Pourquoi Jessie en vint à tuer Harry de Antoine Morineau antoine.morineau@laposte.net
Harry savait que son grand jour était arrivé. A vrai dire, tout le monde le savait, en tout cas dans le monde de l'art. Pourtant, il ne ressentait plus l'excitation comparable à celle qu'il avait pu ressentir auparavant. Il savait son œuvre achevée. Il savait qu'elle ne pouvait maintenant que se dégrader et c'était d'autant plus douloureux pour lui. En fait, pour un observateur attentif, l'impact de cette douleur sur ses toiles était déjà visible. Cependant, on ne pouvait qualifier d'attentif la large majorité des invités qui viendraient au grand lancement de l'exposition ce soir-là; aussi Harry ne s'empêchait pas d'être triste. A ses débuts, il n'aurait jamais laissé monter en lui ce genre de peine latente un jour de vernissage, il savait pertinemment que cela ternissait ses toiles. La première réaction du public face au fait incontestable que ses toiles étaient vivantes fut la curiosité. Nombreux furent les incrédules ayant essayé de trouver "le truc". Ils durent vite admettre qu'il n'y en avait pas. Il y eut de ce fait quelques réactions fanatiques, certains voyant dans son art une manifestation du diable, mais cela resta anecdotique. Il acquit vite une grande réputation aussi bien dans le milieu artistique qu'auprès du grand public, la fascination et la magie exercée par ses toiles ayant eu raison des deux partis. Ce que le public n'a pas compris tout de suite, c'est que la relation de l'auteur avec ses toiles était bien plus fusionnelle qu'il avait bien voulu l'avouer. La vérité fut
finalement étalée au grand jour un après-midi de septembre quand la mère d'harry s'éteignit. D'après les témoins, ses toiles n'avaient jamais été aussi puissantes et en même temps si déchirantes. Ce qui pourrait paraître triste a en fait largement contribué au mythe, et nombreux sont les amateurs qui espéraient secrètement qu'harry traverse à nouveau des moments difficiles. Jessie comprit dans l'instant que si Harry venait à mourir alors il en serait de même pour son œuvre. Harry n'avait pas envie d'aller à cette interview. Malheureusement il était moins libre dans la vie que dans sa peinture et ne pouvait guère s'y soustraire. Il ne regarda même pas son interlocutrice et se contenta de répondre à ses questions. Depuis un moment déjà, son regard préférait se perdre dans ses toiles plutôt que dans les yeux des autres. Il répondit aux questions sans même se préoccuper de savoir si elles menaçaient sa vie privée. Après tout, ce qu'il aurait aimé cacher, le monde le savait déjà. Jessie, quant à elle, voyait pour la première fois un homme qu'elle admirait à travers ses toiles. Cet homme, même triste et absent, se détachait de tout. Et sans lui avoir jamais parlé autrement qu'au travers diverses questions typiques de journaliste, elle le comprenait. Elle mit fin à l'interview.
Ce fut le grand soir. Harry contemplait son œuvre répartie dans plusieurs salles. Il y avait du champagne. Il y avait du monde. Il y avait du monde mais, curieusement, personne ne lui parlait. Lui ne voyait que des inconnus, des ombres et surtout des ombres qui parlaient de lui, qui décortiquaient son travail, qui cherchaient à expliquer son génie. C'est à cet instant qu'harry vit cette femme, seule, contemplant la toile qu'il considérait comme son œuvre majeure. Peu de gens avaient conscience que cette peinture battait au rythme du cœur d'harry. Cette femme, incontestablement, le savait. Il lui parla et s'aperçut qu'il connaissait sa voix. Cette fois-ci les choses étaient différentes, il ne l'ignorait plus. En regardant ce cœur battre, Jessie avait fait son choix. Harry n'en savait encore rien, mais il allait bientôt mourir. Ils s'éloignèrent de la foule et se retrouvèrent bientôt seuls. Jessie aurait voulu lui dire qu'il ne mourrait pas complètement, elle aurait voulu lui dire pourquoi elle devait le tuer. Mais la lame était déjà rentrée en lui. Son sang commençait à couler. Alors qu'harry vivait ses derniers instants, ses toiles prirent une dimension supérieure à tout ce qu'on avait vu jusqu'alors. Une sorte de dernier sursaut avant la mort, s'additionnant à l'effet de surprise et au déchirement de voir une femme, qu'il aimait déjà, le tuer lâchement.
Jessie approcha une toile vierge auprès d'harry, préleva un peu de son sang et le déposa dessus. Celui-ci se mit en mouvement. Une parcelle d'harry vivait maintenant au sein de cette toile. Et cette petite parcelle, bien que limitée par un cadre, se trouva être bien plus libre que dans un cadre de corps humain. Jessie savait qu'il en serait ainsi. Il ne pouvait en être autrement. Et le fait était là : Harry était mort, pourtant ses toiles lui avaient survécu et resteraient telles qu'elles étaient à l'apogée de création de l'artiste. C'est cela qui comptait aux yeux de Jessie. Une seule toile ne put être sauvée : c'était celle du cœur d'harry. Elle avait cessé de battre et était redevenue blanche comme si rien ne l'avait jamais touchée.