Morgane Gasse La couleur de l innocence 2
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J ai fêté mes vingt ans aujourd hui. J ai fêté mes vingt ans et ça aurait dû être, sinon la, au moins une des plus belles journées de ma vie. Tout avait pourtant si bien commencé. Ma mère s était évertuée à préparer une fête digne de ce nom, elle mettait même de l argent de côté à cette occasion depuis plusieurs mois déjà. Avec ma grand-mère elles avaient préparé un gâteau, un vrai, délicieux, qui avait presque le même goût que ceux que mon père préparait autrefois. Et puis, mes amis étaient là. Fidèles au poste, bien sûr, ces chers amis que j avais connus lorsque j avais déménagé chez grand-mère en Bretagne, il y a plus de huit ans de cela pour les plus anciens d entre eux. Avec eux, j avais pu redevenir l enfant innocent que j aurais dû être mais que j avais abandonné quelque part, égaré peut-être entre deux immeubles détruits. J avais retrouvé l enfance que j avais cru détruite elle aussi. Depuis, nous avions grandi, nous avions eu des rêves tous ensemble, et bien souvent nous avions refait le monde, lancés dans des discussions passionnées sur l homme, l humanité 2 3
et l avenir. Dans ces débats, je me gardais bien de dire réellement ce que je pensais. Eux avaient connu la guerre, bien sûr, mais ils ne l avaient pas connue comme moi je l avais connue. Ils ne pouvaient tout simplement pas savoir, et je ne leur en voulais donc pas s ils n étaient pas aussi pacifistes que je l étais. Il y avait un grand soleil, au dehors, dont les rayons rebondissaient contre les murs de pierre de notre petite maison bretonne. Et une brise légère, pas même fraîche, qui laissait la place à une tiédeur, une chaleur plutôt. Une chaleur apaisante. Oui, cette journée aurait dû être parfaite. Rien n aurait dû venir perturber cet instant qui était presque comme une pause dans le temps. Rien sauf elle. * * * Le 3 août 1914, j avais huit ans et demi, et je jouais dans un parc avec Louis et Marceau. Nous ne savions pas, alors, que l un de nous ne fêterait jamais ses dix ans, et que les deux autres ne se reverraient plus une fois passées les terribles années. En fait, nous ne savions même pas qu à l heure où nous nous arrêtions dans notre jeu pour entamer notre goûter, la France déclarait la guerre à l Allemagne. Par la suite, nous avons eu tout le loisir de le découvrir. Il n a fallu qu un mois à peine aux 24
Allemands pour arriver jusqu à Reims, ville où j habitais et qui a énormément souffert de la guerre. Dès le 4 septembre, alors que nous profitions encore de nos vacances scolaires comme les joyeux enfants que nous étions, les premiers bombardements touchaient la ville. Ce jour-là, Louis était encore avec moi. Mais il y avait aussi Suzanne qui était son amoureuse à cette époque, ainsi que Martin, un de mes cousins éloignés mais avec qui je m entendais pour le mieux. Je me souviens que, lorsque la première bombe a explosé non loin de l endroit où nous nous trouvions, nous n avons pas compris tout de suite ce qu il se passait. Ce n est que lorsque nous avons vu la mère de Martin accourir et nous crier de rentrer à la maison que nous avons compris que quelque chose de grave se tramait. D ailleurs, elle ne nous a pas laissés nous éparpiller dans Reims, paniqués comme nous étions. Elle nous a tous regroupés autour d elle avant de nous emmener chez elle, sa maison étant la plus proche. Nous nous sommes précipités dans la cave avec les autres habitants de l immeuble, et je ne sais combien de temps nous avons attendu avant que les bombardements ne cessent. À ce moment-là, j ai pensé à mon père. Je le revoyais partir vêtu de son uniforme, nous adressant un dernier sourire à moi et à Maman, sa main s agitant presque machinalement tandis que, probablement, il se demandait s il reviendrait vivant, 2 5
s il nous serrerait un jour de nouveau dans ses bras. Tout petit que j étais, je n avais bien entendu pas compris ce sourire crispé qu il affichait. Mon père était un héros, il partait faire la guerre, comme Napoléon, et j en étais immensément fier. Je n ai compris que bien plus tard à quel point la vie était dure sans lui, à quel point il me manquait et j aurais préféré l avoir auprès de moi, dusse-t-il ne pas être un héros. Lorsque cette image de lui et de son sourire crispé sur le quai de la guerre m est revenue en mémoire et que j ai songé alors que je n aurai plus jamais d autre image de lui. Et même si je ne le savais pas encore lorsque les Allemands nous bombardaient et que nous attendions ainsi dans la cave, les jambes repliées contre notre torse et la peur au ventre, je m accrochais très fort, si fort à cet espoir de revoir mon père un jour qu à un moment, j ai même fini par en oublier ma peur. Quand nous sommes ressortis, les Allemands avaient envahi la ville. * * * L invasion allemande, bien que brève, a été terrible. C est probablement le pire souvenir que je garde de ces quatre années de guerre, et pourtant Dieu sait que j en ai gardé de cette époque, des mauvais souvenirs. Neuf jours. Je crois que les gens ne 26