Liliane Giraudon. «La Nuit» Roman. P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e

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Transcription:

Liliane Giraudon «La Nuit» Roman P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e

I Raymond avait laissé supposer qu il avait eu quelque chose avec un égorgeur de bétail. L effet produit par chacun de ces mots quittant la bouche pour circuler dans la pénombre de la cuisine où ils terminaient leur repas. Exceptionnellement, il avait accepté de manger un peu de viande rouge. Ce qui sans doute avait entraîné cet aveu d une cruauté sans justification et qui pourtant, à l instant précis où il le faisait, était plus qu une marque, un élan d amour étrange, incontournable. Depuis, elle ne cessait d imaginer l intime couteau de l égorgeur. Le rêve se poursuivait chaque fois qu elle devait entrer dans une boucherie. Les employés, malgré la couleur de leur peau, avaient toujours semblé très doux. C est avec douceur qu ils roulaient, ficelaient ces morceaux qu ensuite les femmes faisaient bouillir au moment du deuil, ou frire en signe de fête. Debout devant leur comptoir, les pieds dans la sciure, elle imaginait les autres. S ils

se baisaient. Comment ils se baisaient. Elle avait compris qu on emplit la bouche de l animal avec un chiffon enduit de semoule et d huile. Il suffit de lui tourner la tête. Mais contrairement aux boucheries qui lui étaient toujours apparues comme des lieux propices au repos, elle éprouvait une véritable répugnance à la simple vue d un abattoir. Dans un autre élan, très semblable au premier, Raymond lui avait un jour, au cours d une promenade, signalé l endroit où la chose avait eu lieu. C était une simple arrière-cour. Ils étaient debout tous les deux, appuyés contre une porte. L homme n était plus très jeune. Il en avait très envie. Depuis des années il n avait eu que des femmes. Mais il avait encore plus peur. Ça s était passé très vite. Raymond s était égratigné au bois de la porte. Elle ne voyait pourtant pas de porte à cet endroit, simplement quelques glaïeuls près d une vieille pelle qui rouillait, abandonnée là, parmi les herbes. La conversation avait été animée. On avait même ri, écouté un vieux disque prêté par le voisin. Mais très vite, il avait fallu répéter à Raymond que son état dépressif, cette cyclothymie dont parlait le médecin (il ne cessait d en changer pour entendre d eux autre chose, mais ils disaient tous la même chose, parce que c était toujours la même chose), était tout à fait banale. On aurait pu dire normale, si le mot n avait été depuis longtemps évité de manière systématique, au point de disparaître totalement de la bouche de tous ceux qui, de près ou de loin, approchaient Raymond. Il avait alors été question de Pauline, la vieille cousine paralysée par l arthrite et qui passe ses jours au-dessus d un milk-bar, à lire des Cinémonde qu elle plie, découpe, recolle dans les anciens livres de compte de sa mercerie aujourd hui disparue. Parfois, on écoute des

bribes de conversations privées enregistrées dans des bars C est un ancien flic qui, depuis plusieurs mois, est sur une piste. D autres fois, un vieil homme monte. Il met un temps très long pour parvenir à l étage. Puis il allume un petit cigare, fouille dans sa poche. On l entend souffler. Il redescend toujours sans avoir osé frapper chez Pauline. (Rose à Raymond. Sans date) «... je devrais cesser de t envoyer ces lettres. Pourtant, je m entête à le faire, comme je me suis toujours entêtée à les écrire quand les choses étaient désespérées, perdues d avance. Ainsi, quand j étais petite, j avais passé une nuit entière sur un toit, à guetter le feu d une comète. Mon frère me tenait par la main, très inquiet car je lui avais bien expliqué que nous allions la voir comme le pressentiment sur nos vies de nouvelles catastrophes. Aujourd hui, je me dis qu enfant, j étais très clairvoyante et que, depuis, ma vision du monde s est progressivement affaiblie pour finir par se boucher. Parfois, il me semble que je pourrais aussi bien me mettre à aboyer, comme ça, en plein jour, sans avertir. C est ce qui s est passé l autre matin. Un des gardiens urinait près du mur. J étais à la fenêtre, essayant de trouver un peu d air. Il m a vue. Il a vu que je regardais sa queue, fixement, car jamais je n avais vu une chose aussi courbe et aussi noire. Alors, il a plongé ses yeux dans les miens, malgré la distance, il s est appuyé au mur avec le bras tendu, a fléchi une de ses jambes et s est mis à se caresser, lentement. Je me suis détournée et j ai ouvert mon corsage. Comme j avais un morceau de pain à la main, les pigeons se sont mis à tourner, alors j ai émietté le pain. J ai vu sa bouche s ouvrir doucement et ses dents

apparaître. Puis, comme des enfants arrivaient, une camionnette, il s est écarté du mur et il a réajusté son ceinturon avec la plus grande lenteur. Qui aurait pu imaginer ça d un gardien? J ai attendu un moment puis je suis descendue. Je voulais absolument m assurer de la couleur de ses yeux. Mais il avait disparu, un autre le remplaçait, plus jeune, immobile celui-là. Je suis rentrée par le petit sentier le long de la voie ferrée. Celui où l on a retrouvé le corps du gosse. Chaque jour, la famille vient y déposer des œillets ou des lys jaunes. Ils calent des pots à eau entre les pierres. Remettent de l eau fraîche plusieurs fois dans la journée, parfois même la nuit. Surtout ne quitte pas La Nuit sans me le dire» L étrange refus par peur d obstruer la circulation du sang de porter des jarretières. C est ce que souligne Marius Pagès, en marge du cahier de travail où s alignent les notes. La table sur laquelle il écrit et parfois mange, est recouverte d une toile cirée dont les motifs sont rouges. [ ]