20 PHOTOGRAPHIES : BALAYEUR, TAJ MAHAL, INDE, 2007 Balayeur, Taj Mahal, Inde, 2007 CETTE PHOTO D UN BALAYEUR devant le Taj Mahal est née un matin de ma déception à la vision du mausolée lui-même. Je m attendais à un monument exceptionnel tout droit sorti d un roman de Kipling, avec des éléphants et des personnages hauts en couleur. En fait, j ai découvert ce à quoi j aurais réellement dû m attendre : un magnifique édifice funéraire témoin d un passé glorieux, et des hordes de touristes! J ai pris les photos correspondant à la demande du reportage, les mêmes que tout le monde prend. Puis j ai quitté les lieux pour une promenade vers la mosquée située exactement à gauche du mausolée, vu de profil. Un ouvrier apparut bientôt et se mit à balayer les détritus laissés par les pigeons. Je venais de photographier la splendeur du Taj Mahal, je photographiais maintenant son entretien. Ce sanctuaire élevé par Shâh Jahân pour l amour et à la mémoire de son épouse Mumtaz Mahal défie à présent le temps. Seul le cadrage vertical pouvait restituer cette verticalité du Taj Mahal que j aime tant, tout en me permettant de créer une composition fondée sur une image dans l image qui divise nettement la photo en deux mondes : un monde de l intérieur avec le balayeur qui fait consciencieusement son travail, et le monde à l extérieur avec le Taj Mahal baigné par la lumière du matin. Le cadrage en hauteur convient aussi parfaitement aux fortes lignes sur le sol convergeant vers un point de fuite situé sur le mausolée (A). Elles donnent de la profondeur à l image grâce à un point de vue parfaitement centré et à l usage d un grand-angulaire de 17 mm. Le point de vue est ici très important. Je voulais en effet un cadrage d une parfaite symétrie. Le Taj Mahal est symétrique, à une exception près cependant : l emplacement posthume du tombeau de Shâh Jahân, qui était censé se trouver dans un autre mausolée semblable au Taj Mahal, mais de l autre côté de la rivière Yamunâ. Le concept de symétrie est central dans l architecture du Taj Mahal, et c est l une des raisons pour lesquelles j aime tant cet édifice. Voilà pourquoi je voulais une photographie aussi symétrique que possible. Dans cette photo, la seule asymétrie est le balayeur. Il rompt le bel ordonnancement des motifs au sol, de l arche et du Taj Mahal au loin. Ce contraste rehausse la photo. La lumière encore faible produit un fabuleux éclairage latéral à gauche de l arche, mettant en valeur Canon 5D, 17 mm, 1/250 s à ƒ/13, 500 ISO
Balayeur,Taj Mahal, Inde, 2007 189
La plage dynamique de la scène, supérieure à celle du capteur, a permis de transformer en silhouette le balayeur qui était déjà dans l ombre. Ceci n est pas dénué de sens. Pour la grande majorité des visiteurs du Taj Mahal, cet homme est invisible. Il n existe pas. Le réduire à une simple forme humaine le dépouille de son identité, comme c est le cas un peu partout pour les ouvriers. A des textures intéressantes. Elle forme aussi une ligne de force le long de la diagonale secondaire de la photo, procurant ainsi une autre ligne forte que le regard peut suivre jusque dans l image. Cette lumière estompe le haut de l arche, formant un clair-obscur qui donne encore plus de profondeur au plan intermédiaire. Cette photographie se prête bien à une étude de la règle des tiers. Bien que tous les éléments se tiennent à peu près dans la grille en raison de la symétrie, et que le balayeur occupe le tiers inférieur, équilibrant ainsi le haut de l image (B), il faut tenir compte de la profondeur. On peut imaginer cette image sous la forme d un parallélépipède et appliquer les tiers s étageant dans la troisième dimension, avec des zones d intérêt au premier plan, sur le plan intermédiaire et à l arrière-plan (C). Le parcours visuel s effectuerait ainsi non à la surface de la photo, mais vers le fond, du balayeur au premier plan (1), à l arche située sur le plan intermédiaire (2) puis à travers l esplanade du Taj Mahal (3). Eh oui, les lignes de fuite conduisent également le regard vers le fond, mais à quoi bon aller vers le fond en l absence d éléments pour accrocher le regard sur les différents plans? Il ne sert à rien de prodiguer une forte ligne directrice s il n y a rien sur le parcours. Ici, le parcours visuel suggère également une hiérarchie visuelle. Le personnage est manifestement le centre d intérêt et, bien que le Taj Mahal s impose au regard, il équilibre la forme noire du balayeur ainsi que la surface proche de l arche. Sa taille petite comparée au premier plan et au plan 190 LE LANGAGE DU PHOTOGRAPHE : Un regard plus profond pour des photos plus fortes
3 2 1 B C intermédiaire suggère qu il s agit d une photo qui contient la forme du Taj Mahal, mais qu elle contient aussi bien plus que cela. Elle montre l état présent de l édifice, entretenu par des gens modestes et anonymes. La photo ne s attache pas à un personnage en particulier, car rien ne trahit son identité, mais elle témoigne de la condition ouvrière. Je ne pouvais pas mieux faire pour l exprimer. La photo ne dit pas cela clairement, mais elle laisse la porte ouverte à toutes les interprétations. C est cela, l art. Un autre élément dans cette photographie est intéressant, à mes yeux du moins. La répétition des éléments est ici très forte, ils se reproduisent mutuellement, démultipliant la forme de l arche (D). C est un procédé graphique typiquement musulman, du moins à l époque ; cette répétition est devenue symbolique. Elle est visible sur le sol des mosquées partout dans le monde. Le motif du sol indique la direction à respecter pour la prière. Cet élément répétitif donne à l image son rythme et son Balayeur,Taj Mahal, Inde, 2007 191
intérêt, prenant une grande puissance symbolique lorsqu il s agit d évoquer une croyance. Beaucoup de gens y verront un symbole islamique, même s ils ne savent pas que ce premier plan est le seuil d une mosquée. Comme j en ai pris l habitude, j ai converti la photo en noir et blanc (E). Elle perd ainsi la couleur rouge de l argile si présente dans le complexe architectural autour du Taj Mahal, qui donne de la chaleur à cette photo. Mais j ai tenu à montrer cette autre version car je pense qu il est important de vérifier si l on ne se laisse pas séduire inconsidérément par la couleur. C est plus que l atmosphère qui disparaît dans la photo en noir et blanc. La couleur chaude de l arche et des dessins au sol a pour moi une prépondérance visuelle supérieure à leur équivalent en noir et blanc. Le noir et blanc ne conduit pas le regard à travers la photo avec autant de force que dans la version en couleur. D Les éléments répétitifs reprenant la forme de l arche conduisent le regard dans l image. Ils donnent aussi un rythme et fournissent le contexte et la signification à ceux qui en connaissent la symbolique. 192 LE LANGAGE DU PHOTOGRAPHE : Un regard plus profond pour des photos plus fortes
E Balayeur,Taj Mahal, Inde, 2007 193