Mercredi soir, boulevard aux Oiseaux Ça se passe chez nous, boulevard aux Oiseaux. Après l école, pour me rendre utile, j ai ciré l escalier jusqu à ce que ça reluise à mort. «Ça fera plaisir à papa», me dis-je en rangeant ma brosse et ma cire sous l évier, une fois ce beau travail terminé. Puis je monte Guépard, ma bicyclette jaune, jusqu à la cuisine, et avec Poulette on course comme des fous dans l appartement en attendant que papa rentre du boulot. À tous les coups c est moi qui gagne, parce que cette bicyclette roule formidablement. Mais, aussi, Poulette est déjà tellement vieille!
Au bout d une heure environ, j entends boum! C est papa qui arrive et qui glisse sur une marche parce qu il ne remarque rien de mon cirage. Dans le salon je lâche Guépard et je cours, Poulette à mes trousses, voir un peu ce qui se passe. J ouvre la porte et qu aperçois-je? Mortesoupe! Raidecroûton! Chiendoux! Mon père, étendu sur le palier du rez-de-chaussée, les vêtements tire-bouchonnés, des tas de paperasses sorties de sa mallette de vendeur de balais télescopiques, son chapeau, son parapluie et ses chaussures, éparpillés comme des morceaux de pain jetés aux corneilles. Bout de souriceau! Quelle chute! Ensuite je reste pendant un moment sans rien faire et tout paralysé de stupeur sur le seuil, parce que je n ai pas l habitude de voir les gens rester comme endormis au bas des escaliers. Finalement je file à la cuisine, je remplis d eau froide la marmite à macaronis et je reviens la vider sur la tête de papa, flouche! Puis Poulette vient lui lécher les oreilles, et je crois que ça lui chatouille à l intérieur de la tête parce que le voilà qui s éveille enfin. Quand il retrouve ses sens mon père dit : «Je suis une chaise.» Ce sont les premières paroles de sa nouvelle vie. Sa vie de chaise.
Je m appelle Anatole, j ai onze ans, ce soir c est mercredi. Mon meilleur ami est une chienne qui s appelle Poulette. Tous les jours je fonce à l école Montclocher sur le dos de Guépard, ma formidable bicyclette. J adore l odeur de la cire à parquet quand ça sort de la boîte. Une aventure illustrée de Lothar et son guépard est imprimée sur mon caleçon. Le mois dernier, maman est partie vivre ailleurs, elle dit que papa travaille tout le temps, qu il n est plus jamais à la maison, qu elle en a jusque-là de passer ses soirées à l attendre. J ai les cheveux roux et depuis tout à l heure mon père est une chaise.
Un nouveau père, nom d une vipère! Truffe de chien! Ce n est pas donné à tout le monde d avoir droit à deux vies au cours de la même existence. De pouvoir tout reprendre à zéro. De faire comme si rien ne s était passé jusqu ici et de rembobiner. Pour la première fois dans cette vie remplie de trucs ennuyeux la chance sourit à mon père. Et ce n est pas moi qui vais tout faire rater en allant raconter ce soir aux voisins que papa est en train de rembobiner. Ni aux voisins, ni à personne d autre. Motus et bouche fermée : ça restera entre lui, Poulette et moi. Les gens sont si jaloux!
Certains pourraient être tentés d essayer de le remettre dans sa vie de vendeur de balais télescopiques. Mais pas question, nom d une vipère à puces! Ce mercredi soir marque la date de la deuxième naissance de Christian Malabar, père d Anatole Malabar! C est ce que je me dis au bas de l escalier. Alors je ramasse en vitesse la mallette, les papiers, le chapeau, le parapluie, les souliers et j ordonne à Poulette de nous suivre, je prends papa par la main et on remonte en douce tous les trois à l appartement. Mon père ne dit rien, sauf, à la septième puis à la quinzième marche : «Je suis une chaise.» En chemin je me retourne sans cesse : tout va bien, personne ne nous suit. À cette heure les voisins sont tous devant leur télé. Qu ils y restent, nom d un grenier à grenouilles! Là-haut je verrouille derrière nous. Ah! ils peuvent bien venir, ceux qui essaieraient d ôter sa nouvelle vie à mon père! Qu ils viennent! Qu ils viennent! Ils trouveront à qui parler! Poil de pou! Canard à rames! Boîte à couleuvres! Mais il s agit pour l instant d établir un plan. Il faudra cacher mon père. Autrement, c est sûr, on lui chipera sa re-
naissance. Il faudrait être prêt à soutenir un siège, comme dans Lothar et les forbans, là sur mon caleçon. Papa est debout au milieu de la cuisine. Muet, le regard fixe, le corps raide. Raide comme une chaise. Je lui saisis les épaules, le plie en deux et l assieds sur le plancher. Poulette vient lui lécher le visage.
À l ouvrage, à l ouvrage! Première étape, parce qu il est six heures : nourrir le nouveau-né. Je m assieds devant mon père, je demande doucement : «Papa, c est Anatole. Qu est-ce que tu veux bouffer pour souper? Tu m entends?» Pas de réponse. Comme c est étrange, ces yeux qui vous fixent comme si vous étiez une laitue! On dirait le regard d une chèvre. Je songe : mon père est une chaise avec l âme d une chèvre. Je sors à nouveau la marmite, je mets à cuire une montagne de macaronis longs. Plus tard à table, je remplis à ras bord deux
assiettes, une pour mon père et l autre pour moi. Mais ce tas de nouilles ne semble pas l émouvoir. De son œil de chèvre, il reste là à considérer, sans y toucher, ce repas pourtant délicieux. À mes pieds, Poulette m examine bizarrement aussi. Mais je connais ce regard. Quand la chienne me dévisage ainsi, ça signifie toujours : «Et maintenant qu est-ce qu on fait, chef?» Je réfléchis. Que ferait Lothar dans une telle situation? Bon sang, mais c est bien sûr! Il faut avant tout assurer notre sécurité. Construire une barrière infranchissable entre l ennemi qui pourrait se pointer et nous. Empêcher l intrusion de ces limaces à grimaces. Se barricader, quoi. J ai une idée. Ah! Mais c est qu il faudra mettre à contribution mes talents d ingénieur! À l ouvrage, tournecornichon!