LE THUYA GÉANT : ESSENCE DE REBOISEMENT? P. AUBERT La recherche actuelle de l'indépendance de notre approvisionnement en bois vis-à-vis des importations autorise, semble-t-il, à s'interroger sur l'intérêt que pourrait présenter l'introduction du thuya géant parmi nos productions ; nous importons en effet plus ou moins couramment cette essence sous son appellation commerciale de «western red cedar». Le thuya géant (Thuya plicata Lobbii) est très communément connu sous ses divers cultivars employés dans l'aménagement de clôtures vertes dans les résidences pavillonnaires et cet emploi est devenu si courant qu'il en arrive à défigurer le paysage local. Il est aussi connu comme arbre très ornemental dans les parcs mais il est quasiment ignoré en forêt et les peuplements pouvant servir de références sont rares. Cette essence offre-t-elle une capacité de production matière qui lui donnerait une place intéressante dans la forêt ; apporterait-elle d'autre part un produit apprécié pour ses qualités technologiques et dans l'affirmative pourrait-elle bénéficier d'une demande actuelle et à venir dans l'industrie? Sans prétendre donner réponse à cette double question, notre objet est d'apporter le témoignage de deux peuplements situés l'un près de Cherbourg, sur la commune de Rufosses, dans la propriété de feu l'inspecteur général des Eaux et Forêts Rivet, l'autre dans les Vosges, en forêt de «Barr et 6» à mi-chemin entre le Hohwald et le Mont Sainte-Odile. La futaie de Rufosses (source : Centre régional de la propriété forestière de Normandie). Caractéristiques de la station : climat doux et humide ; pluviosité annuelle 1 000 mm, température moyenne annuelle 11, minima de février + 2 1 ; maxima d'août 19 8, période de végétation très prolongée en arrière-saison ; sol brun lessivé sur roche mère «grès armoricain «, assise géologique de transition entre ce grès et les schistes et grès cambriens ; situation en haut de versant, pente nulle, sol sain ; couverture vivante : lierre, houx, myrtille, blechnum spicant, oxalis et semis naturels de thuya et sapin pectiné. Aspect du peuplement Le peuplement est âgé de 60 ans ; la plantation a été faite sur un peu plus d'un hectare à l'espacement de 4 m x 4 m. La placette de contrôle établie sur 0 ha 89 a 74 ça a été inventoriée une première fois en mars 1971, une seconde fois en août 1979. En 1975, douze thuyas ont été exploités au titre de produits accidentels pour un volume de 18 m 3. 379 R.F.F. XXXII - 4-1980
P. AUBERT Peuplement de Rufosses. Photo P AUBERT 380
Technique et foret Rapportés à l'hectare, les résultats des inventaires sont les suivants : Inventaire 1971 Inventaire 1979 Essence Nombre Nombre Volume Volume de de m 3 3 tiges tiges m Accroissement en volume produits intermé annuel diaires Périodique 3 moyen m 3 m m3 Thuya 398 893 389 1 026 18 151 18,8 Douglas 43 39 41 58 19 2,3 Pin noir 8 7 7 7,5 0,5 p.m Ep. Sitka 23 14 23 18 4 0.5 Ensemble.... 472 953 460 1109,5 174,5 21.75 Sur 60 ans, l'accroissement annuel moyen a été de 18,3 m3. Autres données : 1971 1979 Surface terrière de peuplement 91 m 2 103 m 2 Surface terrière moyenne par tige 0,216 0,250 Circonférence de l'arbre de surface terrière moyenne 165 cm 176 cm Les volumes ont été établis par application du tarif Schaeffer lent n 7, ce qui malgré le fort empattement des arbres parait très prudent, la hauteur du peuplement étant de 29 mètres. Compte tenu de quelques produits intermédiaires qui n'ont pas été comptabilisés, la production constatée de 18,3 m 3/ha n'est plus tellement éloignée de celle de 24 m 3 annoncée par la table de production de la Forestry Commission la plus favorable (classe 24) ; la hauteur et le nombre de tiges du peuplement à 60 ans sont de même ordre, par contre la circonférence à Rufosses est beaucoup plus forte : 176 cm contre 126. Cet écart est certainement dû au grand espacement auquel a été faite la plantation, soit au départ 625 tiges/ha alors que selon la table cette densité (de 3 500 au départ) n'est atteinte qu'à 45 ans. La plantation à faible densité a évité des produits intermédiaires au placement difficile et elle a mis à disposition beaucoup plus précocement un peuplement exploitable en totalité comme sciage de dimension très satisfaisante. Selon la table anglaise il aurait fallu plus de 80 ans pour obtenir la même dimension. Enfin la surface terrière, 103 m 2, est très élevée ; elle est la même que celle observée dans la futaie de Sequoia sempervirens de St-Borner (Eure-et- Loir) citée dans la Revue forestière française, n 2, 1972. Les deux essences prospèrent avec des cimes très étroites qui permettent d'obtenir une surface terrière très élevée, facteur de forte production matière. C'est un caractère d'«essence d'ombre très marqué et la tolérance à l'ombre du thuya se traduit encore par l'abondance des semis naturels sous le couvert cependant très sombre de la futaie. La futaie de Barr et 6» - (source : Office national des forêts, Centre de Sélestat) Caractéristiques de la station altitude : 680 m ; exposition sud ; pente très légère ; sol profond et fertile (granite décomposé) ; surface rectifiée de la placette : 24,66 ares; plantation effectuée sous la direction du Forstmeister allemand Rebmann en poste à Barr en 1885. 381 R.F.F. XXXII - 4-1980
P. AUBERT Aspect général du peuplement : Les arbres paraissent en bonne santé ; deux sujets secs ont été récemment extraits en totalité», dont l'un a été purgé au pied par suite de pourriture. Depuis l'inventaire de 1960, leur croissance en diamètre semble faible puisque le diamètre moyen actuel est de 40/45 cm ; il était de 37,5 cm en 1960. Les arbres bien éclaircis ont poussé beaucoup plus rapidement. Exemple : diamètre 60 cm et hauteur 38 métres. La hauteur moyenne du peuplement est de 35 mètres. 123 arbres se trouvent encore sur la placette soit une densité à l'hectare de 499 tiges. Contre 681 tiges/ha et 168 arbres sur la placette en 1960, l'écart de 45 arbres a été le fait de chablis et bois secs. Au tarif aménagement Algan n 13, le volume bois fort est de 985 m 3/ha, soit une production depuis l'origine de 10,48 m 3. La comparaison possible entre les deux stations est limitée : à un âge presque deux fois plus élevé (94 ans contre 50 à 60 ans), le peuplement de Barr présente un nombre de tiges un peu plus élevé et un volume à l'hectare un peu moindre, avec des arbres plus longs, moins défilés, mais beaucoup moins gros : 130-150 cm de circonférence au lieu de 176 cm. La production annoncée depuis l'origine à Barr, soit 10,48 m 3, devrait être augmentée des produits intermédiaires qui ont dû être importants car la plantation en 1885 a été certainement faite à densité élevée. Par rapport à celui de Rufosses, le peuplement de Barr a été grandement défavorisé par une densité excessive de tiges et, dans une moindre mesure par un climat plus rude et une saison de végétation beaucoup plus brève. Un troisième peuplement ne peut être cité que très brièvement parce qu'il a été entièrement livré à lui-même et est devenu sans intérêt ; c'est une futaie de thuya d'un hectare âgée de 60 ans, située dans le parc de Condésur-Iton (Eure). La plantation a été faite à 2 m Photo P. AUBERT Peuplement de Rufosses. 382
Technique et forêt x 1,50 m et aucune éclaircie n'a été pratiquée, si bien que l'on se trouve aujourd'hui en présence d'un perchis de 80 à 110 cm de circonférence, avec de nombreuses tiges sèches ; seuls de rares sujets ont réussi à s'affranchir de leurs voisins, à les dominer et à atteindre des circonférences plus normales à cet âge. C'est évidemment la condamnation de pareil abandon. Sur ces trois stations, seule la station de Rufosses constitue une référence, très avantageuse, pour l'emploi du thuya comme essence de production à grande capacité ; grâce au grand espacement au départ elle a pu se développer heureusement sans appeler d'éclaircie et sa récolte est précoce. En sujets isolés, de très beaux arbres ont été exploités dans l'arboretum et la forêt d'fiarcourt (Eure) ; entre autres, une gerbe de cinq tiges issues de la même souche a donné quinze m 3 de grumes.â sciage de qualité. Au point de vue cultural, les rares plantations faites montrent malheureusement une grande sensibilité à l'armillaire. Reste la question de l'intérêt du bois de thuya dans les emplois industriels. Le bois a pour caractéristiques d'être très léger, ne travaillant pas, remarquablement fissile, naturellement immunisé contre la pourriture quand il est ouvragé car, sur pied, il présente de bonne heure la pourriture du pied. Très largement utilisé en Amérique du Nord, on voit mal pourquoi il ne trouverait pas d'emploi en France où il est d'ailleurs utilisé, entre autres, pour les revêtements extérieurs dans le bâtiment en montagne (bardeaux) et dans les «marina» de Deauville ; il a bénéficié également d'un marché important lors de la construction de l'hippodrome de Cergy pour l'aménagement des boxes ; en perches, il convient parfaitement pour les lisses de clôture des herbages dans les régions d'élevage du cheval. Il présente un grand intérêt forestier» conclut M. Marcel Mailloux traitant du thuya géant parmi les cinq principaux conifères d'origine américaine («La forêt privée» n 127, 1979). Gros producteur, n'est-il pas en effet intéressant? et cela d'autant plus que, si l'on hésite à diversifier les produits à livrer à l'industrie, nous sommes tenus de varier les essences de reboisement pour parer aux dangers d'épidémies qui se montrent de plus en plus redoutables. Pierre AUBERT Ingénieur du G.R.E.F. (e.r.) 78, rue J.-Moulin 27000 ÉVREUX 383 R.F.F. XXXII 4-1980