"Eh bien, oui, je me suis laissé dévorer. Détruire par n'importe quoi". Nathalie Sarraute, Le Planétarium 1

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Transcription:

JEAN-MAX COLARD Photo-Tropismes (In «Eric Rondepierre», publié par les éditions Léo Scheer en 2003.) "Eh bien, oui, je me suis laissé dévorer. Détruire par n'importe quoi". Nathalie Sarraute, Le Planétarium 1 Comme ça, d'un trait de mémoire : de la triple exposition "Sans commune mesure 2 " visitée en groupe un jour de novembre 2002, la salle dont je garde le souvenir le plus intelligent, réseau coïncidant d'idées et de sensations visuelles, reste celle où s'exposaient quatre images "négatives" d'eric Rondepierre 3. Alignées sur le mur, elles cohabitaient, je m'en souviens, avec une vidéo de Victor Burgin 4 et deux étranges photographies, presque monochromes, d'une même série de Roni Horn : vision rapprochée d'une surface d'eau épaisse et traversée de remous 5. Les narrations éclatées : durant la visite, c'est ce terme générique qu'employa Régis Durand pour englober d'un seul regard ces œuvres disparates, mais œuvrant évidemment, communément, à la destitution des modes traditionnels de l'image narrative. Et pour tout dire il régnait dans cette salle un parfum de littérature, la jeune femme habillée en bleu dans la vidéo de Victor Burgin m'apparaissant alors comme une héroïne romanesque du siècle d'avant, téléportée dans l'univers déconstruit des sujets éclatés, des récits diffractés, des images post-cinéma et du nouveau roman. Pour compléter ce nouveau paysage narratif, on avait réactivé une installation de Douglas Gordon dans une petite salle à côté : sur les murs bleus courait une fine ligne d'écriture blanche, à peine éclairée par trois ampoules nues qui pendaient du plafond et tombaient au centre de l'espace : Peur de l'échec peur du succès peur de la nourriture peur de l'eau peur du sang peur de sa mère peur de son père. Monologue angoissé, litanie de toutes les phobies, de toutes les peurs possibles, de Dieu à rien, From God to nothing, l'installation donnait corps à une évidence : la sensation intellectuelle qu'il ne s'agissait pas tant ici de récits éclatés que de monologues émergeant à la surface des images. Autrement dit de "tropismes", ces flux de conscience, ces "sous-conversations" qui constituent la "substance vivante" de l'écriture de Nathalie Sarraute, mouvements profonds et 1 Nathalie Sarraute, Le Planétarium, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 397. 2 «Sans commune mesure, texte et image dans l art actuel», Centre-national de la Photographie (Paris) Musée d art moderne (Lille Métropole) Fresnoy, studio national des arts contemporains,du 11 septembre au 19 janvier 2003, catalogue Léo Scheer, 2002. 3 Mais alors (Inserts), 1990 - la vie est belle (Excédents), 1993 - W1719A (Cartons), 1993-1995 - W1727A (Cartons), 1993-1995. 4 Victor Burgin, Study for Case History (Lol/Madeleine), 1998, Installation sur deux moniteurs vidéo. 5 Roni Horn, Still Water (The River Thames, for Example), 1997-1999.

indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience, verbalisés sous la forme de monologues fragmentaires et pointillés. Douglas Gordon et sa litanie d'écriture blanche, Roni Horn avec ses minuscules récits qu'en s'approchant on apercevait glissés dans les remous de l'image marine, Eric Rondepierre enfin avec les sous-titres sur fond noir des Excédents ou les lettres brûlées des Cartons : tous ces sous-textes de l'image m'apparurent alors avec évidence comme une tentative toute contemporaine pour introduire, ou plutôt adapter les "tropismes" hérités de Nathalie Sarraute au régime des arts visuels. Sarraute, que Rondepierre, il m'en fera lui-même la remarque plus tard, convoque dans l'un de ses premiers textes : "Et puis le mot. Lui seul faisant son apparition. Le voici maintenant devant nous 6 ". Conviction selon laquelle l'art d'aujourd'hui entretient un lien essentiel, non de référence, mais de parenté, avec les expérimentations du Nouveau Roman. Et donc les tropismes, perspective qui, pour une fois, exclut la référence au cinéma, omniprésente dans les textes critiques sur Eric Rondepierre : anamorphoses du visage, de la bouche, exhalaisons psychiques par analogie, les images de cinéma altérées et photographiées par Eric Rondepierre m'apparaissent de fait comme des tropismes visuels, faisant émerger à la surface tout un ensemble de traumas, effractions cauchemardesques ou extatiques, "apartés" dévorants, excroissances pensives et subconscientes. Et à y regarder encore d'un peu plus près, l'aventure des tropismes prend un virage déterminant dans la série des Annonces : c'est là en effet, dans ces bande-annonces de films des années 30 à 50, dont les photogrammes prélevés par l'artiste saisissent ce moment précis où le texte publicitaire (générique, slogan, noms d'acteurs ) apparaît à l'image et forme une tache blanche et encore illisible, oui c'est là que se joue le passage du texte à l'image, du flux verbal au flux visuel, du "tropisme" littéraire au "photo-tropisme". De fait, de la série des Excédents à celle des Annonces, ce qui change fondamentalement dans le travail d'eric Rondepierre, ce n'est pas tant la nature des images, exhumées des archives du cinéma, c'est le régime des textes : soustitres blanc sur fond noir dans Excédents, surtitres gras et pâteux dans les Annonces. Dans Excédents, le texte avait encore fonction d'écriture, commentaire volontiers ironique d'une image accidentellement disparue, obscurcie. Sous-titre donc sous-texte, parole subconsciente qui profite de l'absence de toute figuration, de l'image négative qu'est l'écran vide, de la dissolution momentanée des personnages, pour se donner seule lisible à la surface de l'image et de la conscience, et ouvrir dans le film dérobé une autre narration ("Quoi?", "Mais alors, racontent d ailleurs certaines d'entre elles) à ce stade, Eric Rondepierre, ce n'était donc pas encore complètement de l'image, pas vraiment du monochrome, plutôt du monologue, une combinaison de texte et d'image, pourquoi pas du roman-photo, voire du ciné-roman 7 pour reprendre les sous-titres génériques donnés par Alain Robbe-Grillet à certains de ses livres. Autrement dit, hypothèse de fond : l'œuvre d'eric Rondepierre ne procède pas du cinéma son origine profonde, matricielle, c'est la littérature. Flash-back : Nathalie Sarraute trouva elle aussi dans la peinture de son temps de quoi faire exploser les traditions du roman. Elle regardait avec admiration l évasion 6 Eric Rondepierre, La nuit du cinéma, in Apartés, Filigranes éditions, 2001, p. 19. 7 Sous-titre générique donnés par Alain Robbe-Grillet à certains de ses livres, notamment Glissements progressifs du plaisir, L année dernière à Marienbad

de Picasso, et comment il avait permis aux peintres de se délivrer du sujet, de la figuration, de l imitation du réel, pour faire sauter d un seul coup tout le vieux système de conventions qui servait moins à révéler, comme autrefois, qu à masquer ce qui était à leurs yeux le véritable objet pictural 8. Et elle d ajouter : Comment le romancier pourrait-il se délivrer du sujet, des personnages et de l intrigue?. Dans cette logique, les images d'eric Rondepierre élaborent un processus d'abolition du sujet et de suppression de la figure, d'explosion de tout le vieux système des conventions visuelles par le biais d'une dévoration libératrice de l'image. Et les Annonces offrent précisément les premières visions de la dévoration : yeux et bouches bandées d'ingrid Bergman d'intermezzo, œil bouché de You must see it ou Starring 1 et 2, perforation du crâne dans Starring 4, personnage strié dans l'annonce-film Chasse, rayé dans Un film passionnant Dans ces bandeannoncées arrêtées en plein élan, ce ne sont plus seulement les "figures" qui se trouvent abolies ou déformées, mais aussi bien l'intrigue, à l'exemple de ce personnage regardant l'heure sur sa montre et définitivement rivé à l'attente (Cessez le feu). Idem avec l'histoire collective, désormais chaotique, telle une indéchiffrable scène de foule de Riz amer. Le genre même du film se trouve soumis à l'interrogation : scène de guerre dans De l'air, avec son avion entouré de lettres en perdition? Drame familial dans Et de la bonne humeur? Scène de rupture dans Aimer? On hésitera encore sur l'auteur du film, quand la bandeannonce de La Fille du Corsaire s'enveloppe d'une vapeur de moderne mélancolie qui le détourne du côté d'antonioni. Dans Petite Peste, on n'aperçoit plus qu'un homme penché à gauche, une roue de brouette à droite mais penché à quoi, à quelle sinistre action susceptible d'avoir fait disparaître la petite peste du film? Genre, action, intrigue, personnages, auteurs : tout est maintenant sujet à caution. Nous sommes entrés dans l'ère du soupçon 9, disait justement Nathalie Sarraute. Et de fait Eric Rondepierre installe à l'égard de ce que nous raconte l'image, et peut-être plus encore l'image de cinéma, dépositaire des récits d'antan, plus qu'un nouveau suspense, une "ère du soupçon", sentiment confirmé par les deux Annonces intitulées Au-dessus de tout soupçon, avec ses deux héros à la bouche obstruée par un non-dit informe qui vient justement contredire le titre du film : autrefois lieu d'identification, le personnage est désormais chez Rondepierre un "terrain dévasté 10 ", une ombre 11, une interrogation, un "dé-figurant", cible première de toutes les atteintes, socle de toutes les incertitudes, champ d'angoisses, proie d'une vie interne qui le fait somatiser et se déformer à vue d'œil. Sauf que cette vie interne ne s'énonce plus, comme c'était encore le cas dans les Excédents, par le biais d'un "sous-texte" clairement lisible, mais au contraire sous la forme d'un «sur-texte» désormais illisible : de fait Eric Rondepierre fixe ce moment précis où le texte de la bande-annonce émerge à peine, où il n'est encore, sur l'écran de cinéma ou de télé, qu'une masse blanche et informe, pâte épaisse de signes encore indéchiffrables. Dans cette nouvelle configuration où la "vie souterraine" prend ainsi les devants, monte au premier plan de l'image, le "tropisme" n'est plus un fait de langage, mais un phénomène visuel. Et sa monstration passe par la nécessaire dissolution des lettres, la déformation des 8 L Ere du soupçon, in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 1616. 9 L Ere du soupçon, in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 1579. 10 L Ere du soupçon, in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1996, p. 1579. 11 Sur la figure comme "ombre", cf notamment les Annonces Jekyll, Les Frères ou Un film poignant

mots, l'anamorphose du titre même des films. Les tropismes, ce ne sont plus alors des mots clairement articulés et écrits, mais plutôt, en deçà du langage, une matière malléable et "plastique". D où le passage par la peinture : en effet, si la majorité des Annonces sont des extraits filmiques photographiés par l artiste, on croise aussi sous ce titre une dizaine d images «peintes» : l artiste effectue d abord à l acrylique, sur une toile, une copie de l image arrêtée, puis il photographie cette peinture de bandeannonce et prend soin de la faire disparaître : preuve que la peinture intervient ici comme une étape, une couche d image supplémentaire, et non comme un travail fini. A l évidence, ce retraitement pictural achève de donner aux «tropismes» un statut non plus textuel, mais entièrement visuel. L œuvre voisine alors avec des références proprement picturales, les Annonces m'évoquant clairement certains tableaux de Magritte, La sortie de l école notamment, avec cette grande masse informe de goudron qui vient obstruer le premier plan du tableau, ou encore Le Démon de la Perversité (1927), où une pâte épaisse et informe vient épouser les contours d un meuble en bois 12. Dans ces photographies de toiles peintes, le texte et l'image ne sont plus désormais qu'une seule matière, "substance vivante", amalgame de peinture en lutte interne, vouée à l'auto-dévoration. Restent à savoir ce que disent encore ces tropismes, maintenant qu'ils sont pleinement visuels, définitivement incorporés à l'image? Contrairement aux Excédents, images parlantes s'il en est, les Annonces excluent le dire au profit du voir et de la monstration. Et ce qu'elles montrent, à l'évidence, c'est comme chez Sarraute le surgissement d'un "inter-dit 13 ", irréductible à toute dénomination, rebelle à toute désignation : autrement dit une image par effraction, qui intègre le dit et le non-dit, la communication et son impensé, l'échange autant que les silences et les inhibitions qui viennent le trouer, le frustrer. D'où ces bouches bâillonnées, présentes dans les Annonces-films, les Annonces-vidéo comme dans les Annonces-peintures, emblématiques de l'événement que constitue le surgissement de cet "inter-dit", de cet "entre-vu" qui met au jour le vide, les failles, la déhiscence qui ne manquent pas de se creuser dans le drame interne de l'image. ( ) Plus tard dans l'œuvre, c'est encore au sens propre, physique et premier du terme que les images d'eric Rondepierre m'apparaîtront sous le signe des "tropismes" : terme biologique désignant la réaction d'un organisme à la chaleur, la lumière, l'humidité, etc., autant d'agents physiques ou chimiques qui viennent précisément altérer, dégrader, décomposer la surface visuelle des minces pellicules filmiques prélevées ensuite par le photographe. Corrosion, coulées d'acide, combustion, décoloration De ce point de vue, la série plus tardive du "Précis de décomposition" sera plus que jamais photo-tropique, inventaire presque exhaustif des catastrophes et déformations naturelles de l'image de cinéma. Impossible pourtant d'en rester à cette lecture biologique et de réduire son corpus d'images à une entreprise naturaliste. L'impression que l'image explose doucement, que tout 12 Et je n'oublie pas qu'une des toiles-textes de René Magritte portera plus tard le titre d'un livre de Nathalie Sarraute : L'usage de la parole, 1929. 13 Cf. Monique Gosselin-Noat, "L'inter-dit dans les "fictions" de N. Sarraute", in Ethiques du tropisme, Université Paris 7-Denis Diderot, L'Harmattan, 2000, p. 127-151.

se déplace, une profondeur qui n'a rien à voir avec la profondeur de champ 14 : dans les pellicules corrodées, le Précis de décomposition enregistre la superposition spectaculaire de la surface et des sous-couches de l'image, mouvements internes et sous-jacents qui font effraction, et montent en visibilité au prix d'une défiguration de l'image originaire "et, au-dessous, cette vie souterraine 15 ". Jean-Max Colard 14 Eric Rondepierre, La solitude du photographe de fonds, revue Trafic, printemps 1995, rééd. in Apartés, Filigranes éditions, 2001, p. 60. 15 Nathalie Sarraute. Qui êtes-vous? Conversations avec Simone Benmussa, Lyon, La Manufacture, 1987, p. 105.