LA POLITIQUE ROYALE...



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LA DYNASTIE NORMANDE DE SICILE ET L ISLAM I INTRODUCTION... 2 I. LA POLITIQUE ROYALE... 2 A. LA ROYAUTE NORMANDE... 2 1. Le manteau de couronnement... 3 2. Le(s) modèle(s) de la royauté normande... 4 B. LA TOLERANCE : REALITE OU ILLUSION?... 4 1. Tolérance et domination royales... 4 2. Les limites de la tolérance : la réalité derrière de le voile... 5 II. LA VIE DE COUR... 5 A. L ADMINISTRATION ROYALE... 5 1. Les palace Saracens... 5 2. Les services royaux... 6 B. LA VIE A LA COUR... 7 1. La personne royale de Guillaume II... 7 2. Le faste de la vie de cour... 7 CONCLUSION... 8 GLOSSAIRE... 10 BIBLIOGRAPHIE... 10 SOURCES... 10 OUTILS DE TRAVAIL... 10 OUVRAGES ET ARTICLES CONSACRES A LA SICILE NORMANDE... 10 OUVRAGES ET ARTICLES CONSACRES A IBN DJUBAYR... 10 Note préliminaire : Les traductions de l anglais et de l italien qui figurent dans ce travail ont été réalisées par mes soins. Si je me débrouille à peu près en anglais, je n ai jamais appris l italien et me suis servi de ma connaissance du latin et d un dictionnaire italien-français pour lire l article de G.M. CANTARELLA. Page 1 sur 10

Introduction La Sicile normande constitue l une des réalisations les plus originales, voire la plus originale, du monde méditerranéen médiéval. Elle offre traditionnellement l image d un royaume tolérant, véritable creuset d un cosmopolitisme à l intersection des cultures latine, grecque (c est-à-dire byzantine) et arabe. Lorsque l on regarde une carte de la Sicile, on s aperçoit que Palerme, capitale du royaume de Sicile, est située dans la partie nord-est de l île, dans le Val di Mazara, zone de fort peuplement musulman. Les rois Normands auraient pu transférer la capitale ailleurs, après leur conquête de la Sicile, mais ils ont choisi de se rapprocher de leur prédécesseurs, afin d en tirer une légitimité aux yeux de la majorité de leurs sujets d une part, et d une moitié du monde méditerranéen d autre part. Et en endossant le rôle officiel de protecteur des Chrétiens par le sacre royal, la dynastie normande obtenait une légitimation de la seconde moitié du monde méditerranéen. Les deux documents soumis à notre étude permettent de rendre compte de la réalité de cette dynastie, à travers deux points de vue : l un émane du pouvoir officiel, l autre d un voyageur. Le premier document est le manteau de couronnement de Roger II, réalisé dans le tirâz de Palerme vers 1133-1134. Il fut transporté à la fin du XII e siècle en Allemagne par Henri VI et servit dès lors de manteau de couronnement aux empereurs du Saint Empire Germanique jusqu'au XVIII e siècle. Il est actuellement conservé dans la Schatzkammer du Kunsthistorisches Museum de Vienne, et constitue une partie des regalia du Saint Empire Romain germanique. Le second document est un extrait de la Riḥla d Ibn Djubayr, un voyageur andalou né à Valence en 1145. Fils de fonctionnaire, il est issu d une famille implantée en Espagne depuis le VIII e siècle. Il reçut l éducation propre aux jeunes gens de sa classe, puis fut secrétaire (kātib) du gouverneur de Grenade. Afin d expier un péché, il accomplit le pèlerinage à la Mecque, et relata celui-ci dans un récit de voyage, la Riḥla. Le texte intégral en fut publié en 1852, à Leyde, par W. Wright, mais l extrait concernant la Sicile avait déjà été publié par M. Amari en 1846, sous le titre Voyage en Sicile sous le règne de Guillaume le Bon. Dans cet extrait, Ibn Djubayr décrit la vie à Palerme, au palais royal, et le fonctionnement de celui-ci, sous le règne de Guillaume II. Ibn Djubayr visita la Sicile, aux alentours mois de décembre 1184, lors de son retour de La Mecque. Ces deux documents permettent de nous interroger sur la place qu occupaient les Musulmans en Sicile normande, notamment après la fondation du royaume par Roger II. Nous nous intéresserons en premier lieu à la politique royale, avant de nous plonger dans la vie de la cour palermitaine. I. La politique royale A. La royauté normande Comme tout pouvoir naissant, la royauté normande a voulu se définir, à la fois en se démarquant et en s inspirant de ses contemporaines, tant des pays de la Chrétienté que des pays d Islam. Page 2 sur 10

1. Le manteau de couronnement Le «manteau de couronnement» fabriqué en 1134 est en tissu rouge, brodé de fils d or et serti de perles et de plaques d or ajourées. Il prouvait à lui seul le haut rang de son porteur, mais était associé à d autres regalia. Trois figures héraldiques sont représentées sur ce manteau : le lion, animal symbolisant la royauté (et la famille de Hauteville) d une part ; sous le lion, un camélidé (chameau ou dromadaire) représentant la population musulmane de Sicile d autre part ; enfin un palmier-dattier, symbolisant dans l iconographie arabe l arbor vitae. Se basant sur un article d Angelo Lipinski 1, Glauco Maria Cantarella a proposé une interprétation de la symbolique de ce manteau 2 : le lion normand, qui a terrassé le chameau musulman, ne menace plus celui-ci et lui garantit la vie sauve aussi longtemps qu il reste soumis à son nouveau maître. Au contraire, dirigeant son regard vers l extérieur de l espace qu il domine (le manteau représentant ainsi le domaine royal), le lion semble désormais adresser une mise en garde à tous ceux qui oseraient contester sa suprématie sur ce domaine. Sur le plan héraldique, en outre, Roger I comte de Sicile avait pour armes un lion d or rampant sur fond de sable (noir). Roger II a remplacé ce dernier par un fond de gueules, «pourpre», conférant ainsi à sa royauté un caractère impérial, s inspirant en cela du decorum byzantin. Le chameau reste soumis, et semble ne pas vouloir lutter. En acceptant et restant dans cette attitude, il garantit sa sécurité ; en assurant la dynastie régnante de sa loyauté, la communauté musulmane assure elle-même sa protection 3. Le palmier, enfin, constitue un axe de symétrie et symbolise également l arbor vitae : sur le plan sémiologique, il symbolise la prospérité de la maison royale. Que ce soit par le langage des couleurs, ou par celui des représentations figurées qui y figurent, le manteau de couronnement offre différents niveaux de lectures, tous parfaitement accessibles et intelligibles aux élites culturelles et politiques de l époque. L inscription est en arabe coufique, style d écriture utilisé dans les chancelleries du monde musulman de l époque, notamment celles de l Égypte fatimide. Ce texte s inscrit donc dans la lignée des textes de chancelleries de l époque, présentant les titres du roi, puis le lieu et la date de la fabrication du manteau. On apprend ainsi que le manteau a été «exécuté dans le tirâz royal», c est-à-dire l atelier royal de broderie. Il s y trouve également inscrit un souhait : «Puissent les jours et les nuits s y écouler dans le plaisir sans fin ni changement, dans l honneur, la fidélité, l activité diligente, la félicité et la longue prospérité, la soumission et le travail qui convient». Ce souhait est intéressant, car il établit un parallèle avec le langage figuré du manteau : «la fidélité, l activité diligente», «la soumission» font penser à l attitude du chameau dominé par le lion ; «la félicité et la longue prospérité» s adressent davantage au lion, et transcrivent en coufique la symbolique du palmierdattier / arbor vitae. 1 LIPINSKI Angelo, «Le insigne regali dei sovrani disicilia e la scuola orafa palermitana», in Atti del Congresso Internazionale di Studi sulla Sicilia Normanna (Palermo 4-8 dicembre 1972), Università di Palermo, Istituto di Storia Medievale, 1973, p. 178 2 CANTARELLA Glauco Maria, La Sicilia et i Normanni : le fonti del mito, Bologna, Pàtron, 1989, pp. 133-137 3 CANTARELLA Glauco Maria, op. cit., p. 137 : «la sicurezza degli arabi è direttamente connessa con la protezione regale», «la sécurité des Arabes est directement fonction de la protection royale». Page 3 sur 10

2. Le(s) modèle(s) ) de la royauté normande On l a vu, le manteau de couronnement est une pièce d apparat de premier plan, qui s inspire, à l évidence, des regalia impériaux byzantins, dont il reprend la forme (manteau à double pan, couvrant son porteur) et les couleurs (or et pourpre). Il s inspire également du monde arabo-musulman pour son iconographie d une part (stylisation du lion et du chameau, palmier-dattier assimilé à l arbor vitae), et par le texte inscrit en coufique, typiquement dans le style des chancelleries arabo-musulmanes de l époque, d autre part. Ce manteau constitue donc une synthèse du programme politique de la royauté normande de Sicile, programme dans lequel la composante musulmane de Sicile occupe une place subalterne, en échange d une sécurité garantie. Ibn Djubayr confirme cela, quand il décrit la façon de vivre de Guillaume II. Tout son personnel et musulman, «même l intendant des cuisines». Ibn Djubayr dit clairement de lui qu il «ressemble aux souverains musulmans», dont il imite le train de vie. Fait notable, le roi «lit et écrit l arabe». La mention des paraphes royaux est intéressante, puisqu ils sont écrits en arabe, ainsi que nombre de paraphes sur des diplômes royaux à partir de 1133/1134 4. On le voit, la royauté normande a puisé son inspiration auprès de modèles contemporains, à la fois pour marquer sa singularité par sa fusion d éléments disparates, et également pour tirer de ces éléments reconnus une source de légitimité. B. La tolérance : réalité ou illusion? La royauté normande a mis un point d honneur à garantir la protection et la liberté de culte à ses sujets musulmans, gagnant ainsi l image d un pouvoir ouvert et tolérant. 1. Tolérance et domination royales Lorsque l on évoque le caractère ouvert et tolérant des rois normands à l usage de leurs sujets musulmans, on cite souvent les anecdotes rapportées par Ibn Djubayr lors de son passage en Sicile. Au premier plan de celles-ci se trouve la phrase citée à la fin du second paragraphe de l extrait de la Riḥla soumis à notre étude : «Que chacun évoque son Dieu et Celui à qui il croit!». L extrait entier de la Riḥla nous montre un Guillaume II islamophile, et nous le présente davantage comme un prince oriental que comme un roi chrétien. Cette tolérance est cependant toute relative, et liée à la condition de soumission évoquée par le texte et la représentation du manteau de couronnement. Les rois normands ont, à cette fin, récupéré une conception du droit musulman, et l ont appliqué aux sujets non-chrétiens de leur royaume : la ğizya. Il s agit d une imposition plus lourde pour les infidèles, en échange d une protection officielle, la ḏimma. La ğizya et la soumission sont le prix à payer pour la sécurité et la tolérance du pouvoir royal à l égard des Musulmans (et dans une moindre mesure des Juifs) de Sicile. 4 METCALFE A., in LOUD G.A., METCALFE A., The Society of Norman Italy, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2002, p. 298: «Specifically, the format, calligraphic dīwānī script, royal titles and the ʿalāma or insignia/signatures that appeared on all post- 1133 royal Arabic diplomata appear to be based on contemporary Egyptian models», «Spécifiquement, le format, en écriture calligraphiée du dīwān, les titres royaux et les ʿalāma ou les signatures qui apparurent sur tous les diplômes royaux en arabe après 1133 s inspirent vraisemblablement de modèles contemporains Égyptiens.» Page 4 sur 10

2. Les limites de la tolérance : la réalité derrière de le voile Ibn Djubayr nous dit que le roi de Sicile «emploie des musulmans» qui «tous, ou presque, gardent leur foi secrète et restent attachés à la loi musulmane». Pour un Musulman converti sous la contrainte, continuer à pratiquer sa foi secrètement n est pas un péché. Cette notion est dénommée taqīya 5. Pour la tradition chrétienne, il s agit en revanche d apostasie, qui constitue un crime envers Dieu. On voit ici une limitation de cette tolérance religieuse. Ibn Djubayr le précise également, quand il dit «ses femmes et eunuques [ ] conçurent quelque effroi en voyant le roi», alors que celui-ci «parcourait son palais et [les] entendait [ ] invoquer le nom de Dieu et celui de son Prophète». Ce court passage montre bien que, si la taqīya est ce que l on pourrait appeler un secret de polichinelle au sein de la cour, il n en reste pas moins que les serviteurs du roi se doivent d observer, en apparence, la pratique de la foi chrétienne, sous peine de représailles, ainsi que le montre leur «effroi». La royauté normande de Sicile est donc une dynastie qui assure à tous ses sujets, même ceux qui ne partagent pas la religion du roi, un libre exercice du culte et une sécurité pour les personnes et leurs biens. Elle est en outre extrêmement tolérante vis-à-vis de la frange musulmane de la population. Mais cela n est pas gratuit (ğizya), et certains des plus proches collaborateurs du roi doivent publiquement adhérer à la foi chrétienne. II. La vie de cour A. L administration royale 1. Les palace Saracens Les membres musulmans de l administration royale furent appelés par l historiographie de l époque palati Saraceni (les Sarasins du palais ), terme repris par l historiographie anglo-saxonne 6. Selon le témoignage d Ibn Djubayr, toute l administration du palais est musulmane, et se répartit en plusieurs corps de fonctions : bureaucratie («fonctionnaires» du dīwān, «inspecteurs du gouvernement et employés de l administration financière»), armée («officiers castrats», «troupe d esclaves noirs musulmans»), intendance («l intendant des cuisines»), harem («jeunes demoiselles d honneur», «les femmes esclaves et les favorites de son palais»), pages («nombreux pages», «pages eunuques»). Selon Ibn Djubayr, Guillaume II «a pleine confiance dans les musulmans et se repose sur eux pour ses affaires et ses travaux les plus importants». Il apparaît ici que les palace Saracens constituent 5 JOHNS J., Arabic Administration in Norman Sicily: The Royal Dīwān, Cambridge, Cambridge University Press, 2002, p. 251: «Both Arabic and Latin sources emphasise that the eunuchs were Muslims at heart, beneath the cloak of taqīya», «Tout autant les sources arabes que latines mettent l accent sur le fait que les eunuques étaient Musulmans du fond de leur cœur, sous couvert du manteau de la taqīya». 6 Ce terme fait une référence ironique à la conversion officielle des plus hauts officiers royaux de la cour de Sicile. Page 5 sur 10

un rouage essentiel de l administration royale. En outre, ce sont de proches collaborateurs du roi 7 («Ses vizirs et chambellans sont des eunuques, dont un grand nombre font partie de son gouvernement et sont ses favoris»). Dès les débuts de la royauté normande, les fonctionnaires musulmans ont joué un rôle essentiel dans l administration du pays. Enfin, ces palaces Saracens sont présentés par Ibn Djubayr comme des hommes pieux. En effet, le dernier paragraphe de l extrait nous informe que tous ne «manquent [pas] de jeûner» (saoum) ou de «faire des aumônes» (zakât), par exemple. En fait, ces convertis accomplissent les devoirs propres à tout musulman, ceux que nous venons de citer constituant deux des cinq piliers majeurs de l Islam. Parmi les autres devoirs propres à tout musulman qu ils remplissent, le plus surprenant est sans doute le fait de «racheter des captifs». Mais Ibn Djubayr ne dit pas si ce sont des captifs du roi de Sicile, ou bien d autres puissances de l époque (royaumes latins d Orient, par exemple). 2. Les services royaux Plusieurs services royaux apparaissent, ou transparaissent, à travers l étude de ces documents. Le premier d entre eux est le tirâz, l atelier de broderie royale. Il y est fait mention dans l inscription en coufique inscrite sur le manteau de couronnement («Exécuté dans le tirâz royal») ; mais Ibn Djubayr en parle également, lorsqu il évoque l eunuque Yahya, «un des brodeurs qui exerçait la broderie d or dans l atelier royal». On peut en déduire que le tirâz se trouvait dans l enceinte-même du palais 8, même s il constituait sans doute un bâtiment à part, puisque cet eunuque était apparemment au courant de ce qui se passait dans le harem. Le harem est un autre élément de la vie de cour. À plusieurs reprises, Ibn Djubayr évoque les «jeunes demoiselles d honneur», «les femmes esclaves et les favorites [du] palais». Le terme «femmes» revient cinq fois, dont deux fois suivi de l épithète «esclaves». Le harem, sorte de gynécée du monde musulman, est un lieu marqué par la foi musulmane : lorsqu une «chrétienne franque» y est introduite, «les femmes qui y vivent la convertissent». De nombreuses réserves ont été faites concernant cette assertion, car il est peu probable que les Latins présent à la cour de Sicile se soient mélangés aux Musulmans, d un statut social inférieur au leur. Les femmes du harem sont cependant des femmes pieuses, puisqu elles prient, en invoquant «le nom de Dieu et celui de son Prophète», après un «séisme qui avait fait trembler la terre». Mais le cœur des services royaux est le dīwān, organe de «l administration financière» du royaume. C est là que sont réalisés les «affaires et [les] travaux les plus importants» : registres fiscaux, chartes, lois, etc. Ce dīwān est administré par les palace Saracens, que nous avons déjà évoqués. 7 JOHNS J., op. cit., p. 250: «They had been raised in the palace as the personal dependants of the king and his family, to whom they were bound by quasi-familiar ties of affection, as well as by bonds of dependence and service. [ ] But the authority, position and wealth of the eunuchs was entirely dependent upon royal favour.», «Ils avaient été élevés au palais, comme des serviteurs personnels du roi et de sa famille, à qui ils étaient liés par des liens d affection quasi-familiale, aussi bien que par des liens de dependence et de service. [ ] Mais l autorité, la position et la richesse des eunuques dépendaient entièrement de la faveur royale.» 8 MARTIN Jean-Marie, Italies normandes: XI e XII e siècles, Paris, Hachette, 1994, p. 271. Page 6 sur 10

L administration royale semble donc être une machine bien huilée, qui a hérité des pratiques en vigueur pendant la période de domination musulmane de la Sicile. Malgré le point de vue assez partial d Ibn Djubayr, qui n évoque pas ici l existence de conseillers Latins auprès du roi, la présence d officiers et d administrateurs Musulmans convertis ou non - à la cour, et souvent aux plus hautes fonctions, indique clairement que les palace Saracens constituaient l une des bases du pouvoir royal. B. La vie à la cour 1. La personne royale de Guillaume II Le portrait de Guillaume II que dresse Ibn Djubayr est intéressant à plus d un titre, car il donne non des détails physiques, mais des détails sur le comportement du roi. La première phrase de l extrait est évocatrice : «Le roi de Sicile est admirable en ceci qu il a une conduite parfaite». La «conduite parfaite» dont il est question est que le roi vit comme un roi musulman, entouré d eunuques et de concubines. «Il ressemble aux souverains musulmans», nous dit encore Ibn Djubayr, déployant un grand luxe dans le cadre de la cour («exagère la pompe royale et l étalage de son apparat»). Ses possessions sont dignes d un roi oriental, avec plusieurs habitations : en effet, il «possède de grands palais et des jardins merveilleux» à Palerme, et un «palais blanc comme une colombe, qui domine le littoral», à Messine. La mention de «roi polythéiste» est intéressante. Officiellement, Guillaume II est un souverain chrétien, protecteur de la Chrétienté et «vassal» du pape. Ibn Djubayr ne pouvait ignorer ce fait. Mais il semble penser, et vouloir faire penser à ses lecteurs, que le roi Guillaume s est à l instar de «toute chrétienne franque [ ] introduite dans le palais» secrètement converti à l Islam, mais qu il le cache (taqīya). Enfin, son attitude vis-à-vis des érudits est celle d un prince oriental, du moins en ce qui concerne les «médecins et astrologues», retenant de force ceux qui sont de passage en Sicile («lorsqu il apprend qu un médecin ou un astrologue est de passage dans son royaume, il ordonne qu on le retienne et le combre de tant de moyens d existence qu il en oublie sa patrie.») Les hommes de sciences ne sont pas chose nouvelle à la cour de Sicile ; il suffit de penser aux rapports de Roger II avec al-idrîsî, par exemple. Ibn Djubayr nous livre ici un portrait assez partial du roi Guillaume II, qui aurait toutes les qualités du souverain musulman s il n était chrétien. Et encore, à l aide d un seul mot, le pèlerin andalou remet subtilement ce dernier point en cause. 2. Le faste de la vie de cour À l instar de son roi, la cour de Palerme mène grand train. Ibn Djubayr nous dit que «ces musulmans portent des vêtements somptueux et ont de nombreuses montures fringantes.» En outre, chacun a «sa cour, sa domesticité et sa suite.» On le voit, les musulmans proches du roi, les palace Saracens, sont des hommes de pouvoir, aux signes extérieurs de richesse volontairement affirmés et revendiqués. Page 7 sur 10

Mais le but est toujours de glorifier la personne royale et la puissance de la royauté. «Grâce à eux, le royaume brille de tout son éclat», nous informe Ibn Djubayr. Ainsi le decorum et le luxe ostentatoire de la cour palermitaine constituent-ils le meilleur moyen de renforcer le prestige de la dynastie normande de Sicile. Tout du moins aux yeux du public musulman auquel Ibn Djubayr destine son ouvrage 9. L inscription sur le manteau de couronnement, enfin, exprime deux souhaits, qui dénotent l archétype de la vie à la cour. «Qu on puisse y jouir du bon accueil, de riches profits, de grandes libéralités, d une haute splendeur, de la réputation, de la magnificence comme de la réussite des vœux et des espérances ; puissent les jours et les nuits s y écouler dans le plaisir sans fin ni changement.» Ici est exprimé sans ambigüité le fait que la cour est un lieu où il fait bon vivre, où chaque membre trouve ou acquiert confort, richesse et prestige. Par la seule faveur du roi, cependant, comme Ibn Djubayr nous le précise : le roi «répartit les dignités parmi ses hommes». Selon A. Metcalfe, Palerme «était probablement la ville d Europe la plus riche et la plus populeuse». 10 Les mentions qui en sont faites dans ces documents tendent à confirmer cette assertion. Conclusion Depuis sa fabrication, le manteau de couronnement a toujours incarné l idée que la dynastie normande se faisait de l exercice du pouvoir royal sur les populations de l Italie normande en général, et de la Sicile en particulier. Idée clairement exprimée, mais lourde d ambigüités. C est un objet prestigieux, à la symbolique forte, qui a traversé les siècles en devenant, après que Henri VI Hohenstaufen l eut ramené sur le continent, le manteau de couronnement impérial des empereurs du Saint Empire romain germanique. La Riḥla d Ibn Djubayr est l une des sources de renseignements historiques de première main, dont certains éléments ont été confirmés par d autres sources, tant archéologiques qu écrites, dont certaines sont contemporaines 11. Mais Ibn Djubayr n est pas pour autant un historien 12. Toutefois, chacun de ces documents présente une réalité partielle que d autres sources permettent de compléter. Et ils ne doivent pas faire oublier une autre réalité : celle de la place de l Islam et des Musulmans dans la Sicile normande. Ceux-ci étaient d un statut légal et fiscal inférieur à celui des 9 JOHNS J., op. cit., p. 255: «Thus, for Arab writers, the Arab servants of the Norman king are the manifestations not of his tyranny but of his glory, they are the essence of all that is good about his rule.», «Ainsi, pour les écrivains Arabes, les serviteurs Arabes du roi Normand ne sont pas des manifestations de sa tyranie mais de sa gloire, ils constituent l essence de tout ce qu il y a de bon dans son règne.» 10 LOUD G.A., METCALFE A., op. cit., p. 289: «(its capital,) Palermo, was probably Europe s wealthiest and most populous city.» 11 Notamment Hugo Falcandus, Liber De Regno Siciliae et Histoire Des Tyrans de Sicile. 12 METCALFE A., Muslims and Christians in Norman Sicily : Arabic Speakers and the End of Islam, p. 40: «Ibn Ğubayr is often used as a historical source, although he was not a historian. He was writing within two genres (riḥla and ağāʾib ) which shaped his work, neither of which was historiographical.», «Ibn Djubayr est souvent utilisé en tant que source historique, mais ce n était pas un historien. Il écrivait selon deux genres [littéraires, NdT] (riḥla et ʿağāʾib ) qui déterminèrent la forme de son œuvre, mais dont aucun n était historiographique.» Page 8 sur 10

Chrétiens, leur protection (ḏimma) étant garantie par une taxe (ğizya). Cette protection était toutefois fort relative, comme le montrent des émeutes et massacres de Musulmans opérés par des Latins en 1161, par exemple, ou la déportation de communautés entières vers Lucera, à partir des années 1220. Il en allait de même pour les plus hauts serviteurs du palais : les palace Saracens devaient être des Musulmans officiellement convertis et fidèle à la foi chrétienne, sous peine de représailles. Ainsi, quelques mois avant sa mort, Roger II fit exécuter le caïd Philippe 13. Il n en reste pas moins que ces corps de fonctionnaires d origine musulmane, qui cachaient leur foi (taqīya), dépendaient de la royauté, pour leur protection comme pour leur richesse. En outre, les hauts fonctionnaires, convertis ou non, voyaient leur autorité morale reconnue par la communauté musulmane, quand bien même cette autorité découlait d un roi non-musulman ; en cela, la communauté musulmane de Sicile suivait les préceptes de l école juridique malikite 14. La tolérance religieuse envers l Islam perdura aussi longtemps que la royauté y trouva son intérêt. 15 13 Le motif de cette exécution reste objet de débat, mais les sources contemporaines semblent indiquer que le fond en est une affaire religieuse. 14 METCALFE A., in LOUD G.A., METCALFE A., op.cit., p. 296: «This was consistent with the typically Mālikī view that even bad government was better than no government», «Cela était en adéquation avec le point de vue typiquement malikite que meme un mauvais gouvernement était mieux que pas de gouvernement du tout.» 15 HOUBEN H., in LOUD G.A., METCALFE A., op. cit., p. 338: «The Norman rulers were tolerant towards Jews and Muslims as long as the latter proved useful to them. [ ] The Norman rulers, as is clear from the case of William II, allowed themselves the luxury of an Arab court, but outside that court, they presented themselves as the protectors of Christians.», «Les dirigeants Normands furent tolérants envers les Juifs et les Musulmans aussi longtemps que ces derniers s avèrent utiles pour eux. [ ] Les dirigeants Normands, comme le montre clairement l exemple de Guillaume II, s autorisaient pour eux-mêmes le luxe d une cour Arabe, mais hors de cette cour, ils se présentaient eux-mêmes comme les protecteurs des Chrétiens.» Page 9 sur 10

Glossaire tirâz : atelier royal de broderie. regalia : insignes officiels de la royauté (couronne, manteau, sceptre, etc.). riḥla : relation écrite du pèlerinage à La Mecque ; titre du célèbre ouvrage d Ibn Djubayr. kātib : charge administrative auprès d un officier. ğizya : impôt payé, en terre d Islam, par les infidèles, en échange d une protection officielle. ḏimma : en terre d Islam, protection officielle accordée par le pouvoir à tout infidèle payant la ğizya. taqīya : pour un musulman, pratique secrète de la foi. dīwān : administration centrale dans les pays d Islam, notamment en charge de la fiscalité. saoum : jeûne suivi pendant le mois de Ramadan. zakât : obligation d aumône faite à tout musulman qui en a les moyens. Bibliographie Sources Ibn Djubayr, Riḥla («Relation de voyages»), dans Voyageurs arabes, trad. P. Charle-Dominique, La Pléïade, 1995, PP. 345-347. Outils de travail Encyclopédie de l'islam, Paris-Leyde, Brill-Maisonneuve et Larose, 2 e édition, à partir de 1975. Ouvrages et articles consacrés à la Sicile Normande AUBÉ Pierre, Les empires normands d Orient : XI e XII e siècles, Tallandier, Paris, 1983. CANTARELLA Glauco Maria, Sicilia e i Normanni: le fonti del mito, Bologna, Pàtron, 1989. JANSEN Philippe, NEF Anneliese, PICARD Christophe, La Méditerranée entre pays d Islam et monde latin (milieu X e milieu XIII e siècle), Paris, SEDES, 2000. JOHNS Jeremy, Arabic Administration in Norman Sicily: The Royal Dīwān, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. LOUD G.A. (dir.), METCALFE Alex (dir.), The Society of Norman Italy, Leiden-Boston-Köln, Brill, 2002. MARTIN Jean-Marie, Italies normandes: XI e XII e siècles, Paris, Hachette, 1994. METCALFE Alex, Muslims and Christians in Norman Sicily: Arabic Speakers and the End of Islam, Londres, Routledge/Curzon, 2002., http://www.lapenseedemidi.org/revues/revue8/articles/19_arabo.pdf Ouvrages et articles consacrés à Ibn Djubayr, article «Ibn Djubayr», Encyclopédie de l Islam, 2 e édition, t. III, pp. 777-778. Page 10 sur 10