AU SUJET DU NARCISSISME DES PETITES DIFFÉRENCES Wilfrid Reid Le 17 mars dernier, notre collègue Jacques Vigneault présentait à la S.P.M. un texte en deux parties : la première intitulée «Pour introduire la notion freudienne de narcissisme des petites différences dans l individuel et le collectif», la seconde «Guerres fratricides et identités meurtrières». Soulignons, d entrée de jeu, que la notion freudienne réfère à une certaine modalité de narcissisme où la présence de petites différences entre soi et autrui génère des effets délétères, une modalité qui implique une perturbation narcissique. En ce sens, Jacques Vigneault (p.14) cite Gilbert Diatkine 1 qui propose une hypothèse fondamentale : le sur-moi serait très sensible aux vicissitudes du narcissisme et se laisserait facilement dérouter par les différentes formes de perturbation narcissique. Un postulat théorique Comment peut-on concevoir cette perturbation narcissique? Pour ce faire, notre collègue apporte une précision intéressante : «La différence, c est l écart, le nonidentique, la séparation et la distinction dans l espace et le temps» (p.20). De là, il nous est loisible de postuler que cette perturbation narcissique aurait partie liée avec une difficulté à instaurer un écart dans l image de soi entre une partie aimable et une partie non-aimable voire une partie haïssable de soi. D où la présence d un certain
2 paradoxe : si, selon l expression populaire, le moi est haïssable, il le serait d autant plus que le sujet tolère mal la présence en lui d une partie haïssable. Et Freud de s interroger : «Pourquoi une si grande sensibilité devrait-elle s être jetée justement sur ces différences de détail, nous ne le savons pas; mais on ne saurait méconnaître que dans ce comportement des hommes se révèle une propension à la haine, une agressivité dont la provenance est méconnue et à laquelle on aimerait attribuer un caractère élémentaire» (Freud, 1921) 2, cité par Jacques Vigneault (p.4). Le moi-plaisir purifié Doit-on retenir l idée d un caractère élémentaire de la haine? Notons d abord que si Freud fait état ici d une certaine ignorance, ailleurs il nous suggère cependant une piste de réflexion utile. Dans Pulsions et destin des Pulsions, au temps théorique du moi-plaisir purifié : «L externe, l objet, le haï seraient, au tout début, identiques». Et Freud de poursuivre : «L objet se révèle-t-il plus tard source de plaisir, il est aimé mais également incorporé au moi, si bien que, pour le moi-plaisir purifié, l objet coïncide malgré tout de nouveau avec l extérieur, le haï» (Freud, 1913) 3. La dualité amour-haine «L externe, l objet, le haï seraient au tout début, identiques». Tel serait l avers dont le revers, paraphrasant Freud, pourrait se formuler ainsi : l interne, le sujet, l aimable, seraient, au tout début, identiques. De là doit-on nécessairement postuler le caractère élémentaire de la haine? D une part, le temps théorique du moi-plaisir purifié
3 renvoie à une forme inchoative du narcissisme du sujet. D autre part, la notion de moiplaisir purifié s inscrit dans un état de la théorie qui est antérieur au tournant de 1920. Freud, somme toute, est demeuré assez silencieux sur les rapports entre les aléas de la pulsion de mort et le destin du narcissisme; néanmoins, Jacques Vigneault relève chez lui une proposition très pertinente en regard du narcissisme des petites différences. «Pour toute réponse, le lecteur est renvoyé à une note en bas de page l informant d un écrit récemment publié, «Au-delà du principe de plaisir» (1920), où la polarité aimer-haïr est arrimée avec l hypothèse d une opposition entre pulsions de vie et de mort» (Jacques Vigneault, p.5) 4. Néanmoins, l arrimage entre ces deux dualités peut se concevoir sans apparaître simplement comme des couples d opposés. La notion d ambivalence Ces considérations nous conduisent à revisiter la notion d ambivalence en lui reconnaissant un double statut descriptif et métapsychologique. Le plan descriptif réfère à l utilisation du terme dans le discours clinique courant. Le plan métapsychologique renvoie à un destin heureux de l intrication pulsionnelle. Dans le discours clinique, la notion d ambivalence comporte toujours une connotation négative. Elle signe souvent une primauté de la haine sur l amour. Au plan métapsychologique, la notion d ambivalence possède plutôt une connotation positive : l accès à l ambivalence affective constitue le marqueur d un processus de maturation dans la mesure où l intrication pulsionnelle implique une intrication des sentiments d amour et de haine :
4 «C est à partir des rencontres intermittentes entre mère et enfant que les fonctions de l objet vont aider à l intrication des sentiments d amour et haine, aussi bien qu à celles en rapport avec la construction et la destruction, sur le mode d oscillations des expériences plaisantes et déplaisantes» (André Green, 2002, p.240) 5. Dans cette perspective, il nous semble utile de remettre au travail la proposition présentant la dualité pulsion de vie pulsion de mort et la dualité amour haine comme figurant UNIQUEMENT des couples d opposés. Il est permis de penser que ces deux dualités forment SIMULTANÉMENT des couples d opposés et des couples complémentaires. Car, si dans l une et l autre, les polarités respectives s opposent, en même temps, elles se nourrissent l une l autre; la liaison nécessite la déliaison pour rendre possible la reliaison. Pour chacune des deux dualités, les deux polarités s articuleront sur le mode de l Aufhebung, un processus qui permet, à la fois, de conserver et de dépasser une contradiction. Nous quittons ici une logique binaire du tiers exclu pour rejoindre une logique ternaire du tiers inclus (Reid, 2015) 6. Là comme ailleurs, la théorie métapsychologique prend racine dans les postulats fondamentaux de la théorie clinique. Aussi, il n est pas inintéressant de mettre en parallèle les conceptions respectives de l amour maternel chez Freud et Winnicott. Comment l un et l autre conceptualisent-ils les «rencontres intermittentes mère et enfant»? (André Green, 2002). Winnicott 7 nous le rappelle : Freud postule l existence possible d un amour maternel qui serait dépourvu de toute ambivalence. Il est vrai cependant que cette situation présumée favorable pour l enfant ne serait que l apanage de l enfant mâle.
5 Pour Winnicott, la mère suffisamment bonne se doit de faire une place à la haine tant dans sa relation avec l enfant que dans la relation de l enfant avec elle. Les destins de l idéalité En introduisant le concept de narcissisme dans la théorie, Freud dessine une voie heureuse de l idéalité narcissique : «Il [le moi infantile] ne veut pas se passer de la perfection narcissique de son enfance il cherche à la regagner sous la nouvelle forme de l idéal du moi. Ce qu il projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance, en ce temps-là, il était lui-même son propre idéal» (Freud, 1914) 8. Si, au plan terminologique, Freud ne sera pas toujours fidèle à la distinction entre ces deux instances, il n en pose pas moins ici les linéaments d un passage du Moi idéal à l Idéal du moi. Si le moi-plaisir purifié représente un temps théorique important dans la construction du narcissisme, il se doit d être dépassé, tout en étant conservé pour permettre au sujet l accès à l altérité de l autre et partant à l autre comme sujet. Roussillon 9 dira comment la relation au double, soit la relation à un semblable à soi, tout en étant autre, sera une condition nécessaire pour le dépassement-conservation du moi-plaisir purifié. Jacques Vigneault (p.5) nous le rappelle : «L amour de soi ne trouverait donc sa limite que dans l amour pour l étranger, l amour pour les objets». Concurremment, dans le narcissisme des petites différences, l amour de l étranger, l amour pour les
6 objets, seraient réduits à l extrême limite, voire seraient réduits à disparaître de par l absence de limite à l amour de soi. Notes et références 1. Diatkine, G. «La cravate croate : narcissisme des petites différences et processus de civilisation», Revue française de psychanalyse, 4/1993, pp.1057-1072. 2. Freud, S. (1921), «Psychologie des masses et analyse du moi», Œuvres complètes, XVI, P.U.F. 3. Freud, S. (1913), «Pulsions et destins de pulsions», Œuvres complètes, XIII, P.U.F. 4. Note : il est classique, en psychiatrie, de présenter la symptomatologie de la schizophrénie selon E. Bleuler sous la formule des «quatre A» soit l autisme, l apathie, les associations défectueuses et l ambivalence. 5. Green, A. (2002), «Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine», P.U.F. 6. Reid, W. (2015), «The use of an object : Winnicott and ternary thought», in Playing and reality revisited, a new look at Winnicott s classic work, Edited by Gennaro Saragnano and Christian Seulin, Karnac, London, Great Britain. 7. Winnicott, D.W. (1947), «La haine dans le contre-transfert», De la pédiatrie à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, Paris, 1969.
7 8. Freud, S. (1914), «Pour introduire le narcissisme», La vie sexuelle, Bibliothèque de psychanalyse, P.U.F., Paris, 1970. 9. Roussillon, R. (2001), «Le transitionnel, le sexuel et la réflexivité», Dunod, Paris.