L unisexe et la question de l Autre

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Le Bulletin Freudien nº 45 Janvier 2005 L unisexe et la question de l Autre Anne Oldenhove-Calberg L Œdipe freudien qui vient nouer le désir à la loi par l interdiction de l inceste et l identification au père pour les deux sexes, rendait compte des normes sociales de l époque où les hommes et les femmes étaient assignés à des places bien précises du fait du patriarcat ambiant. Du moins peut-on penser qu à cette époque du début de l industrialisation et donc de l ébauche d un changement de condition de la femme dans notre société, Freud remettait une dernière fois les pendules à l heure avant que la figure d un père tout puissant ne commence à s effriter. Il y a un mouvement parallèle dans la peinture, celui des préraphaélites et des symbolistes, qui traite ce sujet à sa façon. Apparaît, en effet, dans ce moment de l histoire de la peinture une figure de la femme comme pétrifiée, comme morte, hypnotisée par le regard du peintre qui tente de la fixer là où elle est dans cette place Autre, mais là plutôt du côté mortifère, jusqu à la fin de l éternité. Freud, à l époque, se posait la question de savoir comment se fait l attirance entre les sexes alors qu il n avait découvert que des pulsions partielles et que la pulsion dite génitale n existait pas au niveau de l inconscient. De plus, comme il affirmait qu il n y avait qu une seule libido, la libido masculine, il fallait qu il puisse concilier tout cela avec le fait que par ailleurs, à son époque, les hommes étaient en général attirés par les femmes et les femmes par les hommes. Avec la reprise du mythe d Œdipe, il fait tenir toute cela ensemble et nous affirme de plus que l anatomie c est le destin. Il y a des humains qui possèdent un pénis et 47

A. OLDENHOVE-CALBERG d autres qui n en possèdent pas. L attirance entre les deux sexes est réglée par cela : avoir ou ne pas avoir le pénis, d où se déduit sa logique de la castration. Comme, au départ, le premier objet d amour pour la petite fille comme pour le petit garçon c est la mère, ils vont devoir tous deux renoncer à ce premier objet d amour et ce, dans la reconnaissance que ce n est pas ce premier objet d amour qui est pourvu du pénis nous dirait Freud, du phallus nous dirait Lacan. Sous la menace de la castration, le garçon renonce à ce premier objet d amour en s identifiant au père qui lui possède la mère, alors que la petite fille, d emblée privée de ce pénis, s identifie au père pour quitter ce premier objet d amour et sort de l Œdipe avec la promesse qu un jour aussi elle recevra un «enfant» du père La base du complexe d Œdipe, donc, c est la castration, soit la reconnaissance par l un et l autre sexe que la mère est manquante et que ce n est nullement l enfant qui pourra venir combler ce manque. Voilà ce qui semble faire problème aujourd hui. Donc pour Freud le seul destin convenable pour une femme, c est l assomption de la castration et l acceptation d être la femme d un homme substitut du père. Voilà comment il va définir la féminité normale en contrepoint de celle basée sur le complexe de masculinité, ou de cette féminité où il y aurait un renoncement complet à toute sexualité. Est-ce que Lacan nous dit autre chose en déployant son tableau de la sexuation et la question laissée en friche par Freud «Que veut une femme?». Il est sûr qu avec les formules de la sexuation, il va logifier la question de l Œdipe et donc rendre le mythe obsolète. En élevant le pénis à sa valeur de signifiant c'est-à-dire le phallus, Lacan va au-delà du mythe freudien. Il fait du phallus le signifiant du manque propre à tout être parlant, signifiant qui va se prêter aussi à représenter la différence sexuelle. Le manque est donc propre à chaque sexe et la différence sexuelle ne se pose plus en «avoir ou ne pas avoir» le pénis, mais en «être ou avoir» le phallus. Si la femme ne l a pas, elle n est pas sans l être, alors que l homme qui n est pas sans l avoir, ne l est pas. Dans le rapport sexué, la femme est censée être la représentante du phallus pour un homme. Elle accepte donc d être le support de la cause de son désir ou le symptôme où se fixe sa jouissance comme il nous le dit à la fin de son enseignement dans le séminaire «Le sinthome» 1. On peut donc dire que Lacan ne diffère pas de Freud sur l exigence pour une femme d être la femme d un homme. 1. Document de l ALI. 48

L unisexe et la question de l Autre Mais dans son tableau de la sexuation Lacan va introduire un au-delà du phallus puisqu il nous dit qu une femme, c'est-à-dire La femme, est écartelée entre le phallus et le signifiant du manque dans l Autre. Il introduit donc, au-delà du primat du phallus dans l inconscient, une jouissance Autre, une jouissance dite féminine qu il dit non pas complémentaire mais supplémentaire à la jouissance phallique. Une jouissance qui ne peut se dire puisqu elle est hors langage, une jouissance qui ne peut que s éprouver. Avec la mise en place du phallus comme signifiant du manque valable pour les deux sexes et l introduction de cette jouissance supplémentaire dite féminine, Lacan déplace l Œdipe freudien au-delà de l imaginaire de la différence des sexes et de ses identifications sexuées. Il ne part plus du principe que l anatomie c est le destin et subvertit cette question en nous disant qu il y a une façon femelle, pas-toute, de tourner autour du non-rapport et une façon mâle c'est-à-dire toute dans la fonction phallique, de tourner autour du non-rapport. «Du côté de La femme, c est d autre chose que de l objet a qu il s agit dans ce qui vient suppléer ce rapport sexuel qui n est pas» 2. «Du côté homme c est l écran du fantasme /S a qui vient suppléer ce rapport qui n est pas». L homme donc du moins celui qui se range sous la bannière des hommes, l homme est donc obligé de faire l amour avec son inconscient 3 alors que côté féminin, côté pas-tout, quelque chose échappe à ce Un-phallique, quelque chose donc du côté du réel sans le support d aucun objet. La clinique contemporaine nous montre que les hommes et les femmes ont bien du mal avec ces questions. En effet l unisexisme qui règne actuellement c'est-à-dire l égalitarisme du rapport homme-femme quant aux investissements phalliques possibles brouille les cartes de ce qui auparavant faisait plus sûrement l Un et l Autre (le côté gauche et le côté droit du tableau de la sexuation). En effet, les femmes exerçaient en général leur phallicisme dans un champ bien ordonné, celui du rapport aux enfants et à la famille, ce qui les cantonnait grâce au patriarcat ambiant à la maison. Elles n étaient pas pour autant, me semble t il, moins phalliques, ce qui devrait redonner un peu de courage à ces messieurs, mais l espace où elles pouvaient exercer leur phallicisme était plus restreint. On ne reviendra pas en arrière sur le fait qu elles aient franchi le seuil de leur maison 2. J. Lacan, Séminaire : Encore, Seuil, p. 58. 3. J. Lacan, Séminaire : Le Sinthome, document ALI, p.137. 49

A. OLDENHOVE-CALBERG et qu elles aient investi l espace public. Mais est-ce pour autant qu elles ne sont plus réceptacle possible du lieu de l Autre dans notre société? Reprenons la question : côté homme donc, dans l exercice de la sexualité à moins d être en deçà de la jouissance phallique, pas d autre voie pour un homme, me semble t il, que d être tout dans la jouissance phallique. Quand un homme n est pas tout dans la jouissance phallique, il présente la panoplie des symptômes qui vont de l impuissance partielle à l impuissance totale. Avec les nouveaux discours sur l homosexualité, on rencontre des jeunes hommes qui hésitent maintenant sur le choix d objet, prendre homme ou prendre femme comme s ils ne parvenaient plus à choisir entre les deux, mais ça reste, je pense du côté de la jouissance phallique. Lacan nous indique cependant qu un homme pourrait se tenir du côté droit du tableau de la sexuation dans l exercice de la jouissance mystique, mais je pense qu on peut dire, qu en Occident du moins, ce n est plus tout à fait pour l heure à la mode. Pourrait-on dire qu actuellement un homme pourrait éprouver une jouissance dite supplémentaire dans l exercice de certains sports de haut niveau? Je me posais la question dernièrement en lisant un article sur la disparition récente de l alpiniste français Patrick Bérhaut qui avait inventé l escalade libre et qui grimpait le plus souvent en solo sans plus aucun filet de sécurité dans une espèce de communion totale (pourrait-on dire mystique?) avec la montagne. Que les femmes dites anatomiquement femmes, puissent se tenir du côté gauche du tableau de la sexuation, voila qui me semble fréquent dans notre société qui a plutôt tendance à forclore le féminin. A ce prix-là, elle renonce à se plier au fantasme de l homme qu elle rencontre et refuse d être représentante du phallus pour lui. Mais pourquoi, de nouveau, penserait-on cette position uniquement comme neuve, du fait que les femmes sont plus à l égal des hommes dans les investissements phalliques possibles? Le père du patriarcat tempérait ou masquait l horreur de cette jouissance Autre non vectorisée par le phallus et le petit a c'est-à-dire indicible. Dans un symbolique ébranlé comme il l est actuellement par les changements sans doute trop rapides de la place des hommes et des femmes dans nos sociétés, l Autre, soit le Réel, prend des allures plus menaçantes qu énigmatiques. En effet, il fait limite interne au symbolique il n y a pas l Un sans l Autred une façon plus anarchique dès lors qu il n est plus forcément supporté uniquement par l Autre du sexe. Chaque civilisation a sa façon propre de mettre l Autre à l écart. Auparavant l homme se tenait à l écart de l Autre du sexe par ses investissements phalliques et sa participation aux idéaux communs autour du Père. La femme supportait 50

L unisexe et la question de l Autre donc pour lui ce lieu Autre puisqu elle était dite femme, qu on la «diffâmait» 4, qu on la disait folle. Que se passe t il donc maintenant qu on la dit égale à l homme? Maintenant qu on la dit égale à l homme on ne «la-dit-femme-plus», on lui prête une âme, on lui donne un inconscient, on la coince donc, je vous le fais remarquer, quoad matrem. Et voilà que la figure mythique de la mère refait son apparition en force pour les deux sexes sorte de retour du matriarcat-. On peut penser en effet que l abrasion en partie imaginaire de la différence des sexes due à une idéologie égalitaire et au discours contemporain du droit à l égalité des jouissances pour tous vient renforcer le déni que c est la femme qui est l Autre de l homme. Pour qu un enfant puisse repérer que la mère est castrée, il doit d abord avoir repéré la différence des sexes mais il ne peut la repérer symboliquement que si le phallus a valeur de signifiant, que si le père est porteur du phallus (troisième temps de l Œdipe) ; or, nous dit Lacan, le Père est un signifiant. Mais le signifiant, du moins le signifiant du manque qu est le phallus, s inscrit difficilement de nos jours tant la demande est saturée d emblée par des objets. C est le plus grave problème de notre société actuelle. Dans son intervention aux journées d octobre 2002 sur «Le signifiant, la lettre et l objet», J-P. Hiltenbrand nous rappelle que «toute demande, de la plus humble (c'est-à-dire celle liée aux besoins physiologiques de l enfant) jusqu à la demande la plus sophistiquée, comme la demande d analyse, en passant bien sûr par la demande d amour, la demande de reconnaissance, etc, toute demande ( ) repose sur ce fait avéré, point de départ, qui est une perte de jouissance. (C est ce qui déclenche la demande).» 5 Les enfants doivent-ils encore demander aujourd hui, saturés qu ils sont par des père-mère et des mère-père le plus souvent émerveillés par leur produit? Le discours social sur les hommes et sur les femmes n est pas non plus très clair actuellement. Phallus symbolique et phallus imaginaire sont confondus. Ce n est pas parce qu une femme a une fonction dans la société, parce qu elle est bardée de nombreux diplômes, qu elle a le phallus elle a un certain pouvoir sans doute, notamment le pouvoir économique de se séparer du père de ses enfants mais est-ce pour autant qu elle ne serait plus confrontée comme tout être humain à la question du manque et aux impasses du sexuel. Est-ce pour autant qu elle va renoncer à la dimension de ce lien social qu est l amour et à la rencontre avec l Autre sexe (et ses avatars). Une partie des femmes va s y soustraire plus facilement du fait de son pouvoir économique, encore qu auparavant, on avait les couvents, par exemple, ou d autres lieux d accueil 4. J. Lacan, Séminaire : Encore, Seuil, p. 79. 5. J-P. Hiltenbrand, «Lettre symbolique, Lettre réelle?», Cahier de l ALI, 19-20/10/2002. 51

A. OLDENHOVE-CALBERG pour femme seule. Une autre partie va chercher l Autre dans une autre femme ; on assiste effectivement à une montée de l homosexualité féminine dans notre monde contemporain. Mais peut-être est-ce que cela ne tient en grande partie qu au recul des interdits dans le champs de la sexualité et à la possibilité de former ouvertement des couples homosexuels. Il n est pas sûr que dans le système patriarcal la confrontation avec l Autre était plus grande, même si l Autre était l Autre du sexe : quand un homme abusait de son pouvoir pour forcer sexuellement une femme à se soumettre à lui, était-ce plus d ordre sexuel que l homme qui se fait éconduire par une femme qui lui demande de passer la nuit avec lui, pour le jeter ensuite comme un vulgaire kleenex. Le phallus n est pas le pouvoir, c est le signifiant de la différence, celui qui fait que, par exemple, un homme doit en passer par son fantasme pour rencontrer l Autre du sexe alors qu une femme n étant pas toute prise dans la jouissance phallique, peut avoir un rapport à l Autre non médiatisé par l objet a c'est-à-dire directement en prise avec le réel du corps. C est logique : l Un ne va pas sans l Autre. Subsiste une question : quand l Un de l exception s épure, le signifiant du manque dans l Autre n est peut-être plus momentanément très lisible. Car passer d un Autre nommé Dieu le Père, à S(A/) il n y a pas d Autre de l Autre demande le trajet d une analyse. A ce propos, Lacan nous dit : «Et pourquoi pas interpréter une face de l Autre, la face Dieu, comme supportée par la jouissance féminine. ( ) et comme c est là que s inscrit la fonction du Père en tant que c est à elle que se rapporte la castration, on voit bien que ça ne fait pas deux Dieu, mais que ça n en fait pas non plus un seul.» 6 Comment donc sortir de l effet de sidération où ce vingtième siècle nous a laissés, celui qui voit le père s épurer sous la forme du nœud borroméen (RSI) puisque la fiction judéo-chrétienne a été démasquée par la science? Dans quelle nouvelle fiction sommes-nous, que nous ne décodons pas encore, avec nos yeux non décillés, par les valeurs du patriarcat. Le sexuel est traumatique et le réel, c est le sexuel. Peu importe la fiction, on se tient toujours à distance du réel que ce soit avec le Dieu des religions monothéistes ou peut-être ce nouveau Dieu sans nom que véhiculerait le discours de la science. Qu est-ce qui va primer : l Autre terroriste (auquel cas nous allons tous finir par sauter) ou l Autre du sexe? Gageons que dans le un par un qui est celui de la rencontre amoureuse, la 6. J. Lacan, Séminaire : Encore, Seuil, p. 71. 52

L unisexe et la question de l Autre question du sexe va encore se poser à nous dès demain, ce dont témoignent nos analysants d aujourd hui qui viennent nous consulter le plus souvent sur les impasses de leurs relations amoureuses, même et si, c est surtout la fonction phallique qui est remise en cause de nos jours. Je vais m avancer en terminant par quelques approximations. Espérons donc que ce soit l imaginaire phallique «non-dégonflé» du patriarcat qui empiète encore via l abrasion de la fonction phallique sur le symbolique et le réel d aujourd hui. Peut-être faudra t-il trouver un autre mythe, j ai envie de dire aussi une autre fiction 7 c'est-à-dire une autre réponse à l énigme que la fiction hégélienne du maître et de l esclave, pour soutenir la différence sexuelle. Est-ce que ce ne serait pas cela que tentent de nous dire les adolescents d aujourd hui en jouant sur la bisexualité pour essayer de créer un nouveau type de rencontre homme-femme, un nouveau type de lien social? 7. La vérité, nous dit Lacan, a structure de fiction et celle-ci organise l ek-sistence. Je ne vois donc pas comment on pourrait se passer de fiction pour soutenir la question du désir. 53