Article. «Le sixième doigt» Jean-Sébastien Trudel. XYZ. La revue de la nouvelle, n 87, 2006, p. 9-14.



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Transcription:

Article «Le sixième doigt» Jean-Sébastien Trudel XYZ. La revue de la nouvelle, n 87, 2006, p. 9-14. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/3199ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'uri https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'université de Montréal, l'université Laval et l'université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'érudit : info@erudit.org Document téléchargé le 21 September 2015 12:21

Le sixième doigt Jean-Sébastien Trudel LE voici dans tes bras, tu lui enfiles un chandail, le chandail tricoté par ta mère, rayé orange et crème, ses petites mains disparaissent dans les manches, avalées par les rayures, le contraste des couleurs fera ressortir son teint rose, mais tu n'as pas encore enfilé la tête dans le col, alors le haut de son corps disparaît dans les plis de la laine, sauf quelques mèches de cheveux, et tout d'un coup tu crains le pire, sa tête pourrait s'avérer grosse pour la largeur du col, certes, ta mère agrandirait le col, le déferait pour mieux le refaire, sauf que ton problème demeure, maintenant, la tête pourrait ne pas passer, en dépit de toutes ces considérations futures, tu te consoles, te rassures, si rien ne reste coincé pour de bon, tout peut encore être sauvé, et dire que dans quelques heures tu enlèveras ce chandail, le pantalon aussi, le justaucorps, la couche, pour lui donner son bain, tu vérifieras d'abord la température avec le poignet, ne te fie pas aux 37 degrés du thermomètre-jouet en forme de tortue, l'autre fois, il indiquait la bonne température même si c'était trop chaud, tu voudrais n'épargner aucune précaution, tu voudrais qu'aucun mal ne lui arrive, que le simple fait de le soutenir par la nuque, en plaçant les doigts sous l'aisselle, soit suffisant pour garantir son confort, alors tu le serres juste assez fort, question d'éviter qu'il ne glisse, tu y arriveras, tu commenceras par lui mouiller un peu les cheveux, puis les ébourifferas, afin de lui donner cet air d'enfant terrible que tu lui inventes sans cesse, pendant que d'autres, dont ta mère, préfèrent les cheveux lissés, bien brossés, à l'ancienne, les chandails enculottés dans les pantalons, peu importe, son front se plissera lorsqu'il penchera la tête en arrière pour entendre ton agitation, chaque fois il risque de se cogner la tête, dire que bientôt il commencera à se tenir assis presque sans ton aide, une main dans la bouche à gruger ses doigts même s'il n'a pas de dents, pas encore, elles s'en viennent, du moins si l'on se fie aux joues rouges et à la bave accumulée, constante, elles sont 9

déjà là heureusement, avec la nudité tout est plus dessiné, définitif, les épaules, la carrure de son grand-père tout craché, les lignes du visage, l'arrondi du menton, sa façon de chercher son air quand tu lui laves la figure, on dirait qu'il émerge d'une longue plongée, qu'il revient à la vie, sa joie si intense, il la contient à peine, il s'envolera un jour, à force d'agiter les bras, puis son sourire si particulier parce que sa bouche se ferme directement sur ses gencives, comment peut-on avoir un nez de cette taille, un corps de cette taille, des lèvres seulement esquissées, un ventre à peine plus gros qu'un pamplemousse, et tout fonctionne, bouge, grandit presque à vue d'ceil, rappelle-toi comment il était à la naissance, ses cris de joie ont tellement changé, il est encore si fragile, les plis des mains, les cuisses froissées, les orteils au bout des pieds, chaque fesse, chaque fossette à sa place, mais les yeux qui te regardent comme si tu pouvais y faire quelque chose, en effet sa tête sort maintenant du chandail avec son air hébété, ses grands yeux ouverts, si rares, ferait-il autrement s'il comprenait enfin ce qui l'entoure, il ne regarde rien de particulier, immobile comme il est, figé presque, ses pieds dépassent de son pantalon, tu t'amuses à lui compter les orteils, un à un, tantôt tu lui souffleras dessus, il adore cela, c'est le meilleur moyen de le distraire, de lui arracher un sourire aux pires moments, quelle traîtrise, tu utiliseras sa faiblesse quand il ne sera plus si passif, qu'il faudra lutter corps à corps pour seulement lui nettoyer les fesses ou lui enfiler un pantalon, car il cherchera sans cesse à saisir ce qu'il ne doit pas toucher, la pile de couches propres ou ta brosse à dents, n'importe quoi, ce qui devient saisissable parce qu'il le voit, ou l'inverse, comme ce tube de crème, qu'il trouve à son goût, pour satisfaire sa curiosité cela fera l'affaire de moins en moins longtemps, il veut déjà attraper le verre bleu sur la tablette, juste hors d'atteinte, sauf qu'il se retourne pour augmenter sa portée, pendant que tu tentes de refermer la couche, il se cabre, après tout, mettre une couche ne peut être simple, comment apprendrait-il à se débattre autrement, lui qui n'a rien demandé, pourquoi ne le laisses-tu pas tranquille, il se contenterait de vivre nu sans toutes ces épaisseurs 10

qui te protègent de lui, alors il a ses stratégies, par exemple, il gonfle le ventre pour que tu ne puisses serrer sa couche correctement, sacré bébé, il faut t'y prendre à deux fois afin d'ajuster, sinon, gare aux débordements qui finissent toujours par arriver, mais tu as le droit de minimiser les dégâts, non, autrement ça remonte jusqu'au nombril, ou dans le dos, entre les jambes, s'il lui vient l'envie de gigoter un peu trop fort, d'ailleurs l'important reste de s'assurer que tout est à sa place, en ordre, qu'aucune rougeur indue ne menace, avant de refermer le tout, sans oublier de le retenir lorsqu'il essaiera de se jeter en bas de la table à langer, puis de l'empêcher de mettre la main dans la couche sale qui vient de lui être enlevée, comme l'autre fois, il a paru surpris de se retrouver les doigts collés, humides, quoi qu'il en soit, ce n'est jamais bon signe lorsqu'il s'arrête subitement de bouger pour te fixer avec ses grands yeux, surtout si tu n'as pas encore refermé la couche, ainsi, quand tout s'arrête autour de lui, c'est qu'il s'apprête à uriner, qu'il est en train d'uriner, comme à sa naissance, quand tu l'as pris pour la première fois, et qu'il a aussitôt cessé de pleurer, tu as toujours pensé que c'était parce qu'il avait entendu ta voix, qu'il pouvait enfin associer quelque chose de ta voix à ce qui s'imposait à son regard, mais pourquoi ne se serait-il pas arrêté de crier parce qu'il urinait et déféquait pour la première fois, tout simplement, de peur peut-être, ou parce qu'il entendait ta voix, de surprise, parce qu'il voyait qu'il pouvait entendre ta voix, reste que maintenant tu lui parles et qu'il s'est habitué, du moins il ne bronche pas, va savoir ce qui lui passe par la tête, ce qu'il voit, ce qu'il entend de toi, si près de lui, immense et toujours en train de l'abreuver de paroles, de regards, et tu te surprends, après, qu'il les provoque tant, de toutes les manières possibles, surtout par ses yeux, si implorants, et leur couleur indéterminée qui finira par changer, par devenir ce qu'elle doit devenir et pourtant cela demeure tellement gratuit cette couleur, un cadeau, comme tantôt lorsqu'il s'est réveillé, ses poings fermés se sont d'abord agités, son corps s'est arqué, il a tourné la tête d'un côté puis de l'autre, tranquillement, par à-coups, il a ouvert les paupières, s'est tourné vers la lumière, tu étais là pour lui, tu 11

le regardais et il a fini par te voir, par se détourner de la lumière pour te regarder, toi, le regarder, et il n'a pas eu peur quand tu lui as souri, il n'a pas eu peur, pas encore, et tu regrettes déjà le jour où ça pourrait arriver, où tu seras une menace pour lui, ou pire, une chose sans intérêt, alors tu feras ce qui est en ton pouvoir pour retarder ce moment terrible, et pourquoi tout ne pourraitil rester ainsi, lui te voyant le voir et toi le regardant te regarder, sans la moindre peur, le moindre doute, évidemment, toi, tu en profites pour tricher, comme tu as toujours merveilleusement triché, tu le distrais, lui caresses la joue pour qu'il sorte de sa torpeur, alors que tu aurais pu profiter de la situation pour terminer de lui enfiler son chandail, mais non, tu lui réclames, à ce moment-là, au milieu de nulle part, alors qu'il est menotte dans les mailles de ta mère, tu lui réclames un sourire, un autre sourire, tu cherches à lui voler l'impossible, à devancer ce qui arrivera tôt ou tard, ce qui s'est déjà produit si souvent, sans te douter de ce qui chaque fois le fait sourire, même si c'est presque évident, quand rien ne fonctionne ou même lorsque tout est facile, tu l'entraînes avec toi, le soulèves puis le lances, le suspends dans les airs, en te demandant ce qui arriverait si tu ne le rattrapais pas, s'il t'échappait, tu avives même volontairement le caractère insupportable de cette pensée, après tout, il y a un bonheur tel sur son visage lorsque tu le fais voler ainsi, comme s'il n'y avait pas plus grand que cette envolée, que ce risque à prendre sur la gravité, malgré la peur, chaque fois, que son petit corps ne puisse le supporter, puis tu te mets à danser avec lui, parce que la musique que tu inventes a le pouvoir de toujours être en temps, de ne jamais te laisser perdre pied, même si tu tournoies, même si tu lui fais perdre ses repères, que ses yeux tournent avec les tiens, lorsque vous vous arrêtez, tu te dis qu'il pourrait mal s'en remettre, néanmoins, tu recommences aussitôt, ça ne t'inquiète pas, rien ne t'inquiète, il continuerait malencontreusement à loucher toute sa vie et ce serait pour le mieux, ses dents ne pousseraient pas et tu trouverais le moyen de considérer que tout est normal, il mange trop peu, maigrit presque, pleure souvent sans raison, mais tu continues à ne pas t'inquiéter, à le trouver 12

parfait, puisqu'il dit plein de choses, que les bruits qu'il fait se modifient chaque jour, vraiment parfois on dirait des phrases, pourquoi n'apprendrait-il pas à parler comme tous les autres, justement parce que certains n'apprennent jamais, parce que certains restent dans leur monde malgré les efforts et les spécialistes, tu te dis néanmoins qu'il marchera bientôt à quatre pattes, puis se tiendra debout sans ton aide, contre toute attente, tu gardes un doute, après tout, qu'y a-t-il de si naturel dans le fait de se tenir debout, de mettre un pied devant l'autre ou d'aligner des mots auxquels les autres trouvent un sens, certes, tu t'inquiètes sans raison, sauf que tu parviens difficilement à te comporter comme s'il n'allait rien arriver, il arrive toujours quelque chose, et si c'était sur toi que ça tombait, ça commence par un presque-rien, une intuition, un matin, un changement dans les impressions qui t'oppressent, tu imagines d'abord que c'est toi, que tu as encore eu la bonne idée d'exagérer ton malheur, puis tu vas voir ton enfant dans son lit, il vient de s'éveiller, tu te rends compte tout de suite que ça ne va pas, un doute te gagne, ce n'est plus ton enfant, ce serait trop facile, reste qu'il ne bouge pas comme d'habitude, il devrait frétiller, avoir de la vie jusque dans le menton, quand tu le prends, il est mou, sans tonus, et sa voix paraît faible, oui, il y a une petite tension dans ses jambes, il se secoue le corps une fois que tu l'as mis sur ton épaule, se jette même par en arrière, se laisserait tomber si tu ne le retenais, et pourtant, il n'est pas le même, tu le changes de couche et il refait le manège qu'il a toujours fait, mais ça ne peut plus avoir le même sens, alors tu le déshabilles pour vérifier que tout est en place, ses bras bougent, son ventre se comporte bien sous la pression, il a le souffle court, le cœur qui bat, ses jambes plient, elles aussi, comme elles le doivent, rien à signaler du côté de la tête, il y a bien son regard, un peu vitreux, un peu glissant, tu t'obliges à prendre sa température, le thermomètre électronique, en quelques secondes, indique 37,5 mais tu ne te fies pas à cette technologie, autrefois au moins, les thermomètres au mercure, ils étaient fiables, alors tu te mets à le tâter partout, à chercher ce qui ne va pas, tu finis par te précipiter à l'hôpital, pour qu'ils 13

trouvent quelque chose, bien entendu, ce jour n'est pas encore arrivé, mais pourquoi n'arriverait-il pas, aujourd'hui ou plus tard, et toi tu restes calme, sans comprendre pourquoi, il est sur tes genoux, voilà, sa tête est finalement passée dans son chandail sans aucun mal et tu ressors ses mains, l'une après l'autre, les doigts se coincent dans les bords de la manche, entre les mailles plus lâches, alors tu les déprends avec délicatesse, et les mains s'en tirent entières, sans aucun mal, aussi potelées qu'à l'habitude, parfaitement normales en somme, si bien que tu te demandes encore pourquoi tu trouves étrange qu'il n'ait que cinq doigts, cinq doigts à chaque main. 14