LA MAIN ROUGE Euphrozine regarda ses doigts. Il y en avait dix, tendus et rouges comme des baguettes de cornouiller en hiver. Refermés sur la brosse, ils s éclairaient de blanc aux jointures. Sur la margelle du lavoir, les culottes, les chemises, qu elle essorait, torturait de leurs saletés jusqu à l aveu de leur innocence délavée, confessée et mise à la panière, chemises décapitées de têtes de riches, chemisiers ablatés de poitrines, dentelles déparfumées et chaussettes fines comme des gants. Euphrozine leva le nez. Le petit train cousait sa fumée entre les arbres et le canal. Il soufflait l heure à ceux qui n avaient pas de montre et coupait en tranches la journée de la laveuse. Il l appelait à sa brouette du matin, commandait au savon, au repas. Il laissait aussi un peu de temps à ses reins. Parfois il transportait des briquettes. A d autres heures, des gens. Surtout le dimanche, des gens qui allaient à la mer quand elle, pour se dérougir les doigts de la semaine, se promenait sur le chemin du canal en faisant la causette aux pêcheurs ou aux iris jaunes, du kilomètre neuf au kilomètre douze, chiffres d écriteau qu elle trouvait joliment tracés en noir comme on lui avait appris en classe. Les gens, ce jour-là, elle les appelait des poussins tant la découpe des wagons avait la forme d œufs. Les voyageurs qu elle apercevait le mieux? Les plus pauvres, assis sur des bancs comme à l école. Euphrozine s amusait de voir la fumée se faufiler sous les toits, cotonner les transportés et en ressortir pour jouer avec les vaches. Quand cette fumée était noire du charbon enfourné, la laveuse se réjouissait de l ouvrage à venir fourni par ce teinturier à roulettes. La jeune femme se libéra de ses genoux, se remit debout et repoussa ses cheveux déchignonnés pour tourner la page des soupirs. L air de Mai avait la douceur du velours. Elle traversa la route blanche, les rails du petit train et se pencha sur le canal. Elle savait qu il courait à la mer en portant des bateaux mais ce n était pas son monde, les bateaux, juste un rêve de fer et de fumée. Puisque la Terre était ronde, mieux valait ne pas penser à ce qu il y 1
avait derrière. On lui avait dit à l école qu il existait des pays qui prenaient le jour pour sa nuit et ça lui donnait le vertige. Euphrozine revint à son lavoir et à sa panière. Dans l ombre ensachée sous les tuiles se tenait un petit homme assis sur les dalles, les genoux dans le menton. Elle s arrêta net, une main tirant sa grosse jupe vers le bas et l autre en couvrebouche : -Oh, vous m'avez fait peur. Je n ai pas souvent du monde. Ici. Faut pas faire attention. Elle distribua ces mots comme au jeu de cartes puis se remit à genoux devant l eau bleuie de savon, tournant le dos au petit accroupi. Il se passa du temps avant qu elle ne se retourne. L autre s était déplié. Debout, il était à peine plus grand qu assis. Eh bien, elle en tenait un, de Chinois, comme on disait depuis peu dans les rues de Blainville. La guerre mangeait de tout, des paysans, des ouvriers, des maîtres d école. Justement, des ouvriers, il n y en avait plus assez dans les fabriques à canon et ce qui va dedans. Alors, on était allé chercher des hommes de l autre côté de la Terre pour faire encore et encore des canons et ce qui va dedans. Pour manger encore plus de soldats. On disait même qu ils avaient des noms si compliqués qu on leur donnait des numéros. Il y avait donc un numéro avec elle dans ce lavoir. Et si on la voyait? L homme leva le coude, poing fermé et articula «Toooout!» Euphrozine se dit qu elle comprenait le chinois par gestes. Il ne serait pas tombé du train, des fois? Elle lui montra sa cruchotte et leva son coude, pouce de la main vers la bouche : «Glouglou». Comment ça peut se dire autrement, en chinois? Quand il fut occupé à boire, elle put le regarder sans façons. Il n avait pas le visage jaune, comme on dit des Chinois, mais genre vieille chemise vieux blanc avec un peu de jaune pâle neuf. L inconnu releva la tête et sourit droit dans le cœur d Euphrozine. Il s inclina comme s il avait une riche madame devant lui. Elle s inclina à son tour, étirant les bords de sa jupe. Puis il se tourna pour montrer son dos. Six, huit, huit. Euphrozine aligna dans sa tête ces numéros peints en blanc sur le bleu de la veste, et sourit à son tour. On dirait un chant d oiseau, mais ça fait combien en tout, j ai jamais compté si loin. L autre articula : Six-huit-huit 2
Elle dit qu elle s appelait Euphrozine mais que ce n était pas écrit dans son dos et reprit son lavage, à genoux. Ne sentit pas tout de suite qu il avait pris place à côté d elle, dans la même position. Eut du tambour dans le cœur quand elle vit son reflet dans l eau du lavoir. Tous deux regardèrent le ciel tomber en nuit. Il ne restait à la femme qu à s arrêter de vivre, qu à prier Dieu que ça dure parce que la suite, pour elle, était difficile. Il y avait juste cette main, si proche de la sienne, rouge, qu elle posa sur celle du petit homme jaune. Faut pas rester là, dit la main et la main de l autre répondit si. Ah bon, fit la main rouge. Il s est sûrement sauvé de la fabrique, présuma Euphrozine, il faut que je le cache, y a pas. Du linge attendait dans la brouette. Elle se releva, mais qu il était petit, ce petit homme, mais encore beaucoup trop grand pour qu on ne le remarque pas dans la rue. Debout. Qu il se mette debout, qu il retire sa tunique à numéros et son pantalon. Qu il enfile une jupe longue, tiens, pour qu on ne voie pas ses godillots. Et ce chemisier, et ce châle sur la tête. Le soir fera le reste. Hop, cousine, tu es ma cousine, tu prendras mon bras quand je pousserai la brouette sur le chemin de la Planche. Je ne m arrêterai pas au Café Porquet. Porquet débitant. Ils me débiteraient des questions, ce n est pas dans mes façons de n y pas passer. Alors, le lendemain : «Eh, l Euphrozine, t étais où?» Merci. A cause de ma cousine de Chine. A moins que la guerre ne s arrête d un coup, ou qu elle vienne tout casser ici. Tout le monde, sauf sa bonne amie et elle. -Regarde-moi Le tambour reprit du service dans sa poitrine. Il avait sous le châle un visage de femme. Sa bonne amie, sa bonne amie, je ne fais pourtant pas un crime, je ne fais pas un crime, faut étouffer ce tambour. Elle roula les habits du Chinois sous le linge en sanglots froids. -C est à côté pas loin, ma maison, je vais vous cacher. Surtout, tu n es plus Six, huit, huit, Sizuihuit. -Tan, fit le Chinois -Va pour Tan. Tu es petit comme ton nom. Moi, c est Euphrozine. Mon Dieu, moi qui n ai qu un lit pas bien large, je ne vais pas dormir sur ma chaise, moi. Et le tambour qui repart. Alors, sur mon lit, ma bonne amie, et moi aussi sur mon lit. Elle lui servit la soupe. Et un coup de rouge, qu il refusa. Puis il s assit sur le lit, ne 3
quittant pas des yeux la fenêtre pleine de nuit. Elle se jugea encore trop grande, s assit à ses côtés, main rouge contre la main chinoise. Ça sentait bon le pétrole lampant. L œil de la flamme les observait. Il ne bouge pas beaucoup, songeait Euphrozine. Est-ce qu ils sont tous comme ça, les Chinois? On a été d abord à genoux, puis assis, puis après? Il faudra bien s allonger. Elle bascula et lui aussi, sur le côté, le visage tendu vers la fenêtre. Euphrozine lui regarda les cheveux. Elle aurait presque pu y voir le reflet de la lampe tellement ils brillaient. Non, ils luisaient bleu, épais, éparpillés en buissons. Une main rouge les survola. Le tambour s était rendu au bout des doigts. Et puis après, redouta Euphrozine? Ce n est pas tout à fait ma bonne amie, loin de là, mais quel âge peut-il avoir? Pas de poils sous le nez et rien au menton non plus. Elle l appela doucement. Il se retourna. Il pleurait et le tambour roula dans la poitrine de la laveuse. Son bras encoquilla le Chinois par les épaules. Tan' La joue du fugitif s était posée sur la poitrine d Euphrozine. Depuis combien de temps n avait-elle pas pleuré, elle? Ce n était pas trop permis, par ici, surtout quand on lave les affaires de tout le monde. Le monde commande, le monde donne le linge, le monde reprend le linge, le monde laisse trois sous. Pas de temps pour les joues et pas plus pour les larmes. Les larmes, à cette heure-ci, sont pour les morts de guerre. Il en coule partout, à en saler les rues, les rus, le canal, la mer qu Euphrozine n avait jamais vue, mais qui avait mis dans le ventre d un bateau de fer ce Chinois tombé ensuite du chemin de fer pour se cacher dans des habits de fille et pleurer. La main rouge se posa enfin sur les cheveux. Il se laissa faire. Je ne fais rien de mal, c est un enfant. Il n y a que la lampe pour éclairer mes façons, s encouragea Euphrozine. D un coup de rein, Euphrozine s assit la tête au mur et la tête du Chinois roula comme une pierre sur le lit, toujours tournée vers la fenêtre. -Ma parole, s étonna-t-elle pensivement, je l habille en fille et il se prend pour un oiseau. J aurais dû pousser le volet. Mais pas besoin de volet à gendarmes et à leurs chevaux de feignant, rien à craindre du Maire Crevel. Ils sont tous à dormir. Personne ne me voit. Que les oiseaux. Et en voilà un chez moi. Sizuihuit. Elle poussa un soupir puis sa main rouge prit doucement le chemin des boutons de son corsage. Elle les aimait bien, ceux-là, les faisant rouler entre ses doigts, ils étaient gros, de coton empeloté, elle les enroulait comme des ressorts, lentement et les lâchait soudain pour qu ils reviennent en place. Un par un, elle les aida à franchir le pas-de-porte des boutonnières, 4
écarta les pans de son corsage et repoussa sa chemise sur son ventre. La main alla chercher le sein qu elle plaça à la lumière du pétrole. -Tan' Le Chinois se retourna. -Viens, viens, mon petit. Elle lui prit la tête qu elle tassa sur son sein et la main rouge conduisit la bouche à la tétée. Les larmes y faisaient rosée tiède entre les lèvres et le bout du sein j ai perdu la tête, tout de suite, ma tête, elle est dans mon sein, c est lui qui pense, lui qui sourit, qui bat le tambour. Euphrozine partageait le gâteau qu elle offrait et devenait gâteau tout entière. A son tour, elle regardait par la fenêtre, ce rectangle de charbon, cette plaque de nuit sans fond aussi mystérieuse que discrète. Rien ne bougeait plus que la flamme de la lampe et les lèvres du Chinois. Puis tout s arrêta aux larmes froides. Les lèvres étaient mortes. Euphrozine comprit alors que l oiseau en fille dormait. Elle se dégagea doucement, ramassa son sein et ferma les boutons boules. Bien trop compliqué pour avoir honte, conclut-elle en soufflant la lampe. La nuit vint nicher dans la chambre. La laveuse enleva les mauvais godillots de Tan et recouvrit son corps de l édredon de plumes. Elle se coucha tout habillée et s endormit, ses mains rouges nouées l une à l autre dans le creux de ses cuisses Au loin du loin les aciéries crachaient des lueurs, mettaient le feu à la nuit, en silence. Tout n était que découpes et cendres du jour éteint. Blainville avait le visage fermé de ses maisons, de l arche du manoir Colbert aux lettres blanches étirées sur la vitre de la pâtisserie, de la réclame de «La Bonne Chambre», à deux pas de l étroite maison d Euphrozine, à celles des journaux, Le Petit Parisien, le mieux fait, au Matin, le premier. De la colline de Blainville à celle de Colombelles, la couche défaite du paysage se souciait peu des hommes qui, de tout temps, filaient vers une mer qui poussait jusqu à la Chine. Blainville ne connaissait personnellement rien ou si peu de ce déroulé du monde déchiffré à peine par la magie naïve des livres de géographie, avant que les enfants devenus femmes et hommes ne s en aillent à la batteuse ou à la batterie des casseroles. Quand elle se réveilla, IL n était plus là, pas plus dans un tiroir que collé au plafond. 5
Elle l appela : -Tan', Tan', mon Sizuihuit, mon Chinois Ses mains battirent des ailes, coururent ouvrir la fenêtre. L air était doux et le soleil bien jeune, mais ce qu il restait de Tan, ce n était que ses habits de femme, soigneusement repliés. Le moule était bien là, mais vide. Les larmes vinrent à Euphrozine en concert avec le tambour. Elle noua ses cheveux avec une aiguille à tricoter, jeta le châle noir sur ses épaules, dévala l'escalier. Jamais l enseigne, d à «La Bonne Chambre», ne s était aussi mal adressée à elle. Foutaises, foutaises, grommela-t-elle, qu est ce qu ils en savent, à parler ainsi aux gens avec des inscriptions. La bonne chambre, c était chez moi et je ne l ai pas écrit sur ma porte. Oubliant sa brouette, elle courut au lavoir, tomba à genoux, ramassa ses larmes d un revers de main qu'elle abandonna dans l eau du jour. Elle ne vit pas monter du Sud le vapeur à panache de suie. Lorsqu elle redressa la tête, il était presque à sa hauteur. Entre la rive et le bateau, un point noir. Elle hurla aux roseaux, tendit les bras, ces bras dont elle aurait pu se servir pour nager. Mais elle ne savait pas, contrairement à Tan qui n entendait pas les appels d Euphrozine. La machine du caboteur fit bouillonner l eau. La sirène lâcha un petit mouchoir de vapeur, sifflant l arrêt du bateau. Des marins lancèrent une bouée à laquelle Tan s agrippa en poisson pêché qu il était devenu. Elle vit son Chinois disparaître cul par-dessus tête derrière le rebord de fer. Déjà le vapeur retaillait sa route. Sur fond de soleil bas, il était devenu noir, plein d épines et de branches de fer, la cheminée pointée vers le ciel, y traçant une étrange écriture aussitôt gommée par le vent traversier. Euphrozine eut l impression de reculer, que le bateau ne s éloignait pas, que c était à elle de disparaître dans le tassement du paysage. Elle portait la vision que Tan devait avoir d elle et comprit qu elle l aimait. Entre larmes et tambour. Qu elle l aimait, ce Chinois, aux années de moins qu elle, quelques centimètres aussi, mais tellement de kilomètres en plus. Tellement. Toute sa jeune vie, elle avait redouté le moment d après, ce mur d inconnu qui fait l invisible en rongeant les sangs. Elle se récita la veille : le «Toooout!», la main rouge sur la main de Sizuihuit, le visage de femme sous le châle, le bras serré, les larmes, le sein, le réveil, les cris, le hissé pissant l eau et, à présent, la fabrique du chagrin menée tambour battant. Elle retourna chercher sa brouette. D autres habits vides l y attendaient dans la panière. Des habits aussi plats que ceux qu elle avait dû remplir d un petit homme inconnu, ce 6
Tan Sizuihuit. Personne ne savait, ne devait savoir, le curé en premier. -Tan est dans ma tête, à ma fenêtre, dans mon cœur, c est pas d aller à confesse que je vais me le faire arracher. J ai rien fait de mal ou si c est mal de remplir son cœur, faudrait voir à nous prévenir, se causa-t-elle. Ma brouette, je vais causer à ma brouette. A genoux, je n aurai qu à me retourner pour LE voir, me le sentir au bras, lui dire qu il peut regarder tout son temps par la fenêtre, mon Chinois tombé du train jusqu à mes genoux. Euphrozine continua à laver le linge de Blainville, toutes les semaines de tous les ans de presque toute sa vie sans jamais quitter sa chambre du chemin de la Planche. Le blanc du linge finit par migrer vers ses cheveux qu elle garda longs jusqu à ce qu ils prennent la couleur de la peau de Tan, son Chinois accroupi dans sa tête comme pour la première et seule fois. Au fil des ans, au fil des eaux plus rares de son travail, ses mains passèrent du rouge au rose. Condamné par l eau courant d une maison l autre, le lavoir ne fut plus tout à fait sa maison d à genoux. Elle se tint à l écart des débitants, des pâtisseries et même de l église, persuadée que Tan et le bon Dieu, c était un de trop dans sa tête. Au moins Tan avait pris son bras, son sein et dormi à côté d elle. Même la lampe à pétrole, désormais décorative pour cause d électricité, en gardait le souvenir. Une autre guerre était venue quelques années après la fermeture des chantiers. Des Allemands, pas des Chinois, étaient tombés des camions et pas du train. Tombée, aussi, une bombe si près de la gare de Blainville qu il n y avait plus de gare, plus de train non plus, la voie ferrée ayant cédé la place à la route et aux voitures qui étaient loin de passer à heure fixe. Sur la rive d en face, des bateaux alignaient des troncs tatoués venus d Afrique et toutes les vieilles ferrailles de la vie s y montagnaient en balayures d industrie. Dans son fauteuil, à la fenêtre de sa chambre, la vieille Euphrozine et sa petite retraite, accordée par la mairie ouvrière d alors, regardaient passer les bateaux comme vont et viennent les jours, les jours avec, les jours sans. Sans soleil ni bateaux. Seuls les souvenirs continuaient à laver le linge dans un lavoir lui aussi retraité qui se prêtait volontiers aux joies de la photographie touristique. Un matin, sur le canal, et bien en face de la fenêtre d Euphrozine, s ancra un navire 7
tout blanc. Fin et gracieux, sans cheminée, avec un nom bizarrement écrit en traits de pinceaux, il n avait rien d un caboteur à travail. Le drapeau n était pas français mais plutôt rouge. Des hommes en blanc en hissèrent un plus grand, bien plus grand que le vent léger de ce jour de Mai déploya. Sur fond bleu, en blanc, trois chiffres y étaient imprimés. Un six, un huit et encore un huit sortis des plis l un après l autre. Le cœur de la laveuse n avait jamais oublié sa partie de tambour. Il ordonna à la vieille femme de se lever, d ouvrir la fenêtre. Tan, Tan Sizuihuit était revenu, elle ne pouvait pas se tromper. Il revenait la chercher du fond du souvenir intact. Il avait traversé toutes les mers de la Vie pour elle. Pour elle. Sur le pont du navire des hommes s agitèrent. De ce groupe un marin se détacha et alla mettre à l eau un petit canot blanc aussi. Il tenait quelque chose à la main. Un cadeau, pensa Euphrozine. D aussi loin les yeux usés de la laveuse ne purent deviner de quoi il s agissait exactement. Une sorte de pot, peut-être. Le marin en souleva le couvercle, et, dans un geste large, en répandit le contenu, une sorte de poudre qui retomba en pluie sur l eau qu elle recouvrit de gris avant de disparaître. Les autres hommes, bien alignés sur le pont, se tinrent immobiles jusqu à ce que le petit canot eût regagné le grand qui le fit hisser à bord, comme, il y a si longtemps, on avait repêché Tan. Déjà le bateau glissait vers la mer. Lentement le drapeau bleu revenait du haut de son mât, replié par la soudaine absence de vent. Comme un linge sans force. Sans force, Euphrozine, retomba dans son fauteuil, les deux mains nouées sur sa canne. -Tu as compris, Euphrozine? -Rien, rien du tout. C était lui ou pas lui qui revenait? -Ecoute, c était bien son numéro. Tan, tu le sais trop, avait nagé vers ce bateau noir. De port en port, il avait pu regagner son pays, le Vietnam. Mais là-bas, on volait encore trop d hommes pour nourrir les machines à faire la guerre. Alors il a fui vers La Chine. Il y a travaillé tellement dur, tellement longtemps qu il y est devenu le roi de la ferraille. L entrepôt de métaux, en face de chez toi, c est lui qui passait commande. Du monde entier il ramassait tous les morceaux. 8
A la fin de sa vie, il a aussi travaillé à la suite de sa mort. Il ne t avait pas oubliée. Son idée c était de revenir quand même à Blainville, quand même mort. Il a été incinéré en Chine et ses cendres ont fait le voyage jusqu ici, dans ce yacht luxueux. On les a dispersées juste en face de chez toi. Tu te connais bien. Le moment d après t a toujours bouleversée. Entre son départ de chez toi, et son retour, il s est écoulé soixante-quatre années. Ça fait un grand moment d après, le dernier? - Ah, non. -Pourquoi? -Non, il y en a un autre, les cendres de Sizuihuit sont aussi un moment d après. Sontelles au fond du canal? L eau les mènera-t-elle à la mer et, de mer en mer, à celle de Chine? Je suis comme ça, je vais d un moment d après à un autre. J y peux rien. L idée de cette nouvelle m est venue quand, invité à Blainville, je me suis promené, entre autres, sur le port. J y ai découvert une ancienne dérivation de chemin de fer. Entre les rails mangés d herbes était assis à jamais un gros cube de béton. Un cube bleu ciel, délavé, écorné. Le destin d Euphrozine était un des deux rails et celui de Tan, l autre. On dit que les parallèles ne se rejoignent qu à l infini. A l infini de deux vies. Celle d Euphrozine, celle de Tan' en sont la preuve invisible mais définitive. Pef 9