système social que l on hait, parce qu il est irremplaçable. Il n est particulièrement pas remplaçable par une société meilleure. A la suite de Lénine, l URSS a essayé de mettre en place un système différent. Hélas! il a suscité des monstruosités, a connu une fin piteuse. Il est nécessaire de ne pas reproduire les mêmes erreurs, ce dont certains militants, faute de changer leurs schémas de pensée, ne sont pas capables. Trop rares sont les conséquences intellectuellement positives de l autodestruction de l Union Soviétique. La critique est aisée, ce serait bête de s en priver. Critiquons la superpuissance des Etats-Unis, fer de lance, clef de voûte de l impérialisme. Mais la critique a ses règles et ne doit pas s arrêter à sa facilité. La critique doit même être d abord critique de soi-même. Elle doit ensuite se reconnaître insuffisante tant qu elle ne propose pas les moyens fiables, réalistes de la guérison. En quelque sorte, il s agit de guérir la maladie sans tuer le malade, du moins sans aggraver son état général. Par une curieuse aberration, on a vu de charmants camarades, des âmes plaisantes, soutenir l Argentine des militaires, effroyable tyrannie, contre la Grande- Bretagne dans l affaire des Falklands. On en a vu d autres ou les mêmes être gaillardement favorables à l Irak de Saddam Hussein au moment où celui-ci était le fauteur de pas moins de deux guerres 73

considérables, l une contre l Iran, l autre ensuite contre le Koweït. Par excès non contrôlé d anti-américanisme et plus largement d anti-occidentalisme, de bonnes âmes s accommodent volontiers de régimes de type fasciste qui sont surtout éprouvants, il est vrai, pour les populations qui les subissent. Le problème est certes ancien. Les Egyptiens Nasser et Sadate ont fait partie un temps des «chemises vertes» par haine de l occupant britannique. Certains membres du FLN algérien de 1954 avaient eu des sympathies pour l Allemagne pendant la guerre mondiale. Saddam Hussein a fait publier en Suisse un livre en allemand intitulé Unserer Kampf. Le problème est complexe. Le pire est de ne pas voir de problème. L impérialisme mondial suscite des contradictions multiples, dont des sub-impérialismes locaux. Par amour de la paix, par refus des fausses solutions et des mauvaises causes, il n est pas mauvais de se souvenir de principes simples, par exemple qu à la suite lointaine de Kant, la charte des Nations Unies interdit à un Etat membre d en annexer un autre. Souvent une mauvaise paix vaut mieux qu une bonne guerre qui de plus détourne de l essentiel, la lente constitution de l humanité. Certaines belles âmes en France, chrétiennes ou d origine chrétienne, ont échangé un paternalisme de droite pour un paternalisme de gauche. Elles se penchent avec commisération sur le Tiers Monde, mais méprisent toujours ces pauvres gens condamnés au crétinisme politique et à des régimes débiles. Friandes de droits pour ellesmêmes, elles en excluent des peuples entiers. Férues d affirmations péremptoires, elles ne discutent qu à l intérieur de présupposés qui eux ne sont pas discutés. On devine chez certains un anti-sémitisme pour le moins rampant ou un amour exagéré de la force et de la violence, plus proche de Machiavel que de Marx. Même si tout est rapport de forces, beaucoup de ces rapports de forces se présentent de façon pacifique. Aucune attitude humaine n est pure. Le pire est que la pureté soit érigée en principe par transfert de l impureté sur un bouc émissaire. Ce vieux procédé est toujours efficace et toujours condamnable. Les Etats-Unis n ont pas le monopole de l impureté. Trop de gens soidisant de gauche sont racistes par anti-racisme. L essentiel est de ne pas être raciste du tout. Rousseau disait que l histoire humaine est celle de l inégalité croissante entre les hommes. Pour l instant rien n a bloqué ce processus. Il est la cause primordiale des maux principaux qui affectent 74

Anti-américanisme l humanité. Il crée et recrée des pôles de richesse éhontée d un côté, de pauvreté terrifiante de l autre. Sous sa forme contemporaine de l impérialisme, il doit être notre obsession. La situation est si grave que nous sommes tous potentiellement des impérialistes. Nous ne pouvons pas manger une banane ou acheter une paire de chaussures sans être complices du réseau mondial de la marchandise. La lutte contre la «globalisation» ne peut être que mondiale, constitutive de l humanité en elle-même. Il est nuisible de s appuyer pour des raisons fumeuses sur un fanatisme religieux ou un fascisme local. Il y a des contradictions au sein des peuples et entre les peuples. Il ne s agit pas de rajouter a priori de la haine à la haine. Notre but doit être la paix et non la guerre pour laisser toute sa place au seul combat qui vaille, celui de l humain. Mais il n est pas question pour autant d être des moutons tendant leur cou au couteau des bouchers. Nous sommes pacifiques, nous ne sommes pas pacifistes à tout crin. La lutte est inexpiable contre les fanatismes divers. Notre objectif est la civilisation et non la barbarie, même si elle offre un visage humain. Les Etats-Unis sont La superpuissance dans tous les domaines, ce que l Union Soviétique n a jamais été. Il est vain de le leur reprocher à moins de vouloir rejoindre la horde sans fin des envieux, des grincheux, des frustrés, bref, des esprits négatifs. La coalition des médiocres ne souhaite qu une liberté, celle de la médiocrité. Il est toujours bon de revenir à Marx. Celui-ci disait que «la nation la plus industrialisée montre leur avenir aux autres». C est ce que font les Etats-Unis, pour le meilleur et pour le pire. C est à nous tous de trier et d avertir. L anti-américain moyen, étendant ses facultés de mépris, ne pense pas que le bon peuple en soit capable. Etalant ses incohérences, il ne rejettera pas pour autant son micro-ordinateur. Evitons que certains d entre nous par confort intellectuel se fassent les fourriers d un totalitarisme quelconque, éventuellement gluant, visqueux et hypocrite. Tel a été souvent le cas. Ce qu il y a de positif dans cette misère, c est que même les anti-américains ont du mal à accuser les Etats-Unis de totalitarisme à moins de se cantonner dans la marchandise qui malheureusement pour eux est universelle, planétaire. Les meilleurs opposants aux Etats-Unis se trouvent aux Etats- Unis eux-mêmes. Certains des pires aussi. Ils s expriment librement. Quand on est anti-américain, il vaut mieux se boucher les yeux et les oreilles, refuser les musiques, les films, les livres qui viennent d Amérique et qui sont pour une bonne part ceux de notre temps. Les 75

anti-américains ont le droit de ne pas écouter de jazz ou de ne jamais voir un film du cinéma indépendant des Etats-Unis. Tout n est pas à rejeter dans Hollywood ou la musique dite de variétés. Et de quel droit s ériger en censeur des goûts des autres? Nombre d anti-américains se plaignent hypocritement de ce que les Etats-Unis ne soient pas un grand leader spirituel. Ceci montre d abord qu ils ressentent le besoin d un tel leader. Pourquoi pas d un gourou? Ceci montre ensuite qu ils veulent ignorer que le monde entier s est en définitive coalisé pour construire les Etats-Unis d Amérique. Ils commencent par oublier que les Etats-Unis sont issus de l ère des révolutions qui a commencé de métamorphoser l Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles. Leurs libertés sont d origine britannique. Elles proviennent aussi des Lumières européennes. Nous ne sommes malheureusement pas sortis des Lumières. Elles sont insuffisantes. Pour le moment nous ne sommes pas près de dépasser ce stade historique. Les Etats-Unis sont une grande Nation, la seule à s être bâtie et à se perpétuer autour de sa Constitution. Leur démocratie est tragiquement insuffisante. C est un moindre mal, qualitativement supérieur à toute tyrannie, à tout despotisme. Marx, soutenant l action du président Lincoln, le savait bien. Comme le proposait Lénine, il faut savoir «analyser concrètement une situation concrète». Ceci signifie ne pas confondre les phénomènes et les épiphénomènes, l essentiel et l accessoire, les structures et les conjonctures. Ce qu il y a de commun entre Bush et Ben Laden, c est l argent. Notre adversaire ultime est l argent sous la forme de la marchandise. Le monstre est gigantesque, d autant plus qu il comporte des rationalités et des aspects positifs. Ce n est pas une raison pour ne rien faire, encore moins pour se tromper de combat. Issus des Lumières, les droits de l homme ne sont pas un obstacle au développement, au mieux une utopie lointaine. Ils sont la condition du développement, ce que beaucoup d anti-américains piétinent allégrement. Ils sont le seul rempart à ce jour contre les abus que le capitalisme comporte en lui-même. Ils sont l antidote dont le capitalisme en lui-même a besoin : Etat de droit, sûreté des personnes et des biens, liberté d opinion, même religieuse. De jeunes pays hyper-capitalistes méprisent la liberté d expression, par exemple la Malaisie musulmane, le Singapour chinois. Ils montrent ainsi les limites de leur croissance. Les droits de l homme, de l être humain, donc de la femme. Plus une 76

Anti-américanisme nation est développée, plus elle respecte les droits de la femme. Nombre d anti-américains ignorent scandaleusement la moitié de l humanité. Les Etats-Unis vont dans le bon sens, même si l on peut toujours y craindre des revirements réactionnaires. Système mondial, le capitalisme sous sa forme impérialiste ne peut être dépassé que par un autre système mondial, le socialisme véritable, à ne pas confondre avec le défunt «socialisme réel» à la Brejnev. Tant qu il ne peut pas l être, il est délétère d espérer une grave crise mondiale qui, en dehors des misères accrues pour les pauvres et les pays pauvres, ne renforcerait actuellement que les nationalismes et les fascismes. Le prolétariat mondial existe, mais, faute d alternative actuellement crédible au capitalisme, il doit s éduquer dans les luttes, dans le sens de la lutte internationaliste, mondialiste, ce que souhaitent la majorité des collectifs qui sont mal nommés : anti-mondialisation, car ils sont en fait anti-globalisation. Comme d habitude, le prolétariat a tout à perdre dans la chiennerie des nationalismes et des fascismes en tous genres. On peut critiquer les droits de l homme quand leur formulation est imparfaite, quand leur application est hypocrite. On n en critique pas le principe. L auto émancipation de l humanité souhaitée par Marx passe par l extension, l accomplissement des droits de l humain, et non leur réduction, encore moins leur négation. L anti-américain parle déjà d utopie? Non, il s agit d un idéal qui n est pas encore réel. L idéal est une boussole qui indique un point cardinal. Il ne prétend pas qu il soit atteint, ni même qu il soit atteignable. Voilà l universalisme, le vrai, le seul. Le fait que l Occident ait aidé à sa naissance n en fait pas le propriétaire. Cet universalisme appartient à toute l humanité grâce à ses principes d égalité en droits, de liberté et de laïcité. Il garantit à tous la tolérance envers les croyances et les cultures. L histoire humaine est horrible. N ajoutons pas l horreur à l horreur. Il ne faut surtout pas qu il y ait choc des civilisations, encore moins guerre. Ce serait un suicide pour la civilisation elle-même. Parlons plutôt dialogue et compréhension réciproque. Il n est pas question ici d utopie meurtrière. Une fois débarrassés des simplismes éhontés de l anti-américanisme primaire, sommaire, viscéral, forme post-moderne de racisme, nous pourrons enfin critiquer librement et rationnellement les Etats-Unis d Amérique comme nous critiquons nos propres sociétés. Il y a du travail, on a même l embarras du choix : le maintien de la 77

peine de mort dans bon nombre d Etats des Etats-Unis, l inflation de la population carcérale, au détriment en particulier de la minorité noire, victime de la perpétuation du racisme, le culte de l argent, accru par les frais scolaires et l absence d assurance sociale généralisée, l insuffisance des mesures en faveur de l environnement, le conservatisme réactionnaire d une partie importante et influente de la population, le retour public au pouvoir du lobby militaro-industriel derrière Bush, le serial-killer légal en tant que gouverneur du Texas. Tout ceci s argumente. Il ne s agit pas de confondre l ensemble du peuple américain avec les aspects les plus contestables de sa société. Il reste abominable que certains anti-américains aient jubilé devant les attentats du 11 septembre sous prétexte que l arrogance des Etats- Unis en sortait affaiblie. C était criminel, c était aussi crétin. Si arrogance il y a, elle sort renforcée d une telle épreuve. Tout à fait naturellement, le peuple américain a fait bloc autour d un président mal aimé et mal élu. Les Etats-Unis se sont retrouvés à la tête d une coalition internationale impressionnante, raison de plus pour critiquer l impérialisme en tant que système mondial dont ils sont à la fois coupables et victimes. Les réseaux opaques du capital mondial financent le terrorisme, inondent le monde de narco dollars, de pétro dollars, facilitent les trafics en tout genre, au profit des paradis fiscaux. La solution raisonnable serait, selon l expression de Michel Rocard, une gouvernance mondiale dont l un des buts devrait être l arrêt des mouvements les plus spéculatifs de capitaux, particulièrement dommageables pour les pays en difficulté. Un paradoxe des violences de notre histoire est que les peuples du Tiers-Monde ont plus pâti des colonialismes européens que du fameux impérialisme américain. Leur histoire a été bouleversée de l extérieur, parfois mutilée. Mais il ne sert à rien de s arrêter aux ressentiments même légitimes légués par le passé. L histoire a eu lieu. Il s agit de construire l avenir. Il faut aider les opprimés, mais il faut aussi qu ils prennent leur sort en mains, comme l ont fait les Vietnamiens ou les Indiens du Chiapas. Partout dans le monde beaucoup de petits-bourgeois se sentent, non sans raisons, manipulés de l extérieur. Ils sont dans l hétéro-gestion. Même favorisés, ils ressentent une sorte de «diffidence» généralisée, diffidence signifiant manque de foi, manque de confiance en soi, qui devient défiance, méfiance, malaise, série de comportements et de sentiments négatifs. Critiquant «le système», beaucoup se 78

complaisent dans la litanie de leurs traumatismes, de leurs envies, de leurs frustrations. Ils cherchent un coupable car tout est évidemment «la faute à l autre». Cette attitude est compréhensible, elle est inadmissible. Elle n est ni positive, ni progressiste. Ces individus font bien facilement fi de leur responsabilité personnelle. Or celle-ci ne disparaît que dans des cas d extrême dénuement. Leur comportement fait historiquement le lit du fascisme sous une forme quelconque. Ce qui est vrai des personnes l est aussi des peuples. Les anti-américains sommaires et primaires correspondent à cette description. Guy Dhoquois et Régine Dhoquois-Cohen Anti-américanisme 79