LA TRADUCTION, FACTEUR CLEF DE LA MODERNISATION : LE CAS DU JAPON DE MEIJI



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Transcription:

Nobutaka MIURA LA TRADUCTION, FACTEUR CLEF DE LA MODERNISATION : LE CAS DU JAPON DE MEIJI Permettez-moi de me présenter rapidement, parce que je suis le seul asiatique du colloque et que j ai peur que vous ne me preniez comme un intrus. Je suis professeur de français à l Université Chûô à Tokyo. Je suis très heureux d être présent au troisième colloque international du CIDEF-AFI, d autant plus qu il est organisé dans un lieu hautement symbolique comme Alexandrie. J ai été présent au colloque de Paris en 2001, j ai été également à Québec en 2003. Je tiens donc à remercier chalereusement les organisateurs du colloque, en particulier Michel Tétu que j ai eu le plaisir de rencontrer en Martinique en 1999 et qui m a fait l amitié en me conviant à son rendez-vous avec Aimé Césaire dans le bureau du maire honnoraire de Fort de France. Depuis, je suis devenu correspondant de la revue L Année Francophone Internationale. Je contribue régulièrement une page ou deux sur le Japon qui n est pas un pays francophone mais auquel la revue réserve très généreusement une place. Pour introduire à mon propos, je voudrais préciser que mon travail d enseignement et de recherche porte sur ce que les Anglo-Saxons appellent french studies, études françaises interdisciplinaires, mais placées dans la perspective comparatiste. Par exemple, le mois dernier, j ai été invité par l EPHE de Paris à enseigner sur les questions de laïcité et de séparation au Japon. J ai contribué l an dernier à Hermès, la revue du CNRS, dans son numéro

consacré à la mondialisation et la francophonie, une petite étude comparant trois modèles d intégration de la société multiethnique. Il s agit du modèle républicain français, du modèle multiculturaliste nord-américain et du modèle antillais du métissage et de la créolisation. Je ne me sens donc pas mal à l aise dans la table ronde qui nous réunit pour discuter des problématiques de la traduction et de la créolisation. En effet, la traduction comme la créolisation présupposent le contacte des cultures et des langues. La traduction comme la créolisation illustrent chacune à sa manière comment le Même fait du commerce avec l Autre, comment l identité se découvre et se construit au contact avec l altérité par un processus très complexe d échanges et de transformations. Celà dit, je ne minimise pas la difficulté de la traduction interculturelle. Loin de là. Je cite deux exemples. Le mot laïcité n a pas son équivalent dans d autres langues. Il est Il est traduit en anglais par secularism, mais ce n est pas la même chose. La laïcité française est mal comprise. Considérée comme anti-islam dans des pays musulmans, elle est perçue, dans des pays anglo-saxons, comme le contraire de la tolérance religieuse. Inversement, le multiculturalism anglo-saxon n a pas de bonne presse en France, il est assimilé au communautarisme des minorités ethniques, destructeur de l unité indivisible de la République. Je pourrais évoquer encore le mot créolité. Quand il est traduit en anglais par creoleness, il a perdu son sens de métissage linguistique et culturel créateur et de l identité mosaique et plurielle. La créolité-creoleness est réduite à une simple revendication identitaire d une certaine catégorie ethnique au même titre que blackness ou whiteness. La traduction est un vecteur important du dialogue des cultures, parce

qu elle rend possible la translation, la transmission du savoir et de la pensée d un autre système civilisationel. Mais la problématique de la traduction est immense, parce qu elle met en jeu la dialectique de l identité et de la différence. Veuillez m excuser d avoir été trop long dans mon introduction. Mon exposé s inscrit dans la thématique du colloque qui est «la transmission des connaissances et des cultures», et plus spécifiquement dans celle de «la traduction comme vecteur essentiel de la transmission». Je voudrais examiner la problématique de la modernisation des régions non-occidentales par les efforts de transfert et d appropriation du savoir occidental. Et pour ce faire, je m appuyerai essentiellement sur les expériences du Japon de Meiji. Meiji est le nom de l empereur qui a régné sur l empire émergeant en Extrême-Orient à partir de 1868 jusqu à 1912. Personne ne peut igoner le rôle extrêmement important de la traduction comme courroie de transmission aussi bien que comme moyen d appropriation des cultures et des savoirs. Le Japon est un des rares pays qui, échappant au sort de la colonisation, ont sauvegardé leur indépendance. Les puissances occidentales arrivaient jusqu en Extrême-Orient au milieu du 19 e siècle. La guerre d opium date de 1840-1842 marquant le début de la subordination de la Chine aux forces occidentales. Le Japon est obligé de s ouvrir à l extérieur en 1854 sous la menace des canons américains. Après la Restauration du pouvoir impérial en 1868, le Japon s engage résolument dans la voie de modernisation par l assimilation du savoir et du savoir-faire de l Occident. Beaucoup de savants et d engénieurs américains et européens sont engagés et beaucoup de jeunes talents sont envoyés

en Occident pour étudier. Mais c est la traduction massive des ouvrages des langues euroépennes qui a rendu possible le transfert des techniques relevant de tous les domaines stratégiques. La traduction a été un des deux facteur clef qui expliquent la construction d un Etat moderne et le développement industriel. L autre en est la mise en place du système éducatif de l école primaire jusqu à l université : l enseignement obligatoire pour l alphabétisation de la masse populaire et l enseignement supérieur pour la formation des élites intellectuelles. Très important à remarquer est le fait que ce travail gigantesque de traduction n est pas effectué à partir d une seule langue mais à partir de plusieurs langues européennes, essentiellement de l anglais, du français, de l allemand. C est ces rois langues qui sont les plus étudiées dans les lycées et universités. La longue tradition des études chinoises et la pratique plus récente de la traduction à partir du néerlandais avaient sans aucun doute préparé le terrain pour cet essor de la traduction à l ère Meiji. Il faut rappeler à cet égard la situation des études scientifiques et littéraires au Japon avant son ouverture à l Occident au milieu du 19 e siècle. C est au cours du 18 e siècle que l on assiste au développement des études et des recherches. A côté des études chinoises (Kangaku) déjà traditionnelles, les études hollandaises (Langaku) et les études nationales ou japonaises (Kokugaku) ont connu un certain essor. L archipel était replié sur lui-même depuis le début du 17 e siècle en interdisant la diffusion du christianisme. Pendant deux siècles et demi de la fermeture, le Japon a connu une stabilité politique et un développement économique quoiqu endogène. Le pays était comme un vase clos mais poreux, qui

n était pas totalement imperméable à la chose extérieure. D abord, les études chinoises qui sont les plus anciennes des trois. Appelées également études confucianistes (Jugaku) en raison de leur tradition philosophique et morale, elles constituèrent à la fois la source de la culture de la classe dirigeante et l idéologie dominante du Shôgunat. Elles faisaient partie du cursus des «écoles des fiefs» (Hankô) destinées à la formation des jeunes samuraïs. Les études chinoises étant l équivalent de ce que signifiaient les études du grec et du latin pour les élites occidentales, la culture des classiques chinois est resté longtemps un signe de distinction pour les hommes cultivés. Il conviendrait de préciser que le japonais n est pas une langue de la même famille que le chinois : ce sont deux langues complètement différentes. Mais les Japonais ont introduit dès le 6 e siècle le système d écriture chinois pour transcrire leur langue. Ils ont même inventé, à partir des idéogrames chinois, une sorte d alphabet syllabique que les Chinois ignorent. L emprunt de l écriture chinoise constitue déjà un schéma paradigmatique qui illustre bien le procédé japonais de la translation du savoir par le greffe. La traduction n est pas une reproduction mimétique mais une translation du savoir d une culture à l autre. Le savoir greffé sur le sol d acceuil connaîtra un développement autonome par rapport à son origine. Le deuxième courant du 18 e siècle japoanis est les études hollandaises. Vous n êtes pas sans savoir pourquoi le gouvernement du Shôgun a promulgué une série de décrets dans les années 1630 pour fermer complètement le pays. Les seuls Pays-Bas, parmi les nations européennes, furent autorisés à commercer avec le Japon au comptoir de Nagasaki. Ce choix est explicable par le fait que les Pays-Bas étaient la nation commerçante la plus prospère au début du

17 e siècle et qui, de plus, n avait pas d ambition affichée de prosélytisme religieux. Le comptoire hollandais de Nagasaki est ainsi devenu la seule fenêtre du Japon ouverte sur l Occident. Voilà pourquoi History of Japan (version anglaise en 1727) d Engelbert Kaempfer, médecin allemand engagé au comptoire hollandais en 1690, restait l unique source d informations sur le Japon pour Montesquieu, Voltaire, Kant et pour les philosophes des Lumières en général. Dans le sens inverse, tout le savoir occidental passait par le néerlandais. La traduction laborieuse achevée en 1774 de l ouvrage allemand Anatomische Tabellen à partir de sa version néerlandaise, illustre bien le développement des études hollandaises durant l époque d Edo. Edo est l ancien nom de Tokyo pendant deux siècles et demi de fermeture du pays. Enfin, le troisème courant est les études nationales ou les études japonaises. Ce courant trouve sa meilleure défense et illustration dans les travaux de Motoori Norinaga (1730-1801). Il se consacra à l étude philologique des grands classiques comme le Roman de Genji (début du 11 e sciècle) ou le Kojiki, chronique des choses anciennes (712), pour revaloriser le «yamato-gokoro» (âme japonaise) au détriment du «kara-gokoro» (esprit chinois). Les études nationales représentent en quelque sorte un mouvement de retour à la source originelle. Elles sont nées pour répondre au besoin d identifier ce qui est proprement japonais par rapport à ce qui provient de la civilisation chinoise. Les études japonaises revalorisent le shinto ancien, la croyance animiste qui constitue le soubassement le plus profond du culte des Dieux chez les Japonais avant même l introduction du bouddhisme. Et pour ce faire, les études nationales se sont appliquées, un peu comme le Romantisme

allemand, à remonter jusqu à des textes les plus anciens et les plus authentiquement japonais. L esthétique de «mono-no-awaré» (sentiment poignant du beau éphémère) est ainsi défini par Norinaga. Le panorama général ainsi brossé explique le contexte historique dans lequel émergent les études occidentales (Yôgaku) à la fin de l époque d Edo. Rien d étonnant à ce que ce soit souvent la dernière génération des édudes hollandaises qui se convertit, après l ouverture du pays, soit à l étude de l anglais (Eigaku) soit à l étude du français (Futsugaku). Le Bureau d enquêtes sur les livres étrangers (Bansho-sirabédokoro) créé par le Shôgunat a mis en place le service de l anglais en 1860 et celui du français en 1861. Fukuzawa Yukichi qui s était beaucoup investi dans les études hollandaises d abord à Nagasaki, ensuite à Osaka, se met à étudier l anglais dès qu il constate au port de Yokohama ouvert en 1859 que ce n est pas le néerlandais mais l anglais qui est la langue international du commerce. Il demande à participer à la première mission officielle du Shôgunat envoyée aux Etats-Unis en 1860, chargée d apporter à Washington la lettre de ratification du traité nippo-américain signé deux ans auparavant. Fukuzawa sera de retour avec le Webster, le premier dictionnaire anglais importé au Japon, et transformera son école des études hollandaises d Edo en école des études anglaises qui deviendra plus tard l Université Keio, une des plus prestigeuses universités privées au Japon. Peu de temps après, en 1861, Fukuzawa fera partie d une autre mission du Shôgunat envoyée cette fois en Europe où il rencontrera à Paris Léon de Rosny (1837-1914) avec lequel il se noue d amitié. Rosny sera le premier professeur de japonais à l Ecole des langues orientales dans les années 1860 (le cours du japonais créé en 1863 et la chaire du japonais en 1868).

Mais il n aura jamais eu l occasion de visiter le Japon. Bien qu anglophone, Fukuzawa étudie l Histoire de la civilisation en Europe de Guizot en traduction aussi bien que l ouvrage de Thomas Buckle, historien britanique, pour écrire son propre Traité de la civilisation (Bunmeiron-no-gaïryaku, 1875). Le modèle à suivre pour le Japon qui veut se moderniser n est plus la civilisation chinoise mais la civilisation occidentale. L objet de l étude et la cible de la traduction ne sont plus les classiques chinois mais les traités de langues européennes. Dès le début de Meiji, le changement du cap s oppère. Les études occidentales prospèrent, constituant le socle de l enseignement et de la recherche universitaires. Pour traduire les langues européennes en japonais, il fallait créer des mots nouveaux. Il fallait créer les mots pour dire philosophie, société, liberté, égalité, droit, physique et chimie. Il fallait moderniser la langue nationale sur le plan lexical aussi bien que sur le plan syntaxique. Le japonais moderne est construit à mesure de traduire et avec beaucoup d apports des langues européennes. Même les études nationales et japonaises s inspirent des écoles occidentales pour se restructurer comme discipline scietifique. Mais il faut remarquer que les tenants de l occidentalisation et les défenseurs de l identité culturelle japonaise ne cessent de s affronter au cours de 150 ans qui ont suivis l ouverture du pays au milieu du 19 e siècle. De plus, il ne faut pas oublier que la modernisation du Japon a été menée sous la devise «Ame japonaise, techinique occidentale». Tentative schizophrénique, faut-il dire, car le Japon de Meiji se fixait comme objectif de se hisser au rang des puissances occiedentales sans s assimiler complètement à la civilisation occidentale. En un mot, il

s agissait là des efforts de l appropriation tout en évitant l acculturation. Or, quelle est la place qui revient à la langue et à la culture françaises dans le courant d études occidentales? Le français est enseignée longtemps avant l ouverture du pays d abord à Nagasaki par des Hollandais francophones. Le premier dictionnaire français-japonais Futsugo-meiyô de Murakami Eishun est publié en 1864. La première école de français digne de ce nom ouvrira ses portes à Yokohama en 1865 sous Mermet de Cachon des Missions étrangères de Paris. Les années 1860 marquent ainsi un tournant important dans l hisoire des études occidentales au Japon. Mais à partir de la défaite de la France dans la guerre de 1870 contre la Prusse, l étude de l allemand prend de plus en plus de poids, le Reich allemand devenant une référence phare du développement industriel, militaire et scientifique. La première constitution du Japon moderne, celle de 1889, est d inspiration de la constitution allemande. Ce multilinguisme avant la lettre mérite une mention spéciale, comparé avec le monolinguisme subi des pays colonisés qui se voient imposer la langue du pays colonisateur. Le français pour l Algérie, l anglais pour l Inde, pour ne citer que ces deux exemples. Il m est arrivé de visiter une grande librairie à Rabat au Maroc. Je n y ai trouvé que les livres français, le rayon des livres en arabe étant réduit à la portion congrue. L examen rapide de la pratique de la traduction nous conduit à constater trois phénomènes intéressants. Primo, la pluralité des langues sources, donc le multilinguisme de réception des

pays non-européens qui ont sauvegardé l indépendance comme le Japon. Un chercheur turque m a constaté la même chose pour son pays. Secundo, le caractère unilatéral et non récipropque de la traduction. Le transfert du savoir s effectue du centre vers la périphérie comme l eau coule du haut vers le bas. La traduction fut effectuée longtemps dans le sens des langues européennes vers les langues exotiques et non dans le sens inverse. La condescendance européocentrique n a pas du tout facilité le rééquilibrage des échanges en traduction. Tertio, le rôle de pivot de la langue semi-centrale dans la pratique de double traduction ou de traduction en relais. Je m explique. Il arrive que la traduction des langues centrales en langues périphériques passent par une langue semi-centrale. Le savoir occidental a été souvent transféré en coréen et en chinois relayé par la langue japonaise. Pour ne citer que deux exemples parmi d autres, la première traduction de Le contrat social de Rousseau en chinois fut effectuée à partir de la taduction japonaise et le Discours à la nation allemande de Fichte est passé en coréen via la version japonaise pour susciter, paradoxalement, le réveil national des Coréens sous la domination japonaise. Ce phénomène de double traduction ou de traduction en relais témoigne bien de l évolution géopolitique et géoculturelle du Japon en Extrême-Orient. Dès les années 1900, donc après la victoire du Japon sur la Chine en 1895, les jeunes Chinois seront de plus en plus nombreux à venir étudier au Japon comme Lu Xun, futur grand romancier de Diary of a Madman, à l Ecole de médecine de Sendai en 1904 ou Chiang Kai-shek à l Ecole militaire en 1907 ou encore Chou En-lai

dans la classe propédeutique à Tokyo en 1917. Pour traduire les notions occidentales, les Japonais ont créé avec les idéogrammes chinois, un grand nombre de mots nouveaux comme tetsugaku pour dire «philosphie», qui sont souvent repris par les Chinois. Les Japonais qui avaient importé de Chine le bouddhisme et l écriture au cours du 6 e siècle, revoient l ascenseur, au seuil de la modernité une fois franchi, en apprenant aux Chinois par exemple la distinction entre la religion et la superstitution avec deux expressions créées de shûkyô et de meishin. La problématique de la traduction m amène d emblée au centre de mon interrogation sur la pluralité des modèles dans la modernisation du Japon, et du même coup sur la pluralité des modernités tout court. Les élites japonaises de Meiji disposaient de plus d une référence occidentale. La modernisation du Japon a été réalisée en se référant aux modèles multiples. C est pour cette raison que, quand on veut étudier historiquement la genèse des études françaises et de la francophonie au Japon, il faut sortir des sentiers battus de l étude des échanges franco-japonais cantonnée trop souvent dans une perspective strictement bilatérale. Certes la France a été une grand nation, elle l est toujours, mais malgré son ambition universaliste et malgré son rayonnement culturelle à travers le monde, elle n est qu une civilisation parmi d autres servant de modèle pour la modernisation du Japon. Si la France a séduit tant d élites japonaises, c est par «l avantage comparatif» qu elle affichait dans certains domaines par rapport aux autres nations. Et pour définir cet avantage comparatif, il fallait faire des comparaisons. Tous comptes faits et rétrospectivement parlant, l influence française a été certes sensible dans les domaines industriel, militaire et juridique

jusqu années 1870, elle passe aux domaines de l art et de la littérature après le tournant du siècle. Tous les chefs-d oeuvres de la littérature française sont disponibles en japonais. Mais la culture française est victime de son succès. Elle n est pas connue dans toute son envergure. La stratégie que je propose personnellement en faveur de la francophonie au Japon est triple. Primo, revalorisation des sciences humaines et sociales pour rééquilibrer les études françaises trop centrées sur la littérature. Mais l enjeu est de taille étant donné la prédominance des écoles anglo-saxons dans le marché des idées. Secundo, exploration des ressources réelles et potentielles de la francophonie. Le plaidoyer francophone en faveur de la diversité culturelle est très important. Tertio, établissement du véritable dialogue des cultures entre nos deux rives de manière profitable pour les unes et pour les autres. La mondialisation nous mettent plus que jamais dans les situations très similaires de la malaise de la civilisation. Le Japon ne connaît pas encore la crise des banlieues, mais le récent débat français sur le passé colonial m intéresse énormément parce qu il a la même teneur du débat qui est mené au Japon dans ces dernières années. Si vous me permeteez d y ajouter le quatrième, je fais le voeu que le français soit plus utilisé comme langue de communication parmi les peuples asiatiques. La francophonie est peu présente dans notre région, mais il y a des chercheurs, des enseignants, des intellectuels qui parlent français en Chine, en Corée, au Viétnam, en Indonésie, etc. C est l enjeu du congrès régional des professeurs de français aui aura lieu fin avril à Taipei. La problématique de la traduction et de la traslation sera débattue à cette occasion.