Luc Baptiste. Le village et enfin. Bleu autour



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Transcription:

Luc Baptiste Le village et enfin Bleu autour

À Édith et Jean Baptiste, mes parents À mon fils Enki

image C est une femme dure et triste qui marche dans la cour d un domaine, comme on dit en Allier. Une femme de la campagne, c est ainsi que ces femmes-là se désignent, sachant se reconnaître, parlant d elles-mêmes et des autres. On ne voit pas son visage, car elle est de dos sur la photographie, mais on voit qu elle porte en elle la fatalité et la défaite, sa démarche l indique et, autant que sa démarche, la carapace de son dos roide sous le gilet. Elle est défaite. J ai croisé sur mon chemin d enfance tant de ces femmes. Je suis né, moi aussi, les pieds dans la terre, loin des grands règnes, loin des puissances, loin des mots. On n imagine pas combien c est loin, et le chemin qu il faut faire. C est une photographie de Raymond Depardon prise dans une quelconque campagne française sous le règne de la froidure et de l humidité. Ce pourrait être en Allier. 7

L image est simple, elle a l évidence d un souvenir : la femme marche entre deux corps de bâtiment qui sont parallèles et forment ainsi une cour. Elle porte un seau métallique. Elle est au premier plan de l image, au milieu. Elle marche avec le seau qui tire sur son bras, elle traverse la cour. La cour : de l herbe rare, des feuilles mortes (on aperçoit à l arrière-plan un arbre décharné), un peu de cailloux englués dans la terre parce que c est de la terre molle, humide, de la terre qui colle aux pieds dès qu il pleut. On imagine cette cour piétinée quotidiennement par les bêtes, entre étable et pré, les bouses qui restent. Il y a sûrement des poules dans cette cour, qui viennent jusqu au seuil de la maison, et, un peu partout, des merdes de poules, couleur de terre, fondues vite à la terre. La femme porte des sabots. C est une cour, mais qui n est cour que par la force des choses, qui l est devenue, parce qu il faut bien que les portes ouvrent sur quelque part ; c est un espace à tout faire pour gens et bêtes. C est un enclos que l on traverse. On y dépose ce qu on ne sait où mettre, ce qui peut attendre. Contre le mur sont appuyés des bâtons ou des manches d outils. Un peu plus loin, une roue de char 8

ou de tombereau. Deux cuvettes sont à peu de distance l une de l autre, auprès d une sorte de cage qui pourrait être la niche d un chien. Sur un billot de bois, une hache est plantée. Les bâtiments sont en pierre, ce sont des granges, des étables. On les sent froids et humides. En de tels murs, il fait froid toute l année : on a l impression que ces constructions ont toujours du froid à rendre, qu elles en ont, enfouies dans leurs fondations, d éternelles réserves. Le bas des murs est marqué par la terre, contaminé, comme si la terre boursouflait, éclaboussait. Des pierres sont tombées et les toitures ne paraissent guère vaillantes. Les bâtiments sont anciens. La femme qui porte le seau est sur le territoire qui fut celui de sa mère ou de sa belle-mère, forcément. Au bout de la cour, une sorte d appentis bas et long, un de ces appendices, ajoutés au fil des ans, qui étalent le domaine et le défigurent : des murs et un toit pour servir, on ne sait jamais exactement à quoi, on ne sait plus. En arrière-plan, il y a une forêt sombre dressée sur le ciel gris, un bois plutôt, un de ces bois de peu d étendue entre les cultures où vont les chasseurs pour décharger leur fusil. Le décor est planté : les bâtiments, l arbre 9

décharné, le bout de forêt qui bouche l horizon. Le décor est planté pour cette femme avec un seau. Une masse de cheveux gris, serrés en chignon, lui fait comme un calot sur la tête. Sous le gilet qui l engonce, une robe sans forme. De grosses chaussettes sombres. Un tablier de toile, noué derrière, complète la vêture. Le dos est tendu, bossué par la tête portée en avant, par-devant les épaules, pour équilibrer le seau tenu un peu en arrière de la hanche. Les bras sont roides, le droit parce qu il supporte le chargement, le gauche parce que, loin sur le côté, il équilibre le chargement. Les mains sont recroquevillées : la droite agrippe l anse du seau, les os saillent ; la gauche, comme s il fallait tenir le vide et s y tenir ferme. La marche de cette femme est ardue, ce qui ne signifie pas qu elle demande effort. On la voit pensive, habitée par son geste, et habituée ; contemplative, en somme. Comment imaginer que cette femme fut autrefois une enfant? Comment l imaginer, petite, jouant à être grande, dans cette cour au milieu de laquelle elle va maintenant, aigre et courbée, un seau à la main, de petit-lait ou de restes de cuisine pour les cochons? Que lui reste-t-il? Que lui reste-t-il qu elle n ait déjà vu ou fait tant de fois? Il n y a pas de promesse de 10

bonheur dans l image de cette femme, dont le visage ne dirait rien de plus que le dos et rien de plus que l agencement, pour des générations, des corps de bâtiment dans la cour du domaine, dans l ombre de ce bout de forêt où elle ne va jamais. J ai croisé sur mon chemin d enfance tant de ces femmes. 11