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Transcription:

Revue internationale d éducation de Sèvres 70 2015 Les langues d enseignement, un enjeu politique Francesco Susi, École et démocratie en Italie : de l Unité à la fin du XX e siècle L Harmattan (Éducation comparée), 2015, 236 p., traduction et postface Roger Establet Roger-François Gauthier Édition électronique URL : http://ries.revues.org/4525 ISSN : 2261-4265 Éditeur Centre international d'études pédagogiques Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2015 Pagination : 37-39 ISSN : 1254-4590 Référence électronique Roger-François Gauthier, «Francesco Susi, École et démocratie en Italie : de l Unité à la fin du XX e siècle», Revue internationale d éducation de Sèvres [En ligne], 70 2015, mis en ligne le 18 janvier 2015, consulté le 21 mai 2017. URL : http://ries.revues.org/4525 Ce document a été généré automatiquement le 21 mai 2017. Tous droits réservés

1 Francesco Susi, École et démocratie en Italie : de l Unité à la fin du XX e siècle L Harmattan (Éducation comparée), 2015, 236 p., traduction et postface Roger Establet Roger-François Gauthier RÉFÉRENCE Francesco Susi, École et démocratie en Italie : de l Unité à la fin du XX e siècle, L Harmattan (Éducation comparée), 2015, 236 p., traduction et postface Roger Establet 1 L Italie, en, matière d éducation, n a jamais fait partie des pays qui se sont exposés, sur la scène internationale, pour faire valoir tel ou tel modèle. On a souvent rattaché le système italien aux modèles méditerranéens, en cherchant plus ce qui le rapprochait d autres modèles que ce qui le caractérisait. Précisément, c est en raison de la relative proximité des systèmes italien et français que nous identifions plus fortement, grâce à ce livre, des différences qui nous permettent de mieux réfléchir sur l un et l autre. 2 Aux deux extrêmes de l empan chronologique de l étude, on peut dire qu Italie et France se ressemblent dans leur histoire éducative : l Italie doit se créer en tant qu État et nation après 1861, une fois son unité formellement réalisée, mais n est-ce pas simplement une étape de décalage par rapport à la France, dont l État (monarchique, puis républicain) est ancien à la fin du XIX e siècle, mais qui attend de son école, après 1880, qu elle crée et constitue la Nation? aujourd hui, les deux pays voient la prégnance, dans le débat sur l école, de l idéologie néolibérale, qui fait douter les deux peuples aussi bien de la capacité de l école à gommer les inégalités sociales, que de la légitimité de l État à traiter d éducation. 3 Dans l intervalle, deux histoires qui se ressemblent sont racontées de façon totalement différente. La première spécificité est celle de l arriération de la scolarisation en Italie, au XIX e siècle, et surtout dans le Sud, avec comme manifestation l existence, souvent, de

2 deux «états de l école», entre le Nord de l Italie et le Mezzogiorno 1. Mais avec aussi, sur tout le territoire, des taux de scolarisation pendant l essentiel du XX e siècle encore inférieurs à ceux des autres pays, à âge égal. C est sur tout l arrière-plan de pauvreté d un pays longtemps condamné à l émigration qu il faut lire une réalité culturelle montrant par exemple qu en 1862, seulement 8 % des Italiens parlaient simplement la langue nationale. Signe de ce retard, l appétit du peuple italien vis-à-vis de l école n apparaît d ailleurs pas fortement, comme prétend en rapporter le propos un homme politique de l époque : «Laissez-moi mon ignorance, puisque vous me laissez ma misère!» 4 Il faut mentionner, dans ce contexte, le caractère profondément conservateur, au plan social, des fondements historiques de l école italienne. Dans les mots italiens, il ne s agit que d «instruire» le peuple, et explicitement pas de l «éduquer». Et il est vrai que l école italienne n a pas bénéficié au XIX e siècle d un projet philosophiquement novateur, comme celui de Jules Ferry en France. Peu avant la création de l école primaire obligatoire en France, le financement de l État aux dépenses de l éducation en Italie était de l ordre du dixième de son équivalent français. Et si l État accepte de financer, c est davantage l enseignement secondaire et l université que l école primaire, laissée longtemps à la bonne volonté des communes. 5 Le passage par le fascisme, de son côté, a agi dans plusieurs directions. L ouvrage montre bien en quoi le fascisme n était en rien opposé au caractère excluant de l école vis-à-vis des enfants du peuple. Il construisit même un système qui fut, comme peu de systèmes parvinrent à l être, un incroyable parcours du combattant, jalonné d examens à répétition. Au point même que les hiérarques fascistes s insurgèrent devant les difficultés que cela posait à leurs propres enfants! Mais d un autre côté, un tel régime voyait tout ce qu il pouvait tirer de l éducation : il rebaptisa le ministère d «instruction publique» en «éducation nationale» et organisa une «socialisation programmée du temps» libre destinée à enrôler les esprits. La conséquence à long terme du passage par le fascisme fut d avoir donné aux Italiens quelque méfiance sur l école d État, thème qui sous diverses formes, influencera l après-guerre. 6 À la fin de la guerre, en effet, le thème de la dénonciation de l école d État fut l un des arguments principaux des catholiques, ce qui eut comme conséquence de faire de sa défense un thème associé à l idée d école laïque. La question du privé s étant en Italie réglée dans un sens fort «laïque», si par comparaison on se souvient cum grano salis des positions en France autour de la loi Debré : une école privée est possible, mais elle fonctionnera sur fonds privés. Du coup, l école privée est peu développée en Italie, jusqu à ces dernières années. 7 Malgré toutes ces pesanteurs et d infinis blocages que relate l ouvrage, la modernité de l éducation italienne et des réformes italiennes des années 1960-1975 est aussi une réalité. L auteur explique dans les détails une histoire politique complexe de l éducation dans l après-guerre, qui conduisit à deux décisions étonnantes : alors qu il fallut en France attendre 1975 pour que soit institué un collège unique qui ne fonctionna jamais et est toujours en question, c est dès 1962 que l Italie instaura l «école moyenne», unique, et obligatoire, qui s est installée et est encore essentielle au paysage éducatif italien ; quand la question du latin s invita au-dessus des fonds baptismaux de l école moyenne, on la résolut drastiquement, sans révolution pourtant, en décidant d intégrer le latin à l enseignement de l italien ; c est aussi cette école moyenne italienne qui décida que les élèves, à son issue, auraient le choix des études qu ils veulent entreprendre. Le livre cite

3 l influence du patronat italien de la Confindustria par temps de «miracle économique», qui plaide pour que l école «donne la sensation de la liberté de choix». 8 On constate que les deux décisions sont liées dans un curieux effet de système qui invite à réfléchir sur la situation française : l école moyenne, le collège unique à l italienne n a-t-il pas réussi, contrairement à son homologue français, parce qu il laissait à son issue toute liberté de choix aux élèves quant à leur orientation? N a-t-il pas, par exemple, traité sans heurt la question du latin parce qu il n y avait pas ces enjeux d orientation? 9 La question de l accès à l enseignement supérieur a été réglée en 1969 en permettant l accès à toutes les universités (rappelons que l Italie a un modèle unique d enseignement supérieur, sans l équivalent des grandes écoles françaises) de tous les titulaires d une certification de cinq années d études dans le «secondaire supérieur», que l étudiant vienne d un lycée traditionnel ou d un institut technique ou professionnel. Question longtemps controversée : l école fabrique-t-elle des chômeurs qui, comme on l a vu en 1968, radicaliseront dangereusement les classes moyennes, ou bien, au contraire, doit-on laisser l université, en un monde qui passe économiquement par des hauts (le «miracle économique» italien à partir du milieu des années cinquante) et des bas, être une zone de parking acceptable pour éviter le chômage? 10 L auteur termine par un chapitre inquiétant, dans lequel il confronte cette histoire de l école d État à la situation contemporaine, où, dit-il, l économie confronte chacun «au caractère provisoire et fongible des choix». Il constate que le monde économique à la fois demande, pour embaucher, des diplômes de plus en plus élevés, mais aussi double les diplômes par une exigence de qualités de flexibilité chez les agents, qu il trouve plus souvent par un recrutement par cooptation des enfants des classes favorisées. NOTES 1. Ce que la lecture régionale des résultats des enquêtes PISA confirme à notre époque. AUTEURS ROGER-FRANÇOIS GAUTHIER Roger-François Gauthier, inspecteur général de l administration de l éducation nationale et de la recherche, est professeur associé à l Université Paris-Descartes (France) et membre du Conseil supérieur des programmes. Ses travaux, au sein des institutions françaises et comme chercheur ou consultant auprès de plusieurs organisations internationales (Unesco, Organisation internationale de la Francophonie-OIF) relèvent soit d études spécifiques à un pays soit des

4 comparaisons internationales. Ils portent notamment sur les contenus d enseignement et les politiques curriculaires. Courriel : roger-francois.gauthier@education.gouv.fr