L ODEUR DE L ARGENT SALE



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CE COMMUNIQUÉ NE DOIT PAS ÊTRE PUBLIÉ, DISTRIBUÉ OU DIFFUSÉ, DIRECTEMENT OU INDIRECTEMENT, AUX ÉTATS-UNIS, AU CANADA, EN AUSTRALIE, OU AU JAPON.

FAUX dans les TITRES: art CPS

Transcription:

Christophe-Emmanuel LUCY L ODEUR DE L ARGENT SALE Dans les coulisses de la criminalité financière Préface de Valéry Turcey Magistrat, 2003 Éditions d Organisation, 2003 ISBN : 2-7081-2880-9

CHAPITRE 2 Les techniques des blanchisseurs, de l artisanat à l industrie Des marchés de matières premières, en passant par les casinos, les banques, les agents de change et les courtiers d assurance, tous les moyens sont bons (placement, empilage, intégration) pour permettre aux blanchisseurs de transformer la monnaie fiduciaire douteuse en monnaie scripturale d une blancheur immaculée. 13

L ODEUR DE L ARGENT SALE L article 324-1 alinéa 1 er du Code pénal définit le blanchiment comme «le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l origine des biens ou des revenus de l auteur d un crime ou d un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect». Le deuxième alinéa précise que «le fait d apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d un crime ou d un délit» constitue également un blanchiment. Le délit de blanchiment a deux éléments constitutifs. Avec le premier élément, la loi a cherché à appréhender deux types de comportement : - la justification mensongère de l origine des biens, c est-à-dire les actes par lesquels la personne va faciliter la création d une fausse origine des biens ou des revenus, qui sont en réalité le produit d une infraction. La loi vise la commission d actes de falsification, de fabrication de faux et d usage de faux, destinés à donner une apparence légale à l origine des biens ; - le concours apporté à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d un crime ou d un délit. La loi vise ici des agissements qui en eux-mêmes ne sont pas forcément délictueux par nature mais le deviennent de par leur finalité. De fait, le blanchiment s effectue en plusieurs étapes, simultanées ou successives. Le deuxième élément constitutif du délit de blanchiment s appuie sur la connaissance de l origine délictueuse des fonds par l auteur du blanchiment. Ce délit est intentionnel. La loi pénale a exclu les cas d imprudence ou de négligence. Il faut donc que l auteur sache que les produits proviennent d un crime ou d un délit. L autorité de poursuite devra prouver la mauvaise foi du blanchisseur. Mais la jurisprudence pourrait bien décider qu à l aune des circonstances, l auteur ne pouvait ignorer l origine frauduleuse des revenus. Les magistrats auraient alors recours à un faisceau de présomptions telles que l attitude de l auteur et les conditions insolites de l opéra- 14

Les techniques des blanchisseurs, de l artisanat à l industrie tion. Les différentes méthodes impliquent la participation d institutions financières, parfois complaisantes, le plus souvent négligentes. Les experts du Groupe d action financière sur le blanchiment des capitaux (Gafi) distinguent trois méthodes principales : le placement (conversion des espèces), l empilage (dissimulation des sources) et l intégration (absorption dans les circuits légaux). Le placement Le commerce de la drogue s effectue essentiellement en espèces, et les billets sont plus souvent pesés que comptés. Le procédé du placement consiste à convertir sous d autres formes les espèces issues du trafic de drogue. Cela suppose le plus souvent une transformation préalable de la monnaie fiduciaire douteuse en monnaie scripturale. Pour Thierry Crétin 1, cette phase du blanchiment est la plus risquée. Elle devient néanmoins une activité à part entière puisque les cartels colombiens en sont à vendre en paquets et à moindre prix l argent de la drogue à leurs homologues des cartels mexicains ou de la Camorra, à charge pour ceux-ci de s arranger de la question du blanchiment. Il est possible de le faire directement en achetant des chèques de voyage ou des bons de caisse au porteur dans une banque ou encore des devises auprès d un changeur manuel. Dans ce dernier cas de figure, les blanchisseurs utilisent les services de schtroumpfs chargés d effectuer des opérations de change pour des montants n excédant pas les 750 ou 1 500 euros selon les législations en vigueur dans le pays, afin de ne pas attirer l attention. Selon CPR Changes, grossiste en billets de banque étrangers «le volume d affaires réalisé par la catégorie des changeurs manuels est égal au volume réalisé par les Caisses régionales de Crédit Agricole, la BNP et le Crédit Lyonnais réunis. Certains réalisent des chiffres d affaires sur Paris supérieurs à 15 millions d euros et même 1. Thierry Crétin, Les mafias du monde, Paris, PUF, 1998. 15

L ODEUR DE L ARGENT SALE dépassent les 30 millions d euros, ce qui est équivalent au chiffre d affaires réalisé en matière de change par Disneyland Paris 1». En novembre 1991, les inspecteurs des douanes américaines arrêtent une Africaine, résidant aux États-Unis, au moment où elle s apprête à prendre un vol KLM à destination du Ghana. Une fouille du sac qu elle tient à la main révèle la présence de 24 000 dollars cachés dans une paire de draps, les inspecteurs découvrent deux bouteilles de shampooing remplies de billets de 100 dollars. La passagère avoue alors avoir avalé un certain nombre de ballonnets remplis de billets. Répétée plusieurs fois par de nombreux passeurs, l opération permet de transporter des centaines de milliers de dollars d un continent à l autre et de les déposer sur le compte ouvert dans une banque d un pays peu regardant sur l origine des fonds. Mais, du fait des contrôles exercés et de l ampleur des sommes à transformer, les trafiquants utilisent aussi d autres méthodes qui font appel à différents intermédiaires. De façon générale, tous les commerces et services qui réalisent l essentiel de leur chiffre d affaires en liquide (restaurants, boîtes de nuit, stations-service, salons de jeu casinos, etc.) constituent des intermédiaires pratiques pour le lavage de l argent sale. Les casinos font l objet d une surveillance spéciale dans de nombreux pays, du fait des possibilités importantes qu ils offrent aux trafiquants : transformation des espèces en jetons ou plaques, possibilité d utiliser des plaques dans un autre casino, ou d échanger des plaques contre un chèque de l établissement de jeux. Le casino peut lui-même jouer un rôle actif, en plaçant certains individus dans le consortium (association de joueurs qui tiennent la banque). 1. Les Échos du 24 juin 1996, article de Marie-Laure Cittanova. 16

Les techniques des blanchisseurs, de l artisanat à l industrie Pour déjouer la surveillance de la police, les trafiquants utilisent les services de joueurs professionnels bien connus, de même qu ils se servent de certains prête-noms complaisants, et parfois célèbres, pour gérer les casinos qu ils possèdent Frank Sinatra à Las Vegas Les procédés de blanchiment les plus couramment utilisés font appel au droit des contrats. L opération la plus simple, l amalgame, consiste à mêler les revenus illégaux à ceux qui sont issus d une activité légale ; rien de plus facile pour les commerces faisant la plus grande partie de leur chiffre d affaires en espèces. Un antiquaire qui vend une commode 7 518 euros peut très bien prétendre l avoir vendu 10 526 euros et blanchir ainsi 3 008 euros qui proviennent d un commerce de cannabis. Idem pour un gérant de night-club qui se livrerait à un trafic de stupéfiant couvert par la majoration du nombre de ses entrées. La société de façade utilisée pour blanchir l argent sale est alors bien intégrée dans le secteur économique légal. Il est difficile de prouver que le prix de la chose vendue, que le coût de la prestation de service ou le nombre de prestations effectuées sont gonflées pour permettre de telles opérations, à moins qu il y ait distorsion entre le chiffre d affaires et les capacités de l entreprise, ce qui pourrait constituer un indice évident. Une autre méthode consiste à utiliser les services de passeurs pour transporter le cash vers des intermédiaires financiers complaisants ; pendant longtemps, des avocats d affaires ou des courtiers financiers suisses ont réceptionné des valises de billets qui ont alimenté des dépôts anonymes sur des comptes numérotés. Mais les trafiquants utilisent surtout des paradis bancaires. Les places financières offshore présentent de multiples avantages : absence de dispositions légales faisant obligation aux banques de conserver des traces de l identification de leurs clients ou des opérations réalisées, absence de contrôle des autorités bancaires. Une autre méthode utilisée pour transformer l argent douteux consiste à acquérir contre des espèces des objets précieux : bijoux, métaux précieux, œuvres d art, objets de collection, produits de luxe, etc. C est une technique qui a notamment les faveurs des yakusa (organisation mafieuse japonaise). 17

L ODEUR DE L ARGENT SALE Une fois la monnaie fiduciaire douteuse transformée en monnaie scripturale, les trafiquants vont utiliser la technique de l empilage pour cacher l origine douteuse des fonds. L empilage Cette technique consiste à multiplier les opérations financières pour les rendre complexes donc opaques et dissimuler les traces de l origine des fonds dans des paradis réglementaires ou au travers de sociétés écrans. À partir d un certain nombre de transactions, l observateur perd de vue le point de départ du circuit financier. Les transferts électroniques de fonds à l étranger s effectuent d abord vers des institutions financières peu regardantes ou des sociétés, boîtes aux lettres installées dans des paradis bancaires, puis vers des compagnies bancaires plus respectables en vue de ramener les capitaux vers le pays d origine. L exemple de la Bank of Credit & Commerce International (BCCI) illustre bien cette technique de l empilage ; celle-ci est dotée d un siège au Luxembourg et de filiales installées dans 73 pays. Les sommes blanchies par l ensemble du réseau de la BCCI se montent à 32 millions de dollars, principalement aux États-Unis, à Londres et à Paris. Les petites coupures, produit de la vente de la drogue, sont déposées sur des comptes courants. Puis ces dépôts sont regroupés sur un compte commun qui est un compte de dépôt à terme. Intervient ensuite la phase du placement de l argent délictueux dans des opérations d investissement qui transitent par des comptes au nom de sociétés financières. Ces sociétés ont leur siège dans des pays considérés comme des paradis fiscaux : îles Caïmans, Bahamas ou Panama. Elles ont été créées pour le seul intérêt du cartel. Ainsi, le fonds de départ et le bénéfice de ces placements peuvent être restitués au cartel. La complexité du blanchiment tient concrètement à la multiplication des comptes intermédiaires et à leur dispersion géographique. Par le seul jeu des écritures bancaires, l argent se déplace en effet entre les places financières que sont Paris, Londres, New York et les paradis fiscaux. 18

Les techniques des blanchisseurs, de l artisanat à l industrie L affaire Jurado n est pas sans rappeler cette technique. Aujourd hui interpellé et condamné au Luxembourg, Franklin Jurado utilisait Paris comme base stratégique. Se présentant comme conseiller financier, ce diplômé de Harvard travaillait en réalité pour l un des chefs du cartel de Cali, José Santa Cruz Londono, l un des principaux narcotrafiquants colombiens. Il était chargé d européaniser les intérêts des trafiquants, notamment après la fermeture de la banque panaméenne Interamerica 1. Dans ses notes, Franklin Jurado décrit le fonctionnement de son système en quatre phases : «Lorsqu un compte est ouvert en Allemagne sous le nom de Perez et qu il est alimenté par des fonds virés depuis les Caraïbes, il est en phase 1 ; lorsqu un autre compte ouvert à la Banque industrielle de Monaco sous le nom de Ruiz est alimenté par un virement de la part de Perez en Allemagne, ce compte est en phase 2 ; si, par la suite, deux sociétés, l une suisse, l autre luxembourgeoise, sont constituées et reçoivent des fonds de la part de Ruiz, alors ceux-ci sont devenus totalement européens et sont en phase 3 ; si un compte à pseudonyme a été ouvert par la société suisse en Autriche (considérée comme un paradis fiscal) pour recevoir des fonds de la société luxembourgeoise, le compte se trouve en phase 4, c est-à-dire sans aucun motif pour mettre ses actifs en doute 2.» Jurado occupait un appartement rue Saint-Honoré et avait ouvert un compte personnel auprès de l agence de la BNP de la place Vendôme. En trois ans, il a reçu sur son compte la somme de 570 960 dollars, 1. «Les puissances criminelles, une authentique question internationale», article de Thierry Crétin dans Ramses 2001 publié par l Institut français de relations internationales. 2. Jean-Louis Hérail et Patrick Ramael, Blanchiment d argent et crime organisé, Paris, PUF, 1996. 19

L ODEUR DE L ARGENT SALE qui avaient été régulièrement virés d une banque du Panama entre le 10 juillet 1987 et le 4 mai 1990. Il était aidé par un couple âgé, d allure respectable, ex-beaux-parents de José Santa Cruz Londono, qui lui donnaient procuration sur tous les comptes qu il ouvrait pour eux. De son côté et sous un faux nom, Jurado recevait ses instructions au siège d une société, domiciliée à Boulogne-Billancourt. Dans cette affaire, les espèces étaient «placées» dans plusieurs banques complices à Panama. Celles-ci effectuaient les virements en Europe, où Franklin Jurado avait mis en place un «mécanisme de raffinage des fonds de façon qu ils deviennent de plus en plus européens et qu aucune trace ne remonte à leur origine 1». Pour Jurado, la première étape était celle où les avoirs des trafiquants devenaient «utilisables sans questions et sur n importe quel marché 2». La seconde et dernière étape était celle du rapatriement des fonds totalement «lavés» dans l économie colombienne. Dans cette stratégie, les plus grandes banques françaises, présentes dans toute l Europe, jouaient un rôle éminent. Jurado a déposé plus de 4,5 millions d euros sur leurs comptes, ouverts à la BNP, au Crédit Lyonnais, à la Société Générale. Pendant trois ans, il a entretenu des contacts réguliers avec chacune de ces banques, soit à Paris, soit dans une de leurs filiales à l étranger. Arrêté au Luxembourg, Jurado fut condamné en 1992 à quatre ans et demi de prison. Son procès a porté au total sur le blanchiment de 91 millions de dollars pour le compte du cartel de Cali, provenant pour l essentiel de la vente de la cocaïne à New York, répartis sur 270 comptes dans 120 banques aux États-Unis, en Europe et à Panama. Seuls 36 millions de dollars ont été retrouvés. Franklin Jurado n a pas fait l objet de poursuites en France, il a été discrètement extradé le 14 mai 1994 vers les États-Unis où l attendaient les hommes de la 1. Assemblée générale des Nations unies, session extraordinaire consacrée au problème mondial de la drogue, 8-10 juin 1998. 2. Notes figurant dans un carnet de Franck Jurado qu il portait sur lui lors de son interpellation. 20

Les techniques des blanchisseurs, de l artisanat à l industrie DEA (Drug Enforcement Administration). Il semble difficile de ne pas rapprocher la livraison de Jurado aux Américains de l opération Margarita. Concernée comme n importe quel autre pays du monde par le blanchiment d argent, même lorsque ces affaires ne débutent pas sur son sol, la France offre la sécurité économique, qu en est-il sur le plan juridique? Pour blanchir des sommes très importantes, les délinquants utilisent des procédés de plus en plus élaborés. Le faux contrat permet un premier transfert de fonds. Mais il peut servir de support à de vrais contrats qui pourront mêler à l opération de blanchiment des acteurs économiques de bonne foi, des établissements bancaires, des avocats, des notaires, des conseils ou des comptables qui n ont pas à s immiscer dans la gestion des affaires de leurs clients et qui ne pourront que très rarement vérifier la véritable nature de l opération. Les procédés utilisés se caractérisent par leur degré de fiction. Au titre des spécialités très prisées des Colombiens : le faux crédit documentaire. Issue du commerce international, la technique du crédit documentaire permet théoriquement à deux partenaires étrangers qui ne se connaissent pas d importer des marchandises en étant certains de la réalité de la marchandise transportée, grâce à un connaissement, et de la réalité du paiement, grâce à un banquier dûment mandaté. Lorsque les trafiquants utilisent cette technique de paiement, les documents sont faux, mais le transfert des fonds s effectue légalement et l argent intègre le circuit légal. Le crédit documentaire peut être endossé par un troisième intervenant de bonne foi à l occasion d un contrat de fourniture. L opération sera alors plus complexe et l intervention d un tiers de bonne foi renforcera l apparence légale de la transaction. Revu et corrigé par les cartels, le mécanisme permet de payer cent fois leur valeur des denrées usuelles et de créditer ainsi le compte d une société importatrice basée à Londres ou à Paris, société qui appartient bien sûr aux trafiquants. 21

L ODEUR DE L ARGENT SALE L intégration C est le procédé le plus élaboré : il consiste à conférer une apparence licite à des fonds qui, au départ, étaient d origine totalement illicite. Cette origine est déguisée. Les fonds blanchis sont intégrés à des fonds d origine licite : d où l intérêt d utiliser la double facturation ou la surfacturation de certaines opérations de vente ou d exportation, des prêts apparents à des sociétés respectables, l encaissement de bons anonymes souscrits par des prête-noms Après blanchiment, l argent est recyclé dans des affaires licites : placements immobiliers, investissements industriels, achats de valeurs mobilières. Les trafiquants financent souvent des opérations grâce à des prêts fournis par des succursales de banques étrangères, prêts garantis par les dépôts effectués dans d autres agences du même groupe. Cela veut dire qu ils empruntent en fait leur propre argent (technique du prêt «dos à dos»). Cette technique leur permet de blanchir à nouveau l argent sale, en remboursant en espèces les prêts accordés (opération pour laquelle les banquiers sont moins regardants que pour les dépôts). Dans le cadre d une convention de prêt, l argent à blanchir est transféré clandestinement dans un paradis fiscal à l étranger. Il est mis sur le compte d une société bis constituée par le délinquant sous la forme de holding assurant l anonymat des dirigeants. Celle-ci passe une convention de prêt avec une société prime se trouvant sur le territoire du mafieux et lui appartenant de manière plus ou moins directe. Le contrat de prêt peut servir à l achat de biens immobiliers. Le malfaiteur rembourse le prêt et paie les intérêts, qu il déduit de son revenu imposable. La cession conventionnelle du prêt est également très courue par les délinquants. Elle autorise la cession du prêt par le débiteur à une partie tierce avec l autorisation formelle du créancier. C est un moyen simple et efficace pour transférer l argent blanchi du paradis fiscal à la banque du criminel sans que celui-ci ait à rembourser 22

Les techniques des blanchisseurs, de l artisanat à l industrie l intégralité du prêt. Mais le créancier qui accepte la substitution de son débiteur principal par un autre peut être impliqué plus facilement pour blanchiment. La crédibilité de l opération repose sur les relations contractuelles qu entretiennent le débiteur principal et la partie tierce à la convention de prêt. La cession de prêt doit, si possible, apparaître comme une forme de compensation. Enfin le prêt garanti constitue la technique la plus astucieuse et la plus couramment utilisée. Dans ce cas de figure, la banque créancière sera moins facilement impliquée dans une procédure de blanchiment, puisque, si la caution se substitue au débiteur principal, le créancier n aura pas d accord à donner. L argent à blanchir est déposé sur le compte d une société A (constituée sous la forme d un holding), dans un établissement bancaire situé sur un paradis fiscal. Le délinquant s adresse à un établissement bancaire pour l obtention d un prêt, afin d acquérir un bien immobilier. Ce prêt est garanti par la société B. L emprunteur dispose alors de deux solutions : - soit il décide de ne pas rembourser son prêt et la banque appelle la caution qui n engagera pas d action récursoire en vue du recouvrement de la créance qu elle a sur le débiteur défaillant (les fonds seront alors légalement transférés du paradis fiscal à la banque de l emprunteur qui pourra éventuellement justifier l absence d action récursoire par de fausses relations contractuelles entretenues avec la société A) ; - soit l emprunteur rembourse et utilise l argent sale pour l obtention d un autre prêt. Le montage peut être affiné en ayant recours à des sous-cautions, la caution étant alors constituée par une société propre, ayant une certaine notoriété et des activités commerciales réelles. L octroi d un prêt grâce à la caution d une société étrangère peut paraître suspect aux forces de police lorsque le délinquant n a apparemment pas de 23

L ODEUR DE L ARGENT SALE revenus suffisants pour le justifier. L emprunt doit être normalement proportionné à la somme des revenus disponibles, mais le mafieux peut toujours se protéger contre d éventuelles investigations policières en démontrant qu il entretient une relation contractuelle, qui peut avoir une forme commerciale, avec cette société étrangère. Il peut, par exemple, par l émission de fausses factures, montrer qu il a une créance sur la société qui se porte caution ou sur la souscaution. Patrick Moulette, secrétaire exécutif du Gafi, s inquiète également des typologies de blanchiment dans le secteur de l assurance ; il fait mention de la souscription des contrats à prime unique et prend comme exemple l assurance-vie. Ce contrat est généralement payé en espèces par les blanchisseurs puis annulé quelque temps après, même s il y a des pénalités. Le souscripteur demande alors à être remboursé par chèque. Certaines compagnies d assurance exigent d ailleurs que tout paiement en espèce soit remboursé en cash, par mesure de prévention. Si le recyclage s effectue traditionnellement dans les pays d origine des trafiquants et dans les pays industrialisés, les anciens pays de l Est constituent depuis peu une destination privilégiée : les possibilités d investissement sont multiples et les contrôles sont réduits. Quant à l Allemagne réunifiée, elle semble constituer actuellement un véritable eldorado pour les narcotrafiquants. «Les techniques du blanchiment sont bien connues, et leur efficacité tient davantage à la difficulté de les repérer dans l océan des transactions journalières», indique Anne de la Vallée Poussin, viceprésident du comité de direction de la banque de gestion Edmond de Rothschild Luxembourg 1. 1. Séminaire de la banque de gestion Edmond de Rotschild Luxembourg des 24 et 25 septembre 1997 sur les méthodes de détection à mettre en place afin de déceler les premiers signes de blanchiment d argent dans le cadre d organismes de placements collectifs. 24

Les techniques des blanchisseurs, de l artisanat à l industrie La devise de ceux qui font du blanchiment d argent est simple : rester incognito et brouiller les pistes. Ainsi, dans leurs relations avec les banques, ils ont particulièrement recours à des couvertures et des intermédiaires. Concrètement, cela signifie que les blanchisseurs utilisent : des couvertures, qui justifient l argent en provenance de l étranger ; des personnes physiques, comme intermédiaires, évitant ainsi tout contact avec la banque ; des personnes morales, pour former un écran, comme des sociétés fictives, des fiduciaires, des holdings ; un compte qui était inactif ou dormant ; un compte qui vient d être crédité par un montant important et inattendu depuis l étranger ; plusieurs comptes à vue auprès de plusieurs établissements pour les souscriptions alors que leurs activités professionnelles ne le justifient pas. Et ils demandent à faire transiter certaines transactions (souscriptions, rachats), non pas sur leur propre compte mais sur un compte nostro de la banque. Les blanchisseurs peuvent également souscrire ou racheter des parts ou actions auprès d organismes de placement collectif, alors que ceci ne correspond pas à leur situation financière ; des parts ou actions sans objectif clair ou dans des circonstances qui paraissent inhabituelles ; à partir de places offshore ou de pays où la production de drogues ou le trafic de stupéfiants se sont développés ; sur la base d un chèque tiré sur un compte d une personne étrangère ou en cash. Enfin, les délinquants financiers souscrivent des parts de fonds commun de placement et sont plus intéressés par les détails du rachat que par la performance du FCP (par exemple, trois mois après une souscription ou alors que les investisseurs viennent de subir une grosse perte). 25