idéologiser Enfermement souverainiste ou nouvel internationalisme? Gilles Manceron Gilles Manceron est historien, délégué Mémoires, histoire, archives de la Ligue des droits de l Homme. 1 Le Groupement de recherche et d études pour la civilisation européenne (GRECE) est une «société de pensée à vocation intellectuelle» fondée en janvier 1969, également connue sous le nom de Nouvelle droite. Des aspirations européennes en recul En Europe, alors que l ouverture sur le monde et sur la diversité de ses cultures a longtemps imprégné les courants d opinion publique favorables au progrès et la démocratie, c est plutôt, en ce début du xxi e siècle, le repli sur les espaces nationaux qui a le vent en poupe. L internationalisme y est partout en régression. Ce qui progresse et cela non seulement à droite aussi dans une partie de la gauche ce sont différentes formes de souverainisme. Or le souverainisme n est-il pas une simple variante de ce qu on qualifie, depuis les dernières décennies du xix e siècle, de nationalisme? L un des symptômes les plus évidents de ce phénomène est le recul, constaté un peu partout, de l adhésion des peuples à l idée de construction européenne. De l Angleterre aux Balkans, et même parmi les pays fondateurs de l Union européenne comme les Pays-Bas ou l Allemagne, les partis souverainistes gagnent du terrain et ceux favorables à l Europe font profil bas. Quand l idée d Europe est mise en avant, elle est, souvent, utilisée pour fermer cet espace côté Sud et côté Est, et pour exclure ou discriminer certains des résidents de nos pays en refusant de leur reconnaître des droits de citoyens. On le constate notamment en France, avec le refus d accorder un droit de vote local aux résidents non européens, ou avec les restrictions majeures imposées à leur liberté de circulation et à celle des membres de leur famille qui vivent dans leur pays d origine. Cette instrumentalisation de l idée européenne pour rejeter et discriminer les personnes originaires d autres continents coïncide avec un maintien, ou même parfois un regain, de préjugés hérités de la période coloniale. Une nébuleuse souverainiste S agissant de l extrême droite la plus dure, seuls quelques mouvements comme celui des Scouts d Europe, d idéologie catholique intégriste, ou celui des Scouts Europe Jeunesse, groupe nationaliste et païen, lié au GRECE 1 et à la Fédération des étudiants nationalistes font formellement référence à l Europe. Bien que quasi ethnique et instrumentalisée pour exclure, une telle référence 32 Diasporiques nº 22 juin 2013
est en général absente. Ainsi, dans la liste des groupes qui ont défilé le 12 mai 2013 à Paris devant la statue de Jeanne d Arc, ce sont les mots nation et nationaliste qui figurent le plus souvent, à l exclusion de toute allusion spécifique à l Europe. C est au sein du reste de la droite et hélas dans certains courants de la gauche que des argumentaires explicitement antieuropéens sont utilisés. Leur point commun est la demande d un retour à un espace national souverain dans tous les domaines, notamment de mesures protectionnistes que l État devrait selon eux prendre vis-à-vis de nos industries. Une nébuleuse souverainiste forme ainsi une sorte de transversale dans le paysage intellectuel et politique de la France. À droite, le Front national se réclame explicitement du souverainisme, il est partisan de la protection des frontières et de la sortie de l euro, tout comme le Mouvement pour la France (MPF) de Philippe de Villiers, qui s affiche comme «parti de droite souverainiste». Ou Debout la République (DLR) de Nicolas Dupont-Aignan, qui demande aussi que la France sorte de l euro et dénonce l ensemble des traités européens au profit de ce que pourrait être une «Europe des États». Dupont-Aignan ayant adhéré à l UMP, ses thèses sont révélatrices de la sensibilité souverainiste de certaines composantes de ce parti. Ce courant idéologique, s il n est pas majoritaire dans la représentation politique de la droite, est porté par une part non négligeable de son électorat. Mais il s étend également sur la gauche. Il est ainsi présent dans certaines thèses du Mouvement www.causeur.fr des citoyens (MDC) de Jean-Pierre Chevènement, et, dans une certaine mesure, aussi du PCF et de ses courants dissidents ou idéologiquement proches, malgré le maintien, dans le cas de ces groupes communistes ou postcommunistes, d une référence toute théorique à l internationalisme. De ce point de vue, la tradition du PCF est complexe puisqu elle est internationaliste, mais, notamment dans les années 1950, ce parti a fortement voulu incarner la nation. Avant Le Pen, il rendait hommage à Jeanne d Arc le 8 mai! Dans le documentaire Camarades. Il était une fois les communistes français, 1944-2004, d Yves Jeuland, on voit un extrait d un film de propagande du début des années 1950 où des gens boivent du vin dans un café, et, quand quelqu un apporte du Coca-Cola, l un d eux le recrache en disant «qu on ne boit pas de ça en France». Ce fort tropisme national, qui est en conflit au sein de la tradition communiste avec l idéologie de l Internationale, crée les conditions de la dérive actuelle de certains anciens militants communistes vers le FN, que de multiples études sociologiques ont observée dans des circonscriptions ouvrières. Nicolas Dupont- Aignan et Jean-Pierre Chevènement 33
idéologiser Horace Vernet, Barricade dans la rue Soufflot, à Paris, le 25 juin 1848 2 Ligue Communiste Révolutionnaire. 3 Mouvement républicain et citoyen. 4 Debout la République. 5 Mouvement des Citoyens. 6 Mouvement pour la France. 7 Souveraineté, indépendance et libertés. Des dérives individuelles vers l extrême droite La transversale souverainiste est aussi un «plan incliné». De nombreux exemples d itinéraires politiques individuels en témoignent. Les deux thèmes qui jouent un rôle moteur dans les transferts de moins en moins rares de l extrême gauche vers l extrême droite sont le souverainisme et le détournement de la laïcité en instrument de lutte contre l islam. Ainsi, à la tête du groupe Riposte laïque fondé en 2007, on trouve des militants venus de mouvements de gauche comme Pierre Cassen (ancien membre du PCF, puis du mouvement trotskyste LCR 2, puis militant de l Union des familles laïques présidée par Bernard Teper), ou Christine Tasin (qui a fait partie du MRC 3 dont elle a été candidate, puis de DLR 4 ). L actuel vice-président du FN, Florian Philippot, était depuis 2002 membre du MDC 5 de Jean-Pierre Chevènement avant de rencontrer Marine Le Pen en 2009 par l intermédiaire du souverainiste Paul-Marie Coûteaux. Ce dernier, qui écrivait en 1996 dans le mensuel de la Ligue de l enseignement au moment où il était proche de Jean-Pierre Chevènement, a ensuite été élu député européen en 1999 sous les couleurs du Rassemblement pour la France de Charles Pasqua et Philippe de Villiers, puis réélu en 2004 sous celles du MPF 6, avant de fonder en 2011 son propre parti, le SIEL 7. Sans parler d Alain Soral, ancien membre du parti communiste, ancien soutien en 2002 de Jean-Pierre Chevènement, qui a intégré lors de l élection présidentielle de 2007 l équipe de campagne de Jean-Marie Le Pen avec pour slogan : «Aujourd hui, Karl Marx voterait Le Pen». Il y a une «pente idéologique» qui, en raison de cette prémisse à connotation nationaliste que constitue le souverainisme, ne peut que nourrir et conforter l extrême droite. Un passé internationaliste non dépourvu d ambiguïté L ouverture sur le monde, évoquée au début de cet article, prolongeait tous les courants novateurs et porteurs d avenir depuis l Antiquité grecque et romaine et les débuts du christianisme. L idée, présente chez Paul de Tarse (saint Paul), d une religion capable de faire fi des origines diverses au sein d une catholicité à portée universelle ouvrait vers un horizon plus large que les nations, et elle s est prolongée au cours de la chrétienté médiévale. Quand, ensuite, une pensée humaniste a émergé en Europe, elle a été indissociable de la volonté de ne pas s enfermer dans un espace ethno-linguistique étroit. 34 Diasporiques nº 22 juin 2013
Tous les auteurs de la modernité européenne, de la Renaissance aux Lumières, tous les intellectuels et artistes européens du xv e au xviii e siècle étaient des nomades en Europe : ils allaient d université en université, de Cour en Cour, ils lisaient ou parlaient plusieurs langues. Le moment révolutionnaire de la fin du xviii e siècle, profondément marqué par la Révolution française, a été, lui aussi, foncièrement international. Les idées, les livres et les hommes circulaient dans toute l Europe et même entre l Amérique et le Vieux Continent. Ce moment est néanmoins paradoxal du point de vue de l ouverture à l universel. Si l élan universaliste qui l a caractérisé (et dont témoignent la Déclaration des droits de l homme et du citoyen de 1789 et l abolition de l esclavage de 1794) reposait sur la volonté de propager des idées de la Révolution française en Europe et dans le monde, il a aussi engendré des effets de repli et de fermeture : l expansion du territoire de la France jusqu à englober, sous l Empire, cent trente départements (dont ceux des Bouches-de-l Elbe, chef-lieu Hambourg, et du Tibre, chef-lieu Rome!), même si elle procédait d une intention prétendument universaliste, n a pu que susciter, en réaction, des nationalismes. Goethe, présent à Valmy, l a bien noté : «Une révolution, même internationaliste, provoque des nationalismes quand elle devient envahissante». Et c est ce qu on verra effectivement à l œuvre, de 1808 à 1812, en Espagne, en Allemagne et en Russie. De même, très ambigu a été sous la Révolution le reproche fait aux aristocrates (de Marie-Antoinette aux émigrés de Coblence) de n être que des Européens cosmopolites et non des Patriotes. C est probablement là que naissent certaines ambiguïtés qui se manifesteront lors des mouvements d émancipation nationale du xix e siècle. Le «moment 1848», ce «printemps des peuples», a été, lui aussi, paradoxal : il a revêtu incontestablement un aspect internationaliste, mais, en même temps, la naissance ou l affirmation des Étatsnations qui l a caractérisé a contribué à fractionner l Europe. Et ce fractionnement n était pas que politique et territorial, il concernait aussi les sentiments d appartenance et les mentalités : ce fut alors la naissance des «identités nationales», de la notion de «l âme» et de la mentalité des peuples, des «races» européennes, au moment où, simultanément, l humanité était, mentalement, coupée en deux par la pensée coloniale qui instaurait une distinction centrale entre Européens/«civilisés» et Autres/«indigènes». D impressionnants reculs Au xix e siècle l internationalisme restait dominant dans tous les courants de pensée progressistes de l Europe, qu il s agisse des penseurs libéraux ou des théoriciens socialistes ou anarchistes du mouvement ouvrier. Il a conduit, en 1864, à la fondation de l Association internationale des travailleurs (AIT) la I re Internationale comme, en 1889, à celle de la II e Internationale ouvrière, dont il a continué à être au centre de toute l activité. Mais l échec de celle-ci en 1914 lui a porté un coup sévère, suivi d autres chocs. Au rang de ceux-ci, son instrumentalisation par la Révolution russe après 1917, l irrésistible montée du fascisme, 35
idéologiser du nazisme et de leurs émules, puis, dans les années 1989-1991, la découverte des turpitudes du bloc communiste et son effondrement. À quoi l on peut ajouter, en France, dans les années 1950 et 1960, le naufrage de la SFIO dans les guerres coloniales, et, en Europe, dans les années 1990 et 2000, les replis provoqués par la peur du péril islamiste. Toutes ces régressions de l internationalisme ont évidemment contribué à l essor des tentations souverainistes. L ouverture aux autres langues et civilisations européennes a laissé place à des replis frileux ou apeurés. Jean-Paul Marat comme Georges Clemenceau lisaient, écrivaient et parlaient couramment l anglais ; aujourd hui, une majorité des députés de droite, suivis par quarante députés socialistes, ont été assez sots et assez nationalistes ces deux notions vont souvent de pair pour tenter d interdire que l on puisse dispenser dans les universités françaises des enseignements disciplinaires en langue anglaise. La dimension internationaliste longtemps attachée, en France comme en Europe, aussi bien aux utopies sociales les plus audacieuses qu aux théories libérales les plus pragmatiques, semble s être éteinte au profit d un souverainisme étroit, quand elle ne s est pas fourvoyée dans l instrumentalisation de l idée européenne à des fins de fermeture et de rejet. L atout diasporique Le recul de l idée d internationalisme n a pas fait l affaire des diasporas du continent européen. Elles avaient joué un rôle important dans la promotion de toutes les théories nouvelles, depuis l humanisme de la Renaissance jusqu au socialisme et au communisme, à commencer par le judaïsme européen qui a eu, de ce point de vue, une influence féconde sur le continent, du xvi e au xx e siècle. C était le plus vaste et le plus nombreux univers diasporique de l Europe. Or, depuis les pogroms de la fin xix e siècle et de la première Au Proche-Orient, Nabil et Moshe dialoguent... 36 Diasporiques nº 22 juin 2013
moitié du xx e jusqu à l antisémitisme de l URSS stalinienne et poststalinienne, en passant, bien entendu, par la tentative d extermination totale des Juifs par les nazis, cet archipel diasporique que formait le judaïsme européen n a cessé d être frappé et il a de ce fait moins été en mesure de jouer le rôle de vecteur et de catalyseur des idées nouvelles qu auparavant. D autant qu avec la création de l État d Israël, ce judaïsme européen a eu tendance à moins assumer sa fonction séculaire de passeur diasporique entre les nations et à se replier à son tour sur son propre espace national. Cela étant, le fait diasporique, en France comme en Europe, est loin d avoir aujourd hui disparu. En dehors du judaïsme, dont une partie résiste à l émergence du repli nationaliste évoqué, étranger à toute son histoire, de nombreuses autres diasporas se développent de fait, ce qui ne peut qu être positif du point de vue intellectuel, social et culturel, pour l avenir du continent. Certaines d entre elles font incontestablement peur à une bonne partie des habitants aux généalogies locales plus anciennes ; pourtant, leur présence est une chance objective pour l Europe comme pour la France. Vers un nouvel internationalisme Comment comprendre les mécanismes et les ravages de la mondialisation ultralibérale et réagir face à eux si on ne met pas en œuvre des synergies internationales? Comment combattre les paradis fiscaux si l on n invente pas des réponses internationales, si les États ne mettent pas en œuvre des règles s appliquant à l échelle mondiale? Parvenir à démystifier les illusions souverainistes, faire admettre la nécessité, en France et dans toute l Europe, de ce nouvel internationalisme, telle est la condition indispensable pour que le glissement vers l extrême droite cesse de s accentuer. Oui, le défi du xxi e siècle est bien l invention d un nouvel internationalisme! 37