Le nouvel ordre globalitaire



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Le nouvel ordre globalitaire Par Jean-Luc Mélenchon - 47

ans la conception républicaine, le citoyen est l acteur central du système politique. Car c est à lui de formuler l intérêt général qui, seul, légitime l action publique. Dans cette approche il est demandé à chacun de dire non ce qui lui parait bon pour lui-même mais ce qui l est pour tous. Le discernement qui est ici requis commence donc par une prise de distance avec ses propres intérêts autant qu avec la foule des autres intérêts particuliers, les modes du moment et les préjugés de l époque. Cette capacité de discernement est donc politiquement essentielle. Elle est censée s acquérir dans les apprentissages intellectuels de l école laïque, par l exercice d un esprit critique, la pratique des vertus civiques et l expérience sociale,. entre autres choses. C est là davantage une ligne d horizon qu un mode d emploi établi une fois pour toute. Car, bien sur, sa mise en œuvre n est pas la même selon les époques et les conditions qu elles imposent. De plus, une telle exigence ne se présente pas de la même façon selon les appartenances sociales et culturelles. Mais surtout, l environnement général dans lequel elle se présente est déterminant. Or notre temps est celui d une déformation particulière de cet environnement où les conditions requises pour exercer ce discernement civique sont rendues incroyablement plus difficile qu à n importe laquelle des époques contemporaines. La dimension subjective Mon propos concerne la force nouvelle des mécanismes par lesquels les individus sont d ordinaire conduits à adopter spontanément les règles de comportement individuel profitables pour le système politique et économique dans lequel ils vivent. Je vise ici non seulement la façon dont ils sont conduits à consentir à ces règles mais aussi le processus par lequel ils en assimilent littéralement la grammaire qui les organise.sont concernées non seulement les occasions où ils le font en quelque sorte sans le savoir mais aussi les très nombreuses fois où il s agit d un consentement actif et enthousiaste qui se croit pourtant dénué de toute implication idéologique.

Il est utile, pour le comprendre, de se référer d abord à ce que nous apprend à ce sujet le savoir de notre temps. Bien sur il faut d abord admettre que l économie ne résume pas tout ce que l on peut comprendre des comportements humains Cela enjoint notamment d admettre qu un fait social ne se donne jamais à voir «à nu» comme tel aux yeux de ceux qu il implique.tout rapport au collectif humain se présente plutôt le plus souvent à travers les significations morales, culturelles et affectives qu il implique aux yeux de ses protagonistes. Dès lors, les enjeux sociaux eux-mêmes, lorsqu ils sont identifié comme tels par ceux qu ils concernent, sont évalués d après une large palette d éléments d appréciation où ces dimensions dites «idéologiques» vont peser très lourd. Pour en parler, il faut évidemment utiliser les outils ordinaires de diverses sciences, chacune pour la part qui la concerne, comme la sociologie, l économie, la psychologie, l ethnologie et quelques autres encore. Souvent je ne ferais donc que rappeler sans originalité ce qui est déjà bien banal dans ces disciplines. Cependant, il me semble utile d en passer par le rappel de ces nombreuses évidences dans la mesure où leur utilisation ne fait plus référence à gauche. Cette occultation de la dimension «subjective» des comportements humains est tout à fait étrange quand on sait combien, dans le même temps, les partis de gauche se montrent de plus en plus gourmands d onéreuses études dites qualitatives en vue de mieux connaître ce que sont censé souhaiter «les gens» sur les sujets les plus divers... On devrait s attendre à ce que les commanditaires de telles études finissent par se dire que la compréhension des processus mentaux à travers lesquels les êtres humains s impliquent intimement dans un système pour réaliser leur socialisation à une grande importance pratique dans l action pour la transformation de la société. Surtout si l on vise le changement de l ordre établi. Pourtant, il n en est rien. Cela tient sans doute au caractère plus faiblement alternatif au système dominant des programmes actuels de la gauche. Mais il s agit surtout d une habitude qui vient de loin. Il est vrai qu un économisme grossier domine toujours largement la pensée de gauche, prolongeant ainsi dans sa conversion lamentable à la société de marché la vulgate mécaniste grossière qui s imposait déjà fréquemment à l ère calamiteuse d un certain marxisme officiel. Sur ce point, libéraux et socialistes ont souvent porté la même vision simpliste de l identité humaine. Ils la résument à son insertion, supposée consciente, dans les mécanismes économiques de la production, la répartition et la consommation des richesses.pour les uns comme pour les autres,les êtres humains sont essentiellement déterminés par leur ventre. Et s ils ont une tête ce n est que pour faire des calculs de coûts comparés. Etendu aux faits historique majeurs, la méthode ne produit rien de bon pour comprendre ce qui se passe.

Exemple lointain pour ne vexer aucun de mes contemporains : voyons comment nous sommes parfaitement capables de montrer en quoi la guerre est radicalement sans intérêt pour les peuples en 1914, sans être capable d expliquer pourquoi les appelés y vont la fleur au fusil et endurent tant de souffrances et de morts avant de se révolter. Les connaisseurs apprécieront de se souvenir que «l idéalisme républicain» du socialiste Jean Jaurès le fait assassiner parce qu il s oppose à cette guerre tandis que l ouvriérisme du non moins socialiste Jules Guesde le conduit à participer au gouvernement d union nationale qui la conduit On doit donc constater que le mécanisme global du consentement à l autorité et sa déconstruction est de longue main un angle mort dans la gauche traditionnelle. Sa réduction aux aspects strictement économiques part du préjugé mécaniste d après lequel les idées sont sans autonomie dans tous les domaines et se limitent à de simples réfractions idéelles des rapports sociaux. Un bon révélateur de cet aveuglement est la méfiance à l égard de tous les courants libertaires, la condescendance à l égard des discussions sur le contenu culturel des doctrines politiques, et un mépris de fer pour les réformes dites «sociétales«qui n engagent pas directement les taux de redistribution de la richesse produite Global et globalitaire Le point de vue que j exprime ici se situe du côté de ceux pour qui le système économico-politique actuel n est pas seulement global au sens économique ni même politique du terme mais d une façon bien plus étendue. La nouvelle phase du capitalisme dominé par la sphère financière transnationale forme un univers «sans bord», sans zone extérieure à son emprise. De la sorte, aucune activité humaine ne peut s accomplir sans que les normes de ce système ne la reformule conformément à ses propres objectifs de conservation. Ce processus concerne naturellement les grands rouages macro-économiques. Mais il implique les micros mécanismes par lesquels les individus construisent leur insertion intime dans l univers social et culturel qui les entourent. Cette articulation entre les très grandes échelles de la réalités et les très petites de l ordre intime a été considérablement renforcée dans la période, de sorte qu un mécanisme effectif à toutes les époques est devenu à présent prégnant au point de s être rendu quasiment indétectable.

C est en cela que le système peut-être qualifié de «globalitaire». L expression est formée sur le modèle du mot «totalitaire» auquel il renvoie très explicitement. Comme un système totalitaire, l ordre «globalitaire» tend absolument à inclure dans son espace normatif l ensemble des éléments qui composent la vie en société. Le mot contient donc l idée d une tyrannie en cours d installation étendue à tous les aspects de la vie en société incluant également les comportements intimes réputés libres. Cette tyrannie consiste bien sûr dans le fait que le système de contrôle social qui le soutient s exerce en tous lieux, en tous points et à tout moment. Mais aussi en ceci qu elle organise la dissimulation des moyens et des finalités de cette prégnance. Sans oublier qu elle s est également dotée d un ensemble de moyens d intervention pour disqualifier systématiquement toute pensée d alternative. Enfin l expression «globalitaire» signale aussi une manière de fonctionner. Elle signale que le caractère global du système n est pas une simple résultante des mécanismes à l œuvre en son sein.au contraire. Il s agit d une de ses caractéristiques fondatrices. L expansion permanente vers de nouvelles zones géographiques, comme vers de nouveaux compartiments d activités humaines est, de bien des façons, une de ses conditions d existence. L inclusion globalitaire La façon dont se déploie une telle dynamique a été maintes fois décrite.ainsi les économistes s accordent généralement pour montrer que le système de production et d échange doit être analysé comme un tout à l échelle du monde. A la suite de ce constat, on sait ensuite bien décrire comment ses normes percolent vers les plus petites échelles, les ordonnent et les réorganisent. De la dimension monde à celle d un pays, d une région ou d une localité on peut montrer comment, invariantes d échelle, les mêmes règles d organisation entrent en action. Il faut d abord bien repérer, contrairement à ce que l intuition suggère, que la nature globale du système et les caractéristiques qui s y rattachent préexistent aux évènements du développement local et s imposent à eux.

Le local n est bel et bien possible qu à raison de son insertion et de sa compatibilité au global. Par exemple, les délocalisations d activités productives pourtant rentables ne résultent pas des avatars du développement local mais s imposent à lui en fonction des impératifs formulés par les normes du système global. Le rapport du local au global dans ce cas fonctionne comme un processus de sélection spontanée ou, en quelque sorte, seuls les organismes individuels adaptés à leur environnement global survivent.ainsi,le global n est pas le résultat du local, il le précède, le conditionne et le valide. Du coup ce dernier est bien la donnée déterminante à partir de laquelle se construisent les autres niveaux de la réalité... Dit autrement et plus radicalement, le local est une propriété émergente du global et non l inverse comme la perception immédiate conduit pourtant à le croire Ensuite, la courroie de transmission des normes du système économique vers l individu est elle aussi largement analysée. Les rapports de production et d échange étant des rapports sociaux, on montre donc facilement comment une norme se diffuse depuis le système global vers l individu. Il s agit en effet du même processus de mise en compatibilité. Car les individus ne peuvent réaliser leur socialisation en dehors des règles et des usages qui la mettent en œuvre dans la société qui les entoure. Ces règles et ces usages leur préexistent. Ils sont conformes aux besoins de la conservation du système et en expriment les exigences à l égard des individus lorsqu ils veulent prendre part à la vie sociale. C est là un fait assez bien établi pour qu il n y ait pas besoin d en faire de nouveau l exposé. Il me semble important de souligner que dans ce processus, une autre règle s impose aussi sans nuance à chacun d entre nous. Comme nous sommes des êtres sociaux nous sommes donc du même coup nécessairement des êtres moraux. Cela signifie que nous recevons du collectif humain qui nous entoure des indications permanentes multiformes qui nous disent si ce que nous faisons est bien ou mal. Avec ces signaux, nous recevons également dans chaque cas les gratifications ou les sanctions symboliques qui s y rattachent. Si je mentionne ces aspects du comportement, c est essentiellement parce que ce sont ceux que le système globalitaire met le plus directement à contribution dans son mode ordinaire de fonctionnement.

Dressage aux normes Or c est dans ce registre de la récompense et de la punition, au sens large, que nous faisons nos apprentissages élémentaires depuis les premiers jours de notre enfance. Nous sommes à notre tour, dans le même registre, transmetteurs de normes à l égard de nos enfants. Nous sommes donc tous près à admettre le rôle fondateur de ce dressage somme toute très frustre ou la récompense et la punition sont déterminants dans leur éducation pour qu ils apprennent les bonnes normes de comportement, distinguent ce qui est mal de ce qui est bien et se protègent ainsi des mises en danger. Nous sommes cependant moins disposés à admettre que le même mécanisme aussi trivialement binaire et souvent très physique soit à l œuvre à l arrière-plan de nos comportements d adultes Pourtant il est bien clair que nous y sommes soumis tout au long de notre vie dans tous les domaines. Car lorsque l action conforme à la norme procure un sentiment de contentement à celui qui agit, on ne peut plus croire de nos jours qu il s agit seulement d une pure satisfaction intellectuelle. En effet, les neuros-biologistes nous apprennent qu il y a une réalité physique et qu un véritable plaisir est ressenti du fait de la libération dans l organisme d une dose de substances chimiques qui vient récompenser les comportements positifs. A l inverse, les comportements hors normes sont spontanément anxiogènes et accompagnés d une façon assez déplaisante de claires décharges physiques d autres substances. Mon intention n est pas de réduire le sens de nos comportements ni même l origine de leurs mobiles à leur expression chimique! Je souhaite seulement souligner la force d emprise physique d une convention sociale. La force du système globalitaire est de parvenir a inscrire les comportements de base nécessaires à son bon fonctionnement non comme une norme sociale extérieure aux individus mais comme le pur prolongement de leurs aspirations les plus intimes quel qu en soit le contenu.

Dans le règne universel de la marchandise sous les auspice de la compétition, il est demandé a chacun non de dire ce qui lui parait désirable en général mais au cas très particulier de celui à qui la question est posée. Est juste et bon ce que je crois juste et bon pour moi. Je suis la source exclusive de la définition du bien et du mal. Mes tourments comme mes récompenses sont de l ordre de l immédiat plutôt que des lendemains qui chanteraient ou de quelque au-delà que ce soit. Tout est donc dans l immédiat, l abrogation de la distance à soi et aux autres. Dans l ordre des valeurs désirables, toute la puissance est au point zéro, celui de l immédiateté, où il n y a ni espace ni temps. Ce qui vaut dans la sphère financière où le temps et l espace nul de la transaction électronique domine tous les autres vaut, invariant d échelle, jusqu au cœur de l être humain. Là une émotion venant plus vite est préférée à un raisonnement et une pulsion sera préférée à une émotion parce qu elle est encore plus immédiate. Dès lors, le système globalitaire nous colle à nous-même dans ce que nous avons de plus frustre et élémentaire, précisément là où les mécanismes de contrôle spontané les plus violents sont à l œuvre. Par arborescence, des milliers de comportements induits nous lient comme par une force d évidence aveugle à cette source fondatrice de notre enchaînement au système. Sommes nous scotchés dans cet enchaînement primaire? Oui, très largement. Cela d autant plus vigoureusement que nous n en sommes pas conscients et que nous admettons ce qui va de soi sans nous demander pourquoi précisément cela va de soi. Comment s en arracher? Rompre la chaîne La prise de conscience est évidemment l acte clef. Cette expression signifie d elle-même un acte volontaire. Quel peut être le mécanisme qui l impose? D une façon générale, on voit bien que c est au moment où la norme dominante entre en contradiction avec la motivation personnelle singulière que l esprit est contraint de prononcer un arbitrage. Il est rare qu il soit sans implication concrète. C est pourquoi l action collective, la lutte étaient considérées à gauche comme l école de base pour la formation d une conscience critique effective à l égard du système dominant. L entrée en lutte implique de fait la rupture concrète des subordinations antérieures et la formation de solidarités choisies à la place des liens imposés.

Au total, il s agit bien d une déconstruction des mécanismes les plus fins du dressage social dominant. C est bien pourquoi la lutte sociale s est le plus souvent, spontanément, elle-même mise en scène, «donnée à voir» en image comme en musiques et en chants. Par ces moyens, elle se donne davantage de force en consolidant sa dimension spécifiquement humaine, c est-à-dire affective. Elle se valide en tant qu altruisme porté par le groupe au delà de chacun des individus qui le composent. La tradition française, née de l histoire concrète de la révolution de 1789, qui unit continuellement le sens particulier d un combat particulier contre une injustice particulière à une signification de principe universelle donne à la culture de lutte une véritable dimension de contre-modèle social global. C est pourquoi les carnets de chants et la mémoire populaire ont été si longtemps un patrimoine et un enjeu spécifique de l action politique elle même. En effet, dans la mesure où ils constituaient le premier outil d éducation populaire disponible ils validaient culturellement l esprit d insoumission sociale en tant que comportement individuel gratifiant. Ses adversaires ne l ont jamais perdu de vue et ont organisé leurs contre-feux sur le même terrain. A notre époque, les outils du dressage social ont considérablement étendu leur rayon d action. En fait le fonctionnement du système économique dominant a étendu son emprise à de très nombreux domaines qui demeuraient hier hors de sa sphère d intervention. L obligation de consommation marchande et l apprentissage des codes qui vont avec a gagné un terrain immense. Le système dominant est donc contraint, du point de vue de son propre fonctionnement, d opérer un brassage permanent des normes qu il met en vigueur pour assurer sa conservation. Quelques mots à ce sujet. La normalisation permanente Dans les sociétés traditionnelles (dites holistes) du passé l apprentissage des normes sociales dominantes se faisait une fois pour toutes à travers les rites et symboles de passage aux diverses étapes et situations du développement personnel tel que les prévoyait la société. On sait combien la nostalgie de ces rites de passages est forte de nos jours encore, sans doute parce qu ils répondent à un besoin très profond pour l identité humaine. Dans la mesure où les sociétés du passé ne changeaient pratiquement pas durant plusieurs générations, l acquisition des normes se stabilisait solidement. L apprentissage, parfois présenté comme initiatique, la tradition et le contrôle social quotidien des uns sur les autres pourvoyaient à cette stabilité. On suppose que ceci s opérait d autant plus facilement qu il s agissait de groupes humains restreints en nombre ou géographiquement bien délimités.

Cette description concerne 99% de l histoire effective de notre espèce. Pour les innombrables générations qui ont vécu ces âges quasi immobiles du temps profond, le lien entre la conservation des rôles sociaux et les comportements afférents se présentait comme le moyen même de survie des individus. Le système social qui les réunissait en collectivité pouvait sans difficulté se présenter sa conservation comme le moyen de la survie individuelle parce qu il l était réellement à maints égards. Evidemment, notre société en est rendue à un tout autre point. Elle est faite bien autrement. Elle est ouverte du fait même du nombre des êtres humains et de l intensité des communications établies entre eux. Et, surtout, de l extrême étendue de la division du travail découlant du haut niveau de développement technique impliqué par le mode de vie des pays du centre. Mais il y a une caractéristique essentielle à l œuvre dans notre contexte. Il s agit du modèle d accumulation qui l anime. Il invite de façon très contraignante chacun à des consommations changeantes pour garantir l expansion et la croissance du système productif. Il faut donc que fonctionne aussi très activement un système de production et d apprentissage permanent de normes de consommation et de comportement qui accompagnent ces changements. Il faut même que le changement deviennent en soi une demande sociale permanente quand bien même il n a souvent aucune utilité sociale particulière. Il est essentiel de bien comprendre que cette machine à remodeler les habitudes n est pas l effet d un excès du système mais la condition même de son existence. La machine à produire de la norme comportementale doit donc bénéficier d un puissant appareil de rebrassage des esprits, dont le contenu est actualisé en permanence notamment dans les injonctions de l industrie du spectacle et de l information. Elles permettent une normalisation mentale et comportementale bien aussi active et prégnante à notre époque que le furent dans le passé les grands appareils normatifs de la tradition et de la religion. Mais parce que les prescriptions changent sans cesse, nous sommes le plus souvent incapables de repérer ce qu elles affirment en permanence sous des habillages différents. Nous perdons de vue de la même manière l escalade d audace à laquelle il est procédé dans l injonction de normes les plus grossièrement typées.

Certes, chacun reçoit ses consignes de manière différente. Mais on repère assez facilement la place essentielle qu occupent, à l origine de tous les dispositifs de transmission, les grands appareils des industries du spectacle, de l information, de la publicité et de la mode. Dans de nombreuses occasions ils sont d ailleurs ostensiblement coordonnés quand ils ne se trouvent pas tout simplement fusionnés. Mais naturellement, ces appareils ne se contentent pas de fonctionner sur le mode de l injonction directe. Les prescriptions officielles sont ensuite implicitement déclinées comme autant d évidences de «bons«comportements dans de toutes autres situations, les plus diverses. Je pense par exemple au contenu implicite des questions d un journaliste, les attitudes des héros de sit-com, et par conséquent la foule des habitus distillés par tous les canaux de l imitation qu en font des millions d individus autour de chacun de nous.il est facile de reconnaître rapidement la part que prend dans la normalisation des individus leur imprégnation par des répétitions de ce type. Mais il importe de reconnaître cependant qu il ne s agit pas ici seulement d un vulgaire conditionnement «extérieur«. Il y a davantage, si l on tient compte de l appétit des individus pour ce qui est apprécié par leurs congénères comme je l ai mentionné en commençant mon propos. En fait, les individus se portent d eux mêmes au devant de ces normes. Ils veulent apprendre à les reconnaître pour s y conformer personnellement. En effet, c est à cette condition qu ils savent pouvoir réussir une socialisation valorisante et recevoir les gratifications symboliques qu ils attendent du regard des autres. Des milliers de règles comportementales, directement corrélées à la reproduction des conditions favorables à la protection et au développement de l emprise du système global sont ainsi diffusées et digérées sur ce mode. Elles sont mises en œuvre avec enthousiasme, méthode et application par des millions d individus. Ils ont le sentiment intime d agir ainsi librement et dans leur intérêt très personnel le mieux compris. La jouissance qu ils en tirent est assez intime pour les installer fermement dans le sentiment d agir indépendamment de toute contribution au maintien de quelque ordre extérieur à euxmêmes que ce soit.

La force silencieuse Je crois utile d insister sur la prégnance de tels mécanismes quand bien même ils sont parfaitement invisibles et reposent davantage sur des postures mentales que sur un quelconque code ou règlement ouvertement prescrit et contrôlé. La force inouïe d injonction que peut avoir dans une société une règle non-dite, même lorsqu elle n est jamais énoncée où que ce soit d une façon si peu que ce soit explicite, est magnifiquement mise en lumière par exemple dans une des superbes enquêtes de Jean-Paul Kauffman : celle concernant la pratique finalement ultra-codifiée des seins nus sur la plage. Les lieux autorisés, les conditions précises de la pratique en position couchée ou debout, et combien d autres normes très détaillées sont très strictement définies, connues de toutes et tous, formellement respectées sans avoir jamais été énoncées nulle part et par personne! Naturellement la transmission de ces normes ne tombe pas du ciel. Elle s opère de façon très concrète et d ailleurs très vigilante par le regard et les réactions, verbales ou non, des voisins de plage, familiers ou inconnus, femmes autant qu hommes, pratiquantes des seins nus ou non, jeunes ou vieux, conférant par là même une terrifiante force d évidence universelle à l injonction qu ils formulent tous ensemble. Au cas précis, le code ainsi véhiculé trouve bien sur son origine dans une large palette d autres conventions sociales. Et à leur tour, celles-ci s alimentent à de multiples sources. Naturellement, ce processus d arborescence ne se déploie pas d une manière aléatoire. Au contraire, nous voyons facilement comment la sélection des matériaux utilisés est elle-même socialement déterminée. Le maintien de l ordre intime Il est bien évident que la production de normes comportementales de tous ordre de rites et de symboles balisant de repères l espace de l activité humaine n est pas spécifique à notre époque. De bien des façons, on peut même dire qu il s agit de ce qu il y a sans doute de plus proprement et irréductiblement humain dans la manière d agir de notre espèce pour garantir la survie de ses membres à tous les points de vue. Que cela se fasse en relation étroite avec les exigences de conservation du système économique social et politique dominant n est pas non plus une nouveauté.

A chaque époque correspond donc un modèle particulier d inclusion globale des individus dans le système au sein duquel ils prennent leur place. Ce modèle peut et doit être interpellé du point de vue des valeurs qu il véhicule. Pour une pensée moderne, à la suite des Lumières, dans une conception laïque des rapports humains dans le système social, il importe aussi d apprécier dans quelle mesure ces rapports peuvent être considéré comme libres, c est-à-dire résultant d une adhésion volontaire raisonnée des individus qui s y intègrent. Car ce qui est en jeu dans cette appréciation c est la part d émancipation de la personne que le système politique et social rend possible. Dans le système globalitaire actuel, celui du nouvel âge du capitalisme, le dispositif d inclusion repose tout entier sur l idée qu il n existe pas en tant que système. Il se présente comme la réponse spontanée et naturelle aux besoins les plus intimes et les plus différenciés ressentis par chacun de nous, même quand nous sommes nous-mêmes incapables de les formuler clairement. Le système parvient à se rendre indétectable alors même qu il a lui-même entièrement suggéré la forme de ces besoins en les formatant avec un souci du détail sans équivalent dans les modes précédents de domination culturelle. Paradoxalement, en apparence, c est parce que cette normalisation ne se réclame d aucune transcendance ni d aucun principe d autorité, et que le plus souvent elle donne à voir comme une évidence, qu elle est si difficile à reconnaître en temps que norme arbitraire. En même temps, le système suggère qu il est un modèle libérateur de l individu puisqu il se dédit entièrement à la satisfaction de ses besoins strictement et intiment personnels. La conscience de soi qu il suggère alors, définie par la capacité à exprimer des goûts personnels différents dans tous les domaines, est bien une conscience enchaînée. Enchaînée dans la mesure où elle ne peut s exprimer qu en refusant toute prise de distance à soi, qui est pourtant le début de la conscience critique, de la capacité de discernement et du sens civique. La nouveauté est bien sûr dans la profondeur du champ humain impliqué. Le modèle libéral ne cache pas qu il a étendu ses prétentions normatives à des domaines où il n avait pas de place jusque là. Le nombre des secteurs d activité soumis à la marchandisation va croissant. La nature de ce qui est impliqué bouleverse l idée que l on se faisait d un nombre considérable de choses. Ainsi par exemple de la brevetabilité du vivant. Ou de la marchandisation du savoir. Chaque fois, les atavismes les plus profonds semblent pris à revers. Puis une force d évidence semble s imposer, comme le fait la réglementation muette concernant les seins nus sur la plage. Chaque étape se présente comme une arborescence des consentements implicites précédents. En le sachant on peut remonter à la source initiale.

Un front de lutte Si la nouveauté est seulement dans le mode opératoire de la domination, si prégnant qu il soit, comment se fait-il qu il faille se battre à gauche pour faire admettre l existence d un tel mécanisme? Pourquoi semble-t-il qu il faille reconquérir de haute lutte le droit d en analyser à la fois le contenu mais aussi les modes de conservation et de propagation? Pourquoi parait-il illégitime d en faire un objet de l action politique et pas seulement de la réflexion contemplative? C est pourtant le cas. S il en est ainsi c est que le mécanisme d aliénation des conscience s est assez perfectionné pour s être rendu très largement indétectable comme c est une exigence de performance pour lui. C est aussi qu il dispose de relais sociaux assez nombreux et motivés pour accomplir non seulement son œuvre effective de normalisation des consciences individuelles mais aussi le travail de dissimulation de son propre fonctionnement. Dés lors l émancipation appelée par l idéal socialiste exige que ce constat ouvre un champ de lutte littéralement culturel. La gauche républicaine doit le porter. Le républicanisme socialiste le premier doit se préoccuper en effet de la normalisation inacceptable que cet état de fait introduit dans les consciences alors même que tout son raisonnement repose sur le pouvoir des citoyens à formuler librement ce qu est l intérêt général. Pour le faire, il faut évidemment d abord intégrer l idée qu il s agit bien d un front de lutte, nécessitant à la fois volonté d engagement, capacité à nommer ses adversaires et à décider de ses moyens particuliers d intervention.