Quelques notes philosophiques sur l intuition

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Transcription:

Quelques notes philosophiques sur l intuition Le terme intuition est au premier abord assez confus, au point qu on trouve dans le Dictionnaire Lalande la remarque suivante : «Je crois que le mot intuition, métaphore empruntée au sens de la vue, devrait être banni d une philosophie rigoureuse ou ne devrait être employé qu avec une définition précise». Pierre Héber-Suffrin touscitoyenschercheurs

Introduction par le groupe Savoirs Emergents Notre apport est une approche pragmatique de l intuition, en tant que citoyens. C est à partir de nos expériences personnelles et de nos expériences de citoyens engagés pour des améliorations sociales, de nos convictions et de nos questionnements, que nous avons entrepris ce travail. Nous ne prétendons donc absolument pas nous inscrire ni dans une lignée philosophique, ni dans une relecture philosophique, encore moins dans une production philosophique. Mais nous sommes les héritiers de conceptions philosophiques de l intuition. Nous ne voulons ni ne pouvons ignorer cet héritage philosophique qui nous a sans doute davantage marqués que nous ne savons le voir et le dire. C est pourquoi nous avons demandé à un professeur de philosophie, Pierre Héber-Suffrin 1 [1], de présenter quelques conceptions philosophiques de l intuition parmi les plus marquantes, de nous aider à en repérer l intérêt et les limites et de nous indiquer pour conclure ce que nous pouvons, (devons?) en retenir. 1. Docteur d Etat en philosophie. On lui doit plusieurs ouvrages consacrés à F. Nietzsche. Il intervient dans les Réseaux d échanges réciproques des savoirs comme, «offreur» de philosophie Pierre Héber-Suffrin INTUITION 2013 Page 1/9

Le terme intuition est au premier abord assez confus, au point qu on trouve dans le Dictionnaire Lalande 2 la remarque suivante : «Je crois que le mot intuition, métaphore empruntée au sens de la vue, devrait être banni d une philosophie rigoureuse ou ne devrait être employé qu avec une définition précise». Un bannissement du terme, sans autre forme de procès, me semble excessivement sévère. Mais reste qu il importe de bien en préciser la définition les définitions de suivre un peu son histoire, pour le clarifier, pour repérer le point commun ; l essentiel, des différents usages qu en ont fait les philosophes et pour décider s il mérite qu on le bannisse ou qu on le conserve et à quelles conditions. * En un premier sens l intuition, c est tout simplement la sensation ; qu on appelle INTUITION SENSIBLE (du latin intueri : qui en un premier sens, sens propre signifie voir, porter ses regards sur, regarder attentivement, contempler ; et en deuxième sens, sens figuré, signifie avoir les regards (la pensée) fixés sur ; de ce verbe intueri viennent en latin le nom intuitio qui désigne l image réfléchie sur un miroir et le terme intuitus : qui signifie coup d œil, regard). C est le sens qu a le terme chez Kant, quand il fait de l espace et du temps «les formes de l intuition externe», pour nous dire que la sensation d un objet, le situe toujours dans l espace et dans le temps. C est ce sens que lui donnent les philosophes empiristes pour qui, tout au long de l histoire de la philosophie, viendront dire et redire que toutes les connaissances humaines commencent par les sens. C est ce premier sens qui sert de base à tous les autres : quand on parle d intuition, on veut donc toujours plus ou moins parler d une 2 Dictionnaire technique et critique de la philosophie qui, bien qu il date de presque un siècle, reste la référence inégalée. Pierre Héber-Suffrin INTUITION 2013 Page 2/9

connaissance qui serait aussi évidente et aussi immédiate que la vision, l audition, etc. Et on oppose le lent et laborieux cheminement discursif (recherche, hésitations, tâtonnements, jugements, raisonnements) à l évidence immédiate de l intuitif. Remarques critiques Mais à vrai dire cette immédiateté et cette évidence sont sans doute largement illusoires En effet, voir c est déjà raisonner et juger (estimation de la distance, affirmation qu il s agit d une réalité et non d un rêve, identification de l objet par recours à l expérience. Je ne vois pas une jeune femme, je juge que je vois, je juge que que ce que je vois c est une femme et je juge que cette femme est jeune et chacun de ces jugements est une conclusion. C est pourquoi il y a des erreurs des sens et c est pourquoi la sensation peut demander à être corrigée, souvent il faut «y regarder deux fois». Il y a donc non pas immédiateté mais médiateté, intermédiaire aboutissement d une démarche rationnelle. En un second sens on parle D INTUITION INTELLECTUELLE L intuition intellectuelle, c est le trait de lumière qui donne tout de suite le sentiment d avoir trouvé (cf. l Eureka d Archimède, la découverte de la gravitation par Newton voyant tomber une pomme, le «bon Dieu, mais c est bien sûr» du commissaire Bourrel 3 ). Remarques critiques Mais là aussi il n y a pas vraiment immédiateté. Ce trait de lumière est l aboutissement d un long cheminement plus ou moins conscient (seul celui qui cherche trouve, seul le savant observe un fait et imagine l explication, il n y a que Galilée pour constater que les corps tombent à des vitesses différentes, pour s en étonner et pour saisir qu il y a accélération, que donc la vitesse dépend du temps de chute). C est après plusieurs jours d enquête que, brutalement l inspecteur Bourrel avait l illumination qui terminait l épisode de la «série télé». En même temps le plus souvent le prétendu trait de lumière est en réalité bien obscur : ce n est que 3 Phrase célèbre du commissaire Bourrel dans l émission de télévision «Les cinq dernières minutes». Pierre Héber-Suffrin INTUITION 2013 Page 3/9

l anticipation encore confuse de la connaissance claire, un pressentiment qu il faut ensuite vérifier : ainsi au sens courant l intuition est un pressentiment, avoir une intuition, c est seulement «flairer» quelque chose ; ainsi pour le savant l intuition n est qu une hypothèse qu il faut vérifier par une laborieuse expérimentation. Il n y a pas de divination. Les personnes qui sont dites avoir de l intuition sont simplement celles qui se posent le plus de questions, qui ont le plus d expérience, qui sont le plus attentives, qui réfléchissent plus et mieux. Mais si elles en restent là, si elles se fient à leur flair sans vérifier ce sont des vaniteux et des charlatans. On parle enfin, troisième sens, D INTUITION METAPHYSIQUE. Comme toujours chez les philosophes, ce troisième sens n est jamais tout à fait le même selon qu on le trouve chez l un ou chez un autre. Chez PLATON et ARISTOTE (au IV e siècle av. J.-C). On ne trouve pas le terme intuition mais il est intéressant de noter que les deux plus grands philosophes de l antiquité parlent d une «contemplation» qui serait au sommet de la hiérarchie des sciences et des types de connaissances rationnelles qu ils décrivent et utilisent. Ainsi les inventeurs de la démarche rationnelle affirment tous deux qu il existe un moyen de connaissance plus imm édiat réservé à des objets supérieurs et que seuls peuvent atteindre ceux qui ont gravi les degrés inférieurs de connaissance. Remarque critique Il est malheureusement bien difficile de saisir de quoi ils parlent exactement (s agit-il d une expérience mystique?) Chez DESCARTES (1596-1650) Le représentant type du rationalisme qui fonde toute sa méthode sur le modèle des «longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir» fait cependant intervenir l intuition deux fois. Pierre Héber-Suffrin INTUITION 2013 Page 4/9

Au début de sa construction philosophique : c est dans une intuition qu il sort du doute, c est dans une vision immédiate qu il découvre le «je pense» (le fameux cogito) qu il constate son existence de choses pensante la première certitude intuitive don t il déduira toutes les autres. D autre part pour Descartes l intuition intervient à la fin de toute démonstration. Quand il se demande à quoi on reconnaît la vérité, comment on sait, à la fin d une démarche intellectuelle, qu on est en présence de la vérité, il répond que l évidence ( ex videre, voir à partir de...) produit la certitude. Autrement dit, quand les choses sont parfaitement claires, la vérité saute aux yeux et ce sentiment fiable de sécurité qu on appelle certitude s installe de lui-même. Remarque critique Malheureusement, (ou heureusement?, ce serait à débattre) en dehors du cas précis des mathématiques - auxquelles Descartes voudrait tout ramener - l évidence n existe pas vraiment, on ne peut jamais être absolument sûr. Chez BERGSON (1859 1941) Bergson est sans doute le philosophe qui a accordé le plus d importance à l intuition, c est peut-être là sa principale originalité. En opposant «intelligence» et «intuition», il reprend, sous une forme nouvelle et en lui donnant une grande importance, l opposition traditionnelle du discursif et de l intuitif. L intelligence ce qu il appelle intelligence : faculté essentiellement pratique, orientée vers l action technique, faculté de fabriquer des outils est naturellement tournée vers la matière inerte (physico-chimique) et s avère incapable de comprendre la vie, et incapable de comprendre la nature profonde des choses parce que les choses, dans leur nature profonde, sont, comme la vie, continues et mouvantes et parce que l intelligence, dans sa Pierre Héber-Suffrin INTUITION 2013 Page 5/9

visée essentiellement pratique, technicienne, morcelle le continu et fixe le mouvant. L intuition au contraire, qui prolonge l instinct, s installe tout naturellement dans le mouvant et saisit la vie même des choses. C est pourquoi Bergson la définit comme «la sympathie» (sun patein en grec c est «sentir avec») par laquelle on se transporte à l intérieur d un objet pour coïncider avec ce qu il a d unique et par conséquent d inexprimable» Bergson donne comme exemple de cette intuition la sympathie esthétique par laquelle l artiste s installe dans les choses et en saisit la vie profonde qu il nous restitue. Il donne comme autre exemple l intuition philosophique par laquelle au lieu de «faire le tour» de la pensée d un philosophe nous cherchons à nous installer dans cette pensée pour tenter d apercevoir le quelque choses qui est au cœur de sa doctrine. C est la démarche intuitive que doit adopter le psychologue. Bergson inaugure par là les méthodes psychologiques qui privilégient l introspection et refusent de se limiter à l observation scientifique extérieure des comportements. C est la démarche intuitive que doit adopter la métaphysique qui saisira ainsi la nature profonde des choses dans leur mouvante réalité continue. Remarque critique Tout ceci est très séduisant ; mais bien contestable : En psychologie l introspection ne devient une démarche intéressante que quand l expérience intérieure est formulée dans des mots et interprété par une théorie (c est la démarche de psychanalyse). En philosophie Bergson lui-même est bien obligé de reconnaître implicitement les limites de l intuition, lui même raisonne et argumente. Pierre Héber-Suffrin INTUITION 2013 Page 6/9

CHEZ HUSSERL (1859 1938) 4 Fondateur d un courant de pensée qui s appellera phénoménologie (où s illustreront Sartre, Merleau-Ponty et bien d autres) Husserl veut relever le défi que la science triomphante du début du XX e siècle adresse à la philosophie et instaurer une philosophie comme «science rigoureuse». Ce projet le conduit à avoir au moins deux fois recours à la notion d intuition. D une part, le point de départ, la première certitude ne peut être, selon Husserl, comme selon Descartes, que le «cogito» saisi dans une intuition immédiate. Mais selon Husserl la conscience ainsi donnée dans l intuition n est pas la conscience fermée de Descartes qui, dans un premier temps, ne sait pas s il y a un monde extérieur à elle, c est une conscience qui est directement, immédiatement, conscience d un monde extérieur à elle. Ce que saisit l intuition première c est une conscience, conscience du monde. D autre part, il n y a pas de possibilité d atteindre le monde tel qu il est en lui-même car, de même que j atteins une conscience, conscience du monde, de même j atteins un monde monde pour la conscience, monde de la conscience. Je ne connais que des phénomènes, je ne connais que le monde tel qu il m apparaît (Phaino en Grec c est apparaître). De là le nom de «phénoménologie». Mais en multipliant ce que Husserl appelle les «réductions» (au sens latin de réductio, retour, reconduction, et non au sens de diminution) on peut atteindre l essence des phénomènes (non pas l essence des choses telles qu elles sont en elles -mêmes mais l essence des choses telles qu elles sont pour l homme, telles qu elles apparaissent à tous les hommes quand ils parviennent à faire abstraction de leur subjectivité personnelle). Ainsi le 4 Bergson et Husserl sont donc contemporains mais ils ne semblent pas se connaître. Pierre Héber-Suffrin INTUITION 2013 Page 7/9

mathématicien travaillant sur des figures approximatives atteint en réalité l essence de l objet mathématique (cercle, parabole...). Ainsi, si première réduction dite réduction phénoménologique je prends conscience de ce que c est moi qui construits les choses dont j ai conscience ; si deuxième réduction dite réduction eidétique je prends conscience de l intentionnalité qui motive cette construction du monde, (dans quel esprit, imprégné de quelle culture, de quelle visée je vois les choses de telle et telle manière ) et si troisième réduction dite réduction transcendantale je prends conscience des processus par lesquels j effectue cette constitution d un monde je parviendrais à mettre entre parenthèse, tout ce qui n est qu accidentel et secondaire et à dégager une véritable intuition des essences, une véritable intuit ion des choses telles qu elles sont pour toute conscience humaine. Remarques critiques Psychologiquement la démarche phénoménologique est incontestablement pleine d intérêt (elle peut même avoir des vertus thérapeutiques) se rendre compte que c est moi qui voit les choses de telle et telle manière, multiplier les mises en question de mon regard, ne peut que permettre une meilleure approche de la vérité Philosophiquement elle est bien sûr intéressante mais il ne semble pas qu Husserl ait vraiment atteint son objectif de transformer la philosophie en science rigoureuse. Que dire pour conclure 1 Le terme n est pas si confus qu on le dit. Il désigne bien toujours la même chose : une vision directe immédiate. 2 Mais si on ne peut retenir l accusation de con fusion on serait tenté de retenir un autre chef d inculpation qui lui mériterait plus encore d être banni de la philosophie si on devait le retenir, dans la mesure où celle-ci se veut vérité, objectivité, lucidité : ne s agit-il pas d un mythe, l intuition * Pierre Héber-Suffrin INTUITION 2013 Page 8/9

n est-elle pas une illusion comme semble le démontrer l échec, au moins relatif, de tous les philosophes qui y ont recours? 3 La persistance du terme et de l idée dans toute l histoire de la philosophie nous incite cependant à un peu de méfiance avant de prononcer une sentence de bannissement définitive. On ne saurait condamner aussi vite 25 siècles de pensée. Plutôt que d y voir une illusion je verrais volontiers dans l intuition un idéal, jamais atteint, bien sûr, sinon ce ne serait pas un idéal, mais qu on ne saurait pour autant bannir, on ne bannit pas un idéal. L intuition c est la connaissance claire qu e nous (pas plus les philosophes que les autres) n atteindrons jamais, parce que nous ne sommes que des hommes, mais que nous (les autres, tout comme les philosophes) devons poursuivre sans relâche, parce que nous sommes des hommes. Pierre Héber-Suffrin INTUITION 2013 Page 9/9