Les conséquences possibles pour l'euro de la crise constitutionnelle, après les référendums 1



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Transcription:

Les conséquences possibles pour l'euro de la crise constitutionnelle, après les référendums 1 par Jean-Jacques Rey Président du Panel monétaire, Ligue européenne de Coopération économique Les fondements de l'union économique et monétaire ont été posés dans le traité de Maastricht. Aucun des traités subséquents, qu'il s'agisse d'amsterdam, de Nice ou du projet de traité constitutionnel appelé ciaprès «constitution» n'y a apporté de modifications majeures. À s'arrêter aux pures formes et aux règles de droit, on pourrait donc dire que, pour l'euro, rien n'est changé par l'effet du «non» opposé à la constitution par les peuples français et néerlandais. C'est à la fois vrai et faux ; c'est surtout trop simple, au moment où la construction européenne traverse l'une des plus graves crises de son parcours. Dans le climat de rejet diffus et d'impuissance directrice dont souffrent aujourd'hui les autorités et les institutions, s'agissant d'europe et parfois d'etats européens, rien n'échappe aux remises en cause, les acquis semblant soudain frappés de précarité. Pourquoi l'euro échapperait-il à cette ambiance de questionnement? Or, à court et même à moyen terme, on peut être rassuré : l'euro tient bon, il est même un roc solidement ancré, dans la tempête qui l'entoure. C'est l'objet de cet article d'en tenter la démonstration, sans faire fi des inévitables retombées de la crise qui vient de s'ouvrir, et de se creuser encore par l'impuissance du Conseil européen à s'accorder sur les perspectives financières de l'union, selon le calendrier prévu. Ces retombées, on les groupera ci-après, pour la facilité, en conséquences respectivement anecdotiques, institutionnelles et socio- 1. L'auteur exprime sa gratitude envers Daniel Daco, Jean-Victor Louis, Robert Raymond et Pierre van der Haegen pour leurs précieuses observations sur une première version de cet article et assume bien entendu seul la responsabilité de son contenu.

16 Jean-Jacques Rey politiques. Les premières sont éphémères, et peut-être même déjà derrière nous ; les deuxièmes invitent à lire à l'envers les progrès modestes, certes que la constitution devait apporter aux règles en vigueur, pour l'union économique et monétaire ; les troisièmes, plus hypothétiques, conduisent à spéculer sur les conditions de la gestion de l'euro si l'environnement socio-politique demeure pour longtemps profondément ébranlé. * * * Parmi les conséquences jugées anecdotiques, il convient de ranger la dépréciation de l'euro observée dans le marché des changes, ainsi que l'évocation d'un éventuel rétrécissement de la zone euro par la résurrection d'une ou de plusieurs des monnaies nationales qu'il a remplacées. Dans les jours qui ont suivi les référendums français et néerlandais, l'euro s'est replié quelque peu dans le marché des changes. Il est probable, en effet, que ceci explique cela, encore que d'autres facteurs, d'ordre conjoncturel, auraient pu justifier un certain affaiblissement de l'euro. Certains n'auront pas manqué d'accueillir avec soulagement un léger recul de l'euro par rapport aux niveaux élevés précédemment atteints, particulièrement vis-à-vis du dollar américain : qu'ils ne crient pas victoire trop vite. Les mouvements relatifs des monnaies trouvent toujours une explication dans l'instant de la part des cambistes, mais à plus long terme, les économistes retrouvent un avantage comparatif pour l'analyse rétrospective de ces comportements. Or, les principaux soucis des économistes, sur ce plan, demeurent aujourd'hui comme hier, le risque de dépréciation du dollar américain en réponse au déficit colossal de la balance des paiements courants des États-Unis, de même que les décisions de placement des gestionnaires de réserves de change, dans les pays d'asie qui continuent à en accumuler à un rythme accéléré. L'euro ne saurait être abrité des incidences de ces facteurs, sans doute plus déterminants pour son orientation sur le marché des changes que les aléas de la cohésion ou de l'absence de cohésion entre autorités européennes, même si ces tribulations seront encore étroitement observées dans les marchés et pourront alimenter les sautes d'humeur de l'euro. On n'hésitera pas à ranger aussi dans l'ordre de l'éphémère la suggestion, aussi loufoque qu'amnésique, de soigner une économie malade en la «délivrant» de l'euro, jugé nuisible, pour lui rendre son

Dossier : Les conséquences possibles pour l euro de la crise constitutionnelle 17 ancienne monnaie, secret bien gardé de la croissance 2! Oubliés donc, l'effet purement transitoire des manipulations monétaires, l'injustice sociale de la dépréciation monétaire, les taux d'intérêt exorbitants frappant les monnaies faibles... Qui a déjà vu une réforme monétaire proposée pour substituer une moins bonne monnaie à la meilleure? L'enseignement le plus préoccupant de cette incartade n'est pas le risque d'éclatement de la zone euro, mais bien la constatation d'une grave carence de loyauté citoyenne à l'égard de l'europe, et cela, de la part de membres d'un gouvernement en exercice. En d'autres lieux, il est jugé punissable de s'en prendre au crédit de l'état, à travers sa monnaie ou son trésor public ; s'agissant de l'europe, tout semble permis et banalisé. Sans doute, la première leçon à tirer des développements récents estelle de reconnaître la sagesse de ceux qui ont recommandé et obtenu que la gestion de l'euro soit abritée des vicissitudes du système politique européen pour être confiée à un ensemble institutionnel autonome, et que lui soit assignée la responsabilité de la stabilité de cette monnaie, dans l'intérêt prioritaire de ses usagers. En choisissant pour modèle la meilleure des monnaies européennes, plutôt qu'une référence moyenne ou médiane, les architectes de l'union monétaire ont permis d'éviter qu'une grave crise politique se double d'une crise monétaire. * * * Il est trop tôt pour savoir si la constitution pourra survivre, en tout ou partie, aux accidents de parcours de sa ratification. Du point de vue institutionnel, la conséquence d'un échec durable serait le maintien tout aussi durable des dispositions en vigueur, au titre du traité de Nice. Sur le plan spécifique de l'union économique et monétaire, les sacrifices découlant de cette absence de progrès seraient modestes, mais pas nuls. Les principales avancées qui risquent d'être perdues sont quelques clarifications, parfois d'ordre «emblématique», et surtout quelques dispositions concernant l'union économique 3. À la première catégorie appartient l'article de la constitution (art. I-8) qui groupe les symboles de l'union, et parmi ceux-ci l'euro, désigné de 2. Des ministres du gouvernement italien, en particulier, se sont faits les avocats de cette idée. 3. Les considérations qui suivent doivent beaucoup à l'excellent Commentaire de la Constitution de l'union européenne, édité par Marianne Dony et Emmanuelle Bribosia, préface de Jean-Victor Louis, quatrième partie, chapitre 1, «L'Union économique et monétaire et la gouvernance économique», pp. 261-277.

18 Jean-Jacques Rey façon nullement triviale comme «la monnaie de l'union». Au moment où les États membres de la zone euro se trouvent en minorité au sein de l'union, après le récent élargissement, cette précision consolide utilement la légitimité européenne de l'euro. L'introduction du terme Eurosystème dans le vocabulaire du traité (art. I-30) présente aussi l'avantage, sur les textes précédents, de distinguer clairement le système européen de banques centrales (SEBC), comprenant la BCE et toutes les banques centrales nationales (BCN) de l'union, d'une part, et cette fraction du SEBC qui exclut les BCN dont la monnaie n'est pas encore l'euro, et auxquelles plusieurs dispositions ne s'appliquent donc pas. Le même article de la constitution attribue sans équivoque à la BCE le statut «d'[autre] institution» de l'union, déjà implicitement consacré par la Cour de justice européenne, dans un arrêt du 10 juillet 2003 4. C'est cependant dans le domaine de l'union économique, encore tenue dans des limites bien chétives, selon de nombreux observateurs, que la constitution contient les amorces de progrès les plus intéressantes, qu'il serait dommage de voir sombrer durablement dans l'oubli. Ainsi, plusieurs dispositions renforcent l'autonomie de délibération et de décision des États qui forment la zone euro, par rapport à ceux qui demeurent en dehors. L'Eurogroupe, enceinte qui rassemble les premiers, conserve un rôle informel, mais fait néanmoins l'objet d'un protocole (n 12) annexé à la constitution. La clause de ce protocole, qui prévoit l'élection d'un président pour deux ans et demi, a déjà été appliquée par anticipation, et l'on peut espérer que cette pratique survivra aux aléas de la constitution. La spécificité de la zone euro est aussi reconnue dans l'adoption de «grandes orientations de politique économique» pour et par ses États membres (art. III-194). La constitution élargit encore le champ des domaines dans lesquels les États membres de la zone euro sont seuls à avoir le droit de vote au sein du Conseil ECOFIN (art. III- 197). Les membres de l'eurogroupe se voient aussi attribuer un droit de recommandation préalable à la décision du Conseil ECOFIN, lorsque celui-ci doit statuer sur l'adhésion d'un nouvel État à l'euro (art.iii-198, 2). Dans la constitution, les conditions de la représentation externe de l'euro font l'objet d'une rédaction nouvelle, qui habilite le Conseil à adopter, à la majorité qualifiée des seuls États membres de la zone euro, 4. Affaire C-11/00, Commission c. BCE, Recueil des Arrêts de la Cour de justice, p. I- 7147.

Dossier : Les conséquences possibles pour l euro de la crise constitutionnelle 19 des «mesures appropriées pour assurer une représentation "unifiée"» (art. III-196, 2 et 3). La constitution permet à la Commission européenne d'adresser, de sa propre initiative, un avertissement à l'état membre dont la politique économique s'écarte des «grandes orientations de la politique économique», et qui risquent de compromettre le bon fonctionnement de l'union économique et monétaire (art. III-178, 4). De même, la Commission se voit reconnaître le droit d'adresser un avis à l'état membre concerné si elle estime qu'il y a un déficit excessif ou qu'un tel déficit risque de se produire (art. III-184, 5). Le pacte de stabilité et de croissance fait d'ailleurs l'objet d'une «déclaration ad art. III-184», exprimant le soutien de la Conférence intergouvernementale au respect du pacte. Toutes ces dispositions partagent aujourd'hui l'état précaire de la constitution, même si l'on peut douter qu'elles aient pesé lourd dans les objections de la majorité de l'opinion, en France ou aux Pays-Bas. Encore s'est-on borné à rappeler ici quelques unes des dispositions qui concernent spécifiquement l'union économique et monétaire. D'autres, plus générales dans leur champ d'application et notamment celles qui devaient faciliter la mise en œuvre des coopérations renforcées pourront aussi faire sentir leur absence, de façon plus indirecte, sur les conditions de fonctionnement de cette Union. * * * Plus hypothétiques, mais peut-être plus graves, pourraient être les conséquences, pour l'euro, d'une détérioration durable du climat de gouvernance dans lequel l'union européenne est appelée à fonctionner. Il faut rappeler que, même avec la constitution, de nombreux observateurs dénonçaient les faiblesses du volet économique de l'union économique et monétaire. Les discussions qui ont entouré la réforme du pacte de stabilité et de croissance, la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne et le projet de directive sur la libération des services ont illustré à quel point le consensus est laborieux, et l'action anémique, sur les composantes supposées communes de la politique économique européenne. Certes, la santé de l'euro dépend en première analyse de la politique monétaire, et de son succès à préserver le pouvoir d'achat de la monnaie. La BCE dispose à cet effet d'un mandat clair et des instruments d'action appropriés pour la conduite de sa politique. N'en déplaise à certains commentateurs, la brève expérience de cet arsenal est un succès

20 Jean-Jacques Rey mondialement reconnu, spécialement dans les conditions difficiles où elle a été vécue. À long terme, cependant, la BCE est la première à savoir que la santé de l'euro dépend aussi de la santé des économies concernées, en particulier de leur aptitude à entretenir une croissance soutenable, dont les facteurs sont loin d'être tous entre les mains de l'autorité monétaire. Les leviers de la politique économique appartiennent aux États membres, qui s'engagent à coordonner leur action au sein de l'union européenne, avec un degré de sanction susceptible de varier selon qu'ils appartiennent ou non à la zone euro. Force est de constater que les moyens d'action de l'union elle-même, pour maintenir les politiques économiques dans les rails de la coordination, sont limités. Les gouvernements des États membres, quant à eux, se sentent contraints, dans leurs instruments d'action, soit par les réticences de l'opinion publique à l'égard des réformes dont ils admettent eux-mêmes la nécessité, soit, pour certains, par les dérapages des finances publiques qu'ils n'ont su éviter lorsque la conjoncture leur aurait pourtant permis d'accumuler des réserves. Le danger de cette situation est double : d'une part, que la croissance tarde à réapparaître, parce que les conditions d'un retour à la confiance ne sont pas réunies ; d'autre part, que les opinions, comme les autorités, soient tentées d'attribuer à l'environnement monétaire l'obstacle à des jours meilleurs. On perçoit déjà trois axes à cette tentation, plus sensible dans les pays latins que germaniques, slaves ou anglo-saxons. Le premier consiste à blâmer la politique monétaire de la BCE parce que, trop attentive à la stabilité des prix, elle ferait obstacle à la croissance en maintenant des taux d'intérêt réels trop élevés. Non seulement ce reproche résiste-t-il mal à l'analyse, lorsque ces taux sont proches de zéro, depuis de nombreux mois, mais le reproche inverse commence à se faire entendre : à force de maintenir des taux d'intérêt anormalement bas, la BCE court le risque d'alimenter des comportements imprudents en matière d'endettement, ou sous forme de spéculations boursières ou immobilières, de nature à mettre en danger la stabilité financière elle-même. Un deuxième axe critique consiste à remettre en cause le statut même de la BCE, et son indépendance : comment une politique aussi importante que celle qui gouverne la monnaie pourrait-elle échapper aux mandataires du corps électoral? C'est bien mal comprendre la place de la monnaie dans l'édifice démocratique : en réalité, le corps électoral devrait se féliciter que la gestion de sa monnaie soit déléguée à un compartiment autonome de la fonction publique, dont il nomme indirectement et

Dossier : Les conséquences possibles pour l euro de la crise constitutionnelle 21 périodiquement les dirigeants, et dont les rapports et comptes sont régulièrement publiés. La BCE n'est pas un repaire de technocrates opérant en chambre close : elle est le lieu d'exercice responsable du mandat qui lui est démocratiquement assigné. C'est précisément dans les circonstances où la gouvernance générale européenne souffre de graves carences que l'on devrait se réjouir d'en avoir au moins abrité la gouvernance monétaire. Un troisième axe de contestation s'adresse à l'euro lui-même, parce qu'il serait incapable de s'ajuster aux trajectoires divergentes des États membres, tant en termes de croissance que d'inflation. Comme si on n'y avait pas pensé à l'avance! D'abord, ces disparités régionales sont présentes à l'intérieur même des États qui gèrent leur propre monnaie, et ne sont pas plus importantes qu'elles ne le sont, par exemple, aux États- Unis 5. Il est vrai qu'à l'intérieur d'un État, des mécanismes compensateurs, automatiques ou discrétionnaires, dérivent du budget pour alléger l'effet de ces disparités régionales, même s'ils ne suffisent pas toujours à empêcher que des écarts se creusent, comme on a pu l'observer entre le Nord et le Sud de l'italie, bien avant l'euro. La conscience que de tels mécanismes seraient absents dans le cadre européen a conduit, bien avant l'introduction de l'euro, à identifier des «critères de convergence», dont la satisfaction gouvernerait la faisabilité de l'union monétaire. De surcroît, on oublie trop vite, aujourd'hui, que l'union monétaire a aussi été dictée par l'impossibilité croissante, en Europe, de corriger durablement des écarts de compétitivité par des ajustements monétaires, à moins que ceux-ci ne s'accompagnent des mesures que les critiques de l'euro voudraient précisément éviter... Il ne manque donc pas d'arguments pour réfuter les objections qui s'expriment aujourd'hui à l'endroit de l'euro et de sa gestion. Il importe cependant de ne pas laisser la BCE seule à les faire valoir auprès de l'opinion et des autorités nationales. Au moment où l'europe politique et économique se porte mal, on pourrait attendre un soutien au moins verbal et moral des autorités, des milieux académiques, professionnels et syndicaux, des animateurs de la société civile, à cette part d'europe qui fonctionne encore correctement. Il faut demander un sursaut de loyauté à ceux qui ont la conscience et la mémoire des avantages que les acquis européens ont apportés à tous les citoyens d'europe, et ne pas laisser toute la place médiatique à la légende des gagnants et perdants à travers 5. Cf. Jean-Claude Trichet : «La BCE : vigilance et réalisme», Le Monde, 16 juin 2005.

22 Jean-Jacques Rey un combat entre prétendus «contributeurs nets» et «bénéficiaires nets». La diversité des langues, dans notre continent, n'a pas permis l'émergence de médias largement diffusés professant une telle loyauté. Les contreexemples, dans la presse nationale, ne sont hélas que trop fréquents 6. Il reste à espérer que le pendule a maintenant oscillé jusqu'à son extrême, en direction des tendances centrifuges et de la mise en péril des progrès de la construction européenne. Ce ne serait pas le premier épisode d'un nouveau départ du pendule en sens contraire, pour lequel il ne manque pas de bonnes volontés. L'euro s'en ferait du bien, et les citoyens d'europe aussi. Jean-Jacques Rey. 6. Le Financial Times, rendant compte, dans son édition du 17 juin 2005, d'un exposé du vice-président de la BCE, M. Lucas Papademos, traitant précisément des disparités d'évolution dans la zone euro et de la nécessité pour les États membres de veiller à leur compétitivité, dans l'intérêt même de la croissance, titrait malicieusement : «ECB fears euro has hurt growth».