L'ombre et la lumière dans la poésie de Paul Valéry



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Transcription:

Université Paris III - Sorbonne Nouvelle UFR Littérature & linguistique françaises et latines L'ombre et la lumière dans la poésie de Paul Valéry Mémoire de Master 1 de Lettres Modernes préparé sous la direction de M. Michel COLLOT par Alexandre NICOLAS Année universitaire 2012-2013 Alexandre NICOLAS N étudiant : 20805739 Adresse postale : 39, rue des Baconnets 92160 Antony Courriel : alexandre.nicolas@m4x.org Téléphone : 06.49.12.88.39

Corpus étudié Corpus principal La Jeune Parque, in uvres, Tome I (Poésies - Mélanges - Variété), édition établie et annotée par Jean Hytier, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, p. 96-110 Charmes, in uvres, Tome I (op. cit.), p. 111-156 Pièces diverses de toutes époques, in uvres, Tome I (op. cit.), p. 157-165 Corpus annexe Album de vers anciens, in uvres, Tome I (op. cit.), p. 76-95 Amphion, in uvres, Tome I (op. cit.), p. 166-181 Sémiramis, in uvres, Tome I (op. cit.), p. 182-196 Poésie perdue, in Cahiers I, édition établie par Judith Robinson-Valéry, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973 Mélange, in uvres, Tome I (op. cit.), p. 283-421 3

Table des matières 1 La lumière, ou la tentation de l'universel 13 1.1 Caresse de lumière et éveil aux sens...................... 14 1.2 La substance de l'universel........................... 17 1.3 Communion lumineuse............................. 22 1.4 Dissipation du moi dans la lumière...................... 25 2 Ténèbres et replis de l'intimité 30 2.1 Les ténèbres, temple de l'indistinct...................... 30 2.2 La nuit, antre de l'intime............................ 32 2.3 Le pêle-mêle nocturne du désir et de la douleur............... 34 2.4 Quelques gures de l'ambiguïté de la nuit................... 39 2.5 Une obscurité précieuse............................. 45 2.6 La mort au bout du chemin?......................... 49 3 Dynamique du contraste et interfaces 56 3.1 Fluctuations lumineuses et reux....................... 56 3.2 Entre le Cygne et le Platane...................... 59 3.3 Modalités de la création poétique : un conit constitutif?.......... 64 3.4 Lien avec le thème de l'éternel retour..................... 67 3.5 Tropisme de l'interface : poids de l'aurore et du crépuscule......... 69 A Bibliographie 76 5

TABLE DES MATIÈRES 6

Table des sigles et abréviations CM Le Cimetière Marin, poème du recueil Charmes JP La Jeune Parque Narc. Fragments du Narcisse, poème du recueil Charmes Présentation des références Les références données entre parenthèses renverront systématiquement aux recueils de la Bibliothèque de La Pléiade aux éditions Gallimard, avec les conventions suivantes : I uvres, tome I, édition établie et annotée par Jean Hytier, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1957, 1808 p. II uvres, tome II, édition établie et annotée par Jean Hytier, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1960, 1728 p. Cahiers I Cahiers, tome I, édition établie par Judith Robinson-Valéry, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1973, 1491 p. Cahiers II Cahiers, tome II, édition établie par Judith Robinson-Valéry, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1974, 1757 p. Le dernier numéro entre parenthèses indique le numéro de la page dans le volume concerné. 7

Introduction [...] la perspective des eaux, se composant, comme la scène d'un théâtre où ne viendrait agir, chanter, mourir parfois, qu'un seul personnage : La Lumière! ( Inspiration méditerranéenne, I, 1085) Ces propos, Paul Valéry les tient au sujet des peintures des grands ports de la Méditerranée de Claude Lorrain. Mais serait-il abusif de les appliquer, sans transposition, à l' uvre du poète lui-même? Nous ne le pensons pas. Rares sont en eet les poèmes de Paul Valéry où la lumière ne joue pas un rôle central, ou bien qui ne s'articulent pas autour d'une tension entre le clair et l'obscur. Pour se convaincre de cette surreprésentation, il sut de remarquer l'abondance du lexique de la lumière, de l'or, mais aussi de l'ombre, ce dernier mot, par exemple, apparaissant soixante-sept fois dans l'ensemble des recueils 1. Assurément, la dominance de ce thème n'échappe pas au poète : le soleil ne fait-il pas partie de ces trois ou quatre déités incontestables qu'il dit tenir de ses racines méditerranéennes, aux côtés de la Mer et du Ciel? Demandez-vous un peu comment peut naître une pensée philosophique [...] au bord de quelque mer merveilleusement éclairée [...] de la lumière et de l'étendue [...], tous les attributs de la connaissance ( Inspiration Méditerranéenne, I, 1093) Pourtant, comme bien des aspects de la poésie valéryenne, la célébration du Soleil et de la lumière ne se fait pas sans paradoxe. Elle occupe même une place de choix au c ur de ce que Fabien Vasseur nomme le dualisme valéryen : À la moindre lecture, même distraite, on est frappé de l'omniprésence des analogies, parallélismes et autres antithèses fondées sur des schèmes d'opposition : le clair et l'obscur, [etc.] L'identité se heurte à l'altérité, la présence à l'absence, le besoin au manque. Partout se lit l'impossible coïncidence avec soi-même, et le sentiment d'une diérence entre soi et soi. 2 D'un côté, on trouve une symbolique aux allures assez convenues. L'ombre et les ténèbres constituent ainsi le royaume de la Mort, elles en forment même la substance, au 1. Cf Fabien Vasseur, Poésies - La Jeune Parque, de Paul Valéry, Gallimard, 2006, p.137 et seq. 2. Fabien Vasseur, ibid., p.78. 9

TABLE DES MATIÈRES 10 gré d'une métaphore (banale) empreinte de l'héritage mythologique, lequel apparente la Mort (Thanatos) à la Nuit (Nyx). Quand la nuit s'apprête à ravir son image à Narcisse, amoureusement penché sur son reet sur l'onde, elle prépare un rapt funeste de la lumière : Naisse donc entre nous que la lumière unit De grâce et de silence un échange inni! (Narc., I, 128) C'est également à la faveur de l'obscurité qu'un désir de mourir mûrit chez la Parque, jeune femme tirée d'un sommeil de songes mauvais par une morsure de serpent rêvée : Mon ombre! la mobile et la souple momie, [...] Glisse! Barque funèbre... (La Jeune Parque, I, 100) Et de la nuit parfaite implorant l'épaisseur Prétendre par la lèvre au suprême murmure... (JP, I, 107). À l'inverse, le point du jour éveille en elle le désir, puis la ramène nalement dans le giron de la vie : Alors, malgré moi-même, il le faut, ô Soleil, Que j'adore mon c ur où tu te viens connaître, Doux et puissant retour du délice de naître (JP, I, 110) Mais on conclurait à tort à une symbolique conventionnelle et univoque, tant les poèmes abondent de preuves de l'ambivalence des symboles lumineux. Ainsi, l'obscurité fourmille, elle aussi, de désirs. Que de désirs, en eet, sont tapis dans les replis de la traîne vipérine, si riche d'ombres : Quel repli de désirs, sa traîne!... (JP, I, 97)! Il semble même parfois que désir et douleur se confondent dans les ténèbres de la vie intérieure. Elle [Mon âme] sait, sur mon ombre égarant ses tourments, De mon sein, dans les nuits, mordre les rocs charmants (JP, I, 98) Dans un autre registre, la lumière symbolise certes l'accès à la connaissance, par opposition à la confusion de l'obscurité. D'autre part, pourtant, ce n'est qu'à la faveur de ses ténèbres d'or que la Jeune Parque peut [se] voir [se] voir, et suivre le l des pensées qu'elle forme. En écho à ces paradoxes, comment concilier l'image de l'intellectuel scrutant ses pensées, l'auteur de Monsieur Teste, épris d'abstraction et voulant se départir de ce qui déforme ses perceptions, héraut d'une philosophie des clartés 3, avec la poétique de l'obscur dont le même auteur se fait le chantre dans le Philosophe et la Jeune Parque, mais aussi, à mi-mot, entre les lignes de son éloge d'anatole France à l'occasion de la réception du dernier à l'académie française! 3. Jean Paulhan, Paul Valéry ou la Littérature considérée comme un faux, Bruxelles, Éd. Complexe, 1987.

TABLE DES MATIÈRES 11 Mais précisons d'ores et déjà la visée de notre travail. Il ne s'agira pas de procéder, au prix d'un dépeçage des poèmes, à un relevé méticuleux et exhaustif des occurrences de mots ou formules se rapportant à notre sujet. Bien davantage, le thème de l'ombre et de la lumière servira de ligne directrice à notre lecture de l' uvre poétique. L'enjeu sera alors de donner une certaine cohérence à la nébuleuse d'idées associées aux éléments de ce thème, et d'être sensible à l'éclairage de la poésie valéryenne, mais aussi du processus de création poétique, ainsi mis en valeur. Car, comme l'écrit Jean-Luc Faivre dans Paul Valéry et le thème de la lumière, La lumière n'est [...] pas chez Valéry un ornement, un motif décoratif, mais la matière même de l' uvre - elle n'est pas articiellement greée à la substance poétique : elle en est la sève. Elle est le thème majeur, le principe dynamique, le ressort essentiel de la création. 4 De fait, la poésie valéryenne est parcourue par un réseau symbolique dense 5, dans lequel les gures plongent leurs racines noueuses et ne cessent de s'imbriquer, et où les symboles s'appellent et se nourrissent. Pour illustrer ce point, considérons le schéma suivant, que nous reconnaîtrons volontiers d'une abusive simplicité : l'obscurité est l'antre du serpent ; or, ce dernier est souvent aublé des contours du serpent Ouroboromenos, le serpent mythologique qui se mord la queue, ce qui est directement associé au symbole de l'anneau refermé et au sujet éminemment valéryen de la conscience qui se voit penser ( Celui qui observe sa pensée est fatalement condamné à l'anneau 6 ), et du mythe de l'éternel Retour, si présent dans La Jeune Parque 7. Bien entendu, il est hors de propos d'étudier ces diérentes gures, mais convenons que ce serait en revanche singulièrement assécher notre thème que de fermer les yeux sur les résonances qu'il entretient avec certaines d'entre elles. Face à la richesse et à l'ambivalence apparente des symboles, nous concentrerons d'abord notre attention sur les passages des poèmes où dominent la lumière, dans un premier temps, puis l'obscurité de la nuit, dans un deuxième temps, dans l'espoir de faire émerger des dénominateurs communs à l'un, puis à l'autre, de ces environnements. Autrement dit, notre analyse, attentive aux manifestations de l'ombre et de la lumière, aspirera d'abord à faire ressortir des concepts-phares autour desquels articuler, sans l'an- 4. Jean-Luc Faivre, Paul Valéry et le thème de la lumière, Paris, Éd. Minard, coll. Lettres Modernes, N 13 de la série thèmes et mythes, 1975, p.12 5. Cf. Les parties d'un ouvrage doivent être liées les unes aux autres par plus d'un l (Tel Quel, II, 554) 6. Cahiers, t.i, p.55 7. Cf S. Bourjéa, in Laurenti (Huguette, textes réunis par), Paul Valéry, 2 : recherches sur La Jeune Parque, textes de S. Bourjea, L. Cazeault, N. Celeyrette-Pietri et al. réunis par Huguette Laurenti, Paris, Minard, La Revue des Lettres modernes, 1977.

TABLE DES MATIÈRES 12 nihiler, une pléthore d'impressions et d'idées, allant de l'éclat puissant du soleil à la consomption par le feu du jour, des morbides pulsions mûries dans les ténèbres au désir charnel promu par la nuit. Une fois explorés ces versants opposés, il nous faudra bien constater un manque dans notre approche, occasionné par la scission nécessaire, mais articielle, opérée entre deux entités complémentaires et conictuelles. Or, la présence contiguë d'ombres et de lumière crée une dynamique du contraste, dont il s'agira, dans un troisième temps, d'étudier le rapport avec le mouvement global des poèmes. Dans quelle mesure ce mouvement se synchronise-t-il avec le cours du jour? Si une dynamique du contraste est à l' uvre, quelles en sont les implications sur les transitions et interfaces entre domaines lumineux, ces moments charnières où frémit ou décline le jour pour laisser place à la nuit, et inversement? * * * * * *

Chapitre 1 La lumière, ou la (périlleuse) tentation de l'universel Traditionnellement, la lumière, associée à la vue 1, symbolise le dévoilement du réel, le dessillement oert par l'esprit Saint selon la pensée chrétienne. Songeons par exemple au Dominus illuminatio mea, en tête du Psaume 27, devenu, par ailleurs, la devise de l'université d'oxford. Cette symbolique n'est pas absente de la poésie de Paul Valéry. La référence biblique est en eet immédiate dans l' Ébauche d'un serpent, vision de l'épisode de la Génèse, où trône l'arbre de la Connaissance, qui agit[e] son grand corps qui plonge / Au soleil et suce le songe! (I, 145). L'idée de dévoilement s'applique également au sonnet Les Grenades dans Charmes (I, 146), dans lequel s'opposent l'intérieur du fruit dérobé à la vue, rapproché de la secrète architecture de l'âme, et ses dehors dorés de lumière, l'or sec de l'écorce. Le soleil assiste donc la lente maturation du fruit, pris entre l'ombre et la lumière, méditation développée et enrichie dans le poème Palme 2. Puis l'astre éclatant fait éclater le fruit, dans une explosion d'explosives sourdes [k], par lesquelles on entend C raquer les cloisons de rubis // Et que si l'or sec de l'écorce [...] C rève en gemmes rouges de jus ( Les Grenades, I, 146) En complément du son, le processus est mis en exergue par l'isotopie de la rupture : Les grenades semblent tout entières contenues dans leurs béances, on les voit entr'ouvertes, 1. A titre d'exemple, le mot lux conserve en latin la polysémie de son mot-racine indo-européen : il signie bien entendu la lumière, mais aussi la vue ou encore, par métonymie, les yeux. 2. On serait même tenté de voir en Palme l'accomplissement formel de la méditation des Grenades. Le balancement caractéristique du vers impair, l'heptasyllabe en l'occurrence, se plie en eet merveilleusement au mouvement de la palme, Ce bel arbitre mobile / Entre l'ombre et le soleil (Palme, I, 154). 13

CHAPITRE 1. LA LUMIÈRE, OU LA TENTATION DE L'UNIVERSEL 14 entre-bâillées, leurs fronts éclatés ; leur écorce craqu[e]. Enn sont révélés les grains mûris à l'ombre de la peau; la lumineuse rupture est bien avant toute chose un dévoilement. Pour l'intellectuel en quête de transparence dans l'élucidation des processus mentaux - ce que Paul Valéy était assurément, toujours soucieux de se déprendre des tours déformants de la pensée et du langage - on comprend la force de cette image. Mais le mot image appelle aussitôt une précision : lumière et soleil jouissent ici du statut d'acteurs réels, qui exercent une action physique, plutôt que métaphorique. En fait, les exemples abonderont pour montrer que, dans la poésie valéryenne, la lumière n'est pas cantonnée au statut de symbole abstrait, désincarné dans une métaphore plus ou moins convenue, c'est-à-dire, en reprenant les mots de Faivre, de motif décoratif. Plus directement sensible, elle est aussi de nature plus complexe, focalisant tantôt le désir, tantôt l'ennui, source tantôt de plénitude, tantôt de consomption. Tant de visages ont tout pour nous perdre; aussi, rompant temporairement le charme de leur union en une même gure, nous commencerons par explorer une à une ces diverses faces, jusqu'à ce que se dessinent des traits communs, susceptibles de les rapprocher sans les confondre. 1.1 Caresse de lumière et éveil aux sens Trouver en Valéry un autre Monsieur Teste, nombre de critiques littéraires 3 l'ont tenté. Ce faisant, ils se sont montrés peu ou prou imperméables à l'expression de la réalité sensible chez Valéry. Pourtant, une sensualité évidente perce dans le désir que la lumière laisse parfois aeurer. Cette ouverture aux sens, juchée à l'extrême limite de la volupté, domine certains des poèmes anciens (Album de vers anciens), à l'instar d' Épisode : La pucelle doucement se peigne au soleil [...] Et tirant de sa nuque un plaisir qui la tord, Ses poings délicieux pressent la toue d'or Dont la lumière coule entre ses doigts limpides! ( Épisode, I, 84) mais n'est pas moins marquée dans les Fragments du Narcisse ou encore dans La Jeune Parque 4 : Une avec le désir, je fus l'obéissance Imminente, attachée à ces genoux polis (JP, I, 101). 3. Voir les objections adressées par Jean-Luc Faivre, op.cit., à la lecture d'yves Bonnefoy de certains aspects de la poésie valérhyenne. 4. Fabien Vasseur parle même d'érotique de La Jeune Parque, attachée au nu, cherchant à mim[er] le désir de l'intérieur, enfant ou pénis : Ah! qu'il s'ene, se gone et se tende, ce dur / Très doux témoin captif de mes réseaux d'azur....

CHAPITRE 1. LA LUMIÈRE, OU LA TENTATION DE L'UNIVERSEL 15 Jamais, pourtant, ce désir n'est plus palpable qu'aux heures ambiguës où le soleil incertain hésite à paraître. C'est l'appel charnel de l'aurore vermeille, ce printemps de tous les matins, qui vient colorer la morne pâleur de l'aube. Îles!... Ruches bientôt, quand la amme première Fera que votre roche, îles que je prédis, Ressente en rougissant de puissants paradis ; (JP, I, 106) De quel foisonnement d'impressions ces vers n'abondent-ils pas, tant sons et sens s'y mêlent! La ruche bourdonnante, dorée comme le miel, se fond par la couleur avec la amme première, c'est-à-dire la jeune lumière, tandis que par la parenté du son elle s'accroche à la roche, poreuse comme elle. Dans le poème Été de l'album de vers anciens, dont ces vers sont inspirés, la porosité associée à la roche est conrmée par l'adjonction d'un complément : Été, roche d'air pur, et toi, ardente ruche (I, 85). Si l'on se demande, maintenant, quels sens sont mobilisés dans ce passage, on s'aperçoit que ce n'est pas tant la vue, c'est-à-dire l'acuité visuelle, qui génère cet élan lyrique, que l'impression de couleur et la sensation de chaleur naissante ( [r]essente en rougissant ). En eet, à l'aurore, les choses ne se sont pas encore dévoilées à la vue, les îles ne sont encore que pressenties ( iles que je prédis ) ; davantage que d'une vision, la lumière fait alors l'objet d'une sensation. Voilà de ce fait abolie la distance que la vue instaure par rapport aux objets contemplés. Devant ces premiers rayons, la Jeune Parque s'ouvre naturellement au désir : L'ombre qui m'abandonne, impérissable hostie, Me découvre vermeille à de nouveaux désir s (JP, I, 106) Car la réalité immédiate, sensible, de la couleur, constamment soulignée, ne trompe pas ; la rose // apparence du soleil ( Aurore, I, 111), d'autant plus rose qu'elle est alliée à la rime, non sans contraste, avec morose, est directement perceptible, innocente des détours du langage. L'autre poème À l'aurore, rangé parmi les Pièces diverses, conrme le primat de la couleur à l'aurore. Le glissement de sens qui s'y opère sur le mot rose n'est d'ailleurs pas dénué d'intérêt ; à l'abstraction de la couleur se substitue la réalité tangible de la eur, de sorte que l'aurore retrouve son épithète homérique ( l'aurore aux doigts de rose ) : A l'aurore, avant la chaleur, La tendresse de la couleur A peine éparse sur le monde, Étonne et blesse la douleur. [...] Grande orande de tant de roses, Le mal vous peut-il soutenir

CHAPITRE 1. LA LUMIÈRE, OU LA TENTATION DE L'UNIVERSEL 16 Et voir rougissantes les choses A leurs promesses revenir? [...] Et que je doute si j'accueille Par le dégoût, par le désir, Ce jour très jeune ( À l'aurore, I, 159) Avec la rose, l'aurore partage donc la gracile fraîcheur, exaltée par l'octosyllabe, et les paradoxales épines ( La tendresse de la couleur [...] / Étonne et blesse la douleur ). Elle évoque, tout autant qu'elle invoque, le sang qui coule sous la peau dont il rougit le marbre, le corps soulevé par le battement de la vie. N'oublions pas qu'au bord du précipice, ce sont les rayons vermeils du jeune soleil qui retiennent nalement la Parque du côté de la vie : Feu vers qui se soulève une vierge de sang Sous les espèces d'or d'un sein reconnaissant, (JP, I, 110) et empêche la Mort d'aspirer la vie, elle qui veut respirer cette rose sans prix (JP, I, 102). Le même involontaire et irrévocable élan s'exprime dans Aurore, poème liminaire du recueil Charmes : Ne seras-tu pas de joie Ivre! à voir de l'ombre issus Cent mille soleils de soie Sur tes énigmes tissus? ( Aurore, I, 112) Mais, quand avance le jour et que s'estompent les couleurs de l'aurore, le désir sensible promu par le Soleil s'eace de conserve : face à l'hégémonie de la lumière, il bat bien souvent en retraite dans les poèmes. Ne subsiste alors que le clair ennui de midi, 5 à savoir cette lumière, décrite dans Eupalinos, si égale en tous les points ; si faible et si éc urante de pâleur ; cette indiérence générale qu'elle éclaire ; ou plutôt qu'elle imprègne, sans rien dessiner exactement (Eupalinos, II, 87). Cette lumière n'est pas associée au désir, ou à la sensation, de chaleur. Plutôt que de s'en étonner chez un poète pourtant habitué aux étés méridionaux, peut-être voit-on ici percer une trace du Valéry auteur de Monsieur Teste, c'est-à-dire du philosophe des clartés dont Paulhan 6 brosse le portrait. Car, si la lumière, toute pure, participe de l'intellect, de l'universel, la chaleur est, quant à elle, du 5. Cf Jean-Luc Faivre, ibid. 6. Jean Paulhan, Paul Valéry ou la Littérature considérée comme un faux, Bruxelles, Éd. Complexe, 1987.

CHAPITRE 1. LA LUMIÈRE, OU LA TENTATION DE L'UNIVERSEL 17 domaine de la sensation. Or, la Nuit de Gênes a laissé sa marque, cette nuit décisive d'octobre 1892 durant laquelle se forge le Teste en Valéry, qui renonce au sentiment et à l'absurde du particulier pour, dit-il, se consacrer à l'universalité de l'intellect : Ceci était le fruit de mes luttes intestines exaspérées contre l'obsession anxieuse 91/92 (Mme de R. et la sensation...) 7 Toute ma philosophie est née des eorts et réactions extrêmes qu'excitèrent en moi de 92 à 94 comme défenses désespérées, I ) l'amour insensé pour cette dame de R. [...] II ) le désespoir de l'esprit découragé par les perfections des poésies singulières de Mallarmé et de Rimbaud. 8 Pour reprendre les mots de Walzer, Valéry est dominé par l'idée de se hausser au-dessus des forces déroutantes du sentiment et atteindre à une universalité spirituelle. 9 On trouve trace de cette volonté dans des fragments des Cahiers, rassemblés dans Autres rhumbs : Il y a quelque chose de plus précieux que l'originalité, c'est l'universalité. (Autres rhumbs, II, 630) 1.2 La substance de l'universel De fait, la lumière emporte l'âme vers l'universel, le clair et distinct. Matérialisation de l'universel, elle gure, au sens le plus physique, ses deux attributs essentiels, à savoir les caractères absolu, d'une part, et éternel, de l'autre. Souvent, la lumière est perçue à travers le prisme de ces deux attributs. On comprend sans diculté que les astres, inévitables ambeaux dans la nuit, portent le sceau de l'éternel : [...] inévitables astres Qui daignez faire luire au lointain temporel Je ne sais quoi de pur et de surnaturel [...] Et les élancements de votre éternité (JP, I, 97) À leur instar, le soleil, le premier d'entre eux, quoique en perpétuel mouvement, se retrouve toujours identique à lui-même. Renaissant chaque jour le même, il est étranger à l'épreuve 7. Paul Valéry, Cahiers XXIV, p. 595, cité par P.-O. Walzer, Valeurs de l'érotisme, in Jean Bellemin-Noël et al., Les critiques de notre temps et Valéry, Paris, Garnier frères, 1971. 8. Paul Valéry, Cahiers XXII, p. 842, cité par P.-O. Walzer, Valeurs de l'érotisme, in Jean Bellemin-Noël et al., op.cit. 9. P.-O. Walzer, Valeurs de l'érotisme, in Jean Bellemin-Noël et al., op.cit.

CHAPITRE 1. LA LUMIÈRE, OU LA TENTATION DE L'UNIVERSEL 18 du Temps. Bien plus, rythmant les jours et les saisons, le soleil régule le Temps, il est Maître du Temps 10. Mais cette régulation des grands cycles temporels est laissée en arrière-plan dans les vagabondages de l'esprit auxquels incite la contemplation de la mer dans le Cimetière marin. Ce que l' il voit, ce sont les inmes battements du Temps que forme le scintillement du soleil sur la mer, ce chatoiement fait de subreptices percements dans la toile atemporelle : car seules ces inmes variations dans le même sauvent le temps du gel, c'est-à-dire de la pureté virginale, ou encore de l'éternité. On le voit, la langue peine à réunir ces deux notions que la force des mots tient à distance, si ce n'est dans le trait poétique, Le temps scintille (Le Cimetière Marin, 148). Un peu plus ample que ces diamant[s] d'imperceptible écume (CM, I, 148), le va-et-vient des vagues gure lui aussi le continuel battement du temps, ce va-et-vient qu'on entend si bien dans le rythme binaire de l'épanalepse La mer, la mer, toujours recommencée!, qui n'est pas sans rappeler, par la construction, le vers hugolien L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie 11. Or, quand le regard embrasse l'étendue lumineuse, c'est en même temps l'horizon temporel qu'il semble englober. Ce long regard sur le calme des dieux ore à la vue le diamant ultime qui ferm[e] le diadème ; le Temps, comme replié sur lui-même, se livre alors tout entier au regard sous la forme d'une boucle. Voilà bien le Temple du Temps, qu'un seul soupir résume (CM, I, 148). On en entend un lointain écho dans la communion de la Jeune Parque avec la lumière, [p]oreuse à l'éternel qui me semblait m'enclore (JP, I, 99). Il faut aussi voir que la connaissance à laquelle donne accès la lumière est dotée des mêmes attributs que cette dernière : Quand sur l'abîme un soleil se repose, Ouvrages purs d'une éternelle cause, Le Temps scintille et le Songe est savoir. (Le Cimetière Marin, I, 148) Tout comme la lumière, cette connaissance est intangible, inconsubstantielle aux objets éclairés. Immanquablement, cette dilection pour l'intangible fait aeurer à l'esprit l'image du poète préférant l'exercice poétique à la production, c'est-à-dire à le travail invisible à l' uvre écrite. [Seule m'importe] la réaction du travail de l'esprit sur l'esprit même, lit-on ainsi dans les Cahiers (Cahiers I, 242), mais aussi : Jamais, à aucune époque, je n'ai conçu ma vie comme vouée à la production extérieure (Cahiers I, 15) ou encore Je désire pouvoir et seulement pouvoir (Cahiers I, 22). 10. Lettre à Jean Voilier, exposée au musée Paul Valéry à Sète. 11. Victor Hugo, Les Feuilles d'automne, Ce siècle avait deux ans, v.63.

CHAPITRE 1. LA LUMIÈRE, OU LA TENTATION DE L'UNIVERSEL 19 Car, pour immédiate que soit la vision des rayons de soleil dorant d'étincelles la surface de la mer, elle n'en a pas moins des résonances plus profondes, moins directement accessibles aux sens. Chausserie-Laprée 12 souligne ainsi, de façon très convaincante, l'existence d'un parallèle frappant entre l'âme et la mer, bâti dans la structure même du Cimetière Marin, où des passages comme et Et vous, grande âme [...] Qui ne [...] qui ne [...] Ce crâne vide [...] Oui! Grande mer[...] Rompez [...] rompez [...] Ce toit tranquille [...] se font clairement écho par la symétrie de leur construction : les deux passages sont introduits par une apostrophe, puis une répétition anaphorique leur sert de point d'articulation et de pivot. Enn, les groupes nominaux Ce crâne vide et Ce toit tranquille coïncident autant par leur schéma syntaxique (article démonstratif - substantif - épithète) que par leur prosodie, à savoir un découpage rythmique 2 / 2 et la succession des sons [e], [a] et [i]. Ces symétries enracinent dans la profondeur confuse de la forme la position similaire de la mer et de l'âme : toutes deux sont irradiées par le soleil éclatant, au zénith ; nulle part d'ombre. La clarté envahissante s'inltre partout. Alors la masse d'eau se fait un temple simple à Minerve ; de même, l'âme, un objet de connaissance intellectuelle. Aussi, aux endroits où l'on s'attendrait à trouver la mer comme sujet, voit-on parfois l'âme s'y substituer en tant que miroir du soleil : L'âme exposée aux torches du solstice. Comme dans le vers Le Temps scintille précédemment cité, l'expression poétique permet d'ancrer dans la langue les liens profonds perçus par l'esprit. Ces remarques nous invitent donc à voir la lumière, non pas comme un symbole abstrait de la conscience universelle, mais comme sa substance même. La Jeune Parque a beau être le chant d'une conscience qui s'observe ; à la vaporeuse substance de l'abstraction philosophique, il substitue la réalité concrète, presque matérielle, de la lumière et du corps. C'est, dit l'auteur, un traité de physiologie. Comme l'écrit Fabien Vasseur, [Valéry] porte à son comble l'art de la suggestion ; son objet reste intellectuel et pur de beaucoup de choses, mais ce n'est jamais une essence ou une idée. 13 12. Chausserie-Laprée, Le Cimetière Marin et le nombre douze. L'architecture non-dite du poème., in Huguette Laurenti (textes réunis par), Paul Valéry, 1 : lectures de Charmes, textes de N. Celeyrette-Pietri, J. Onimus et al. réunis par Huguette Laurenti, Paris, Minard, La Revue des Lettres modernes, 1975. 13. Fabien Vasseur, Poésies - La Jeune Parque, de Paul Valéry, Gallimard, 2006, p. 73.

CHAPITRE 1. LA LUMIÈRE, OU LA TENTATION DE L'UNIVERSEL 20 Après avoir étudié quelques manifestations de la face éternelle de l'universel, passons à l'aspect absolu. En fait, l'hégémonie de la lumière tient tout entière dans une gure, despotique, irrésistible, qui arrache le consentement : le Soleil. Garant de l'absoluité inhérente à l'universel, l'astre solaire, cette déité incontestable, voit sans cesse souligné son caractère despotique, par des associations de mots qui manquent de peu de devenir systématiques. Je te salue au sein de la parfaite nuit, Maître de la lumière! Qu'il est doux au milieu des ombres D'ouïr la parole puissante! (Amphion, I, 171) Divinité à ce point supérieure et éclatante qu'elle éclaire les actions humaines avec une suprême indiérence. En témoigne la comparaison Une femme [qui] / Passe entre mes regards sans briser leur absence, / Comme passe le verre au travers du soleil ( Intérieur, I, 147). Similairement, dans son souvenir, la Jeune Parque se voit poreuse à l'éternel, tout entière transparente à l'éclat du soleil, unie à lui et connue. Remarquons aussi que ce n'est qu'à l'occasion du répit laissé par son intensité déclinante au crépuscule que la divinité solaire se laisse enn contempler et adorer : Quand le ciel couleur d'une joue / Laisse enn les yeux le chérir ( La Ceinture, I, 121). Car, en plein jour, elle semble tenir le même discours que son implacable egie, l'altière reine Sémiramis du mélodrame éponyme, tient à ses courtisans : Sémiramis, violemment. [...] Croyez-vous donc que tout autre que moi Me puisse donner des louanges? Les Astrologues se groupent et reculent Menteurs, atteurs!... Ma gloire est de moi seule, Et vous n'en pouvez rien concevoir... (Sémiramis, I, 193) Ici encore, notons-le, la réalité physique de la lumière prime sur son aspect symbolique : peu avant ce passage, la faiblesse passagère de la Reine à la vue de la beauté du Captif avait été marquée par un changement d'éclairage, indiqué sans équivoque par la didascalie : la Reine, saisie de sa beauté, lui empoigne les cheveux [...], donne [aux gardes] le sceptre à tenir [...] Elle détache les liens du captif [...] Ici les luminaires s'obscurcissent [...] La Reine lentement se laisse couler aux pieds du captif (Sémiramis, I, 185). Puis, lorsqu'elle recouvre enn sa hautaine erté au sortir de la nuit : - Non, ma Sémiramis, ô force d'être unique!... Je n'ai point de semblable, alors seulement le soleil commence à briller. Il illumine la perspective du Royaume [...] Sémiramis en est toute éclairée, et la Reine peut déclamer : Ah!... Te voici!... Voici paraître enn le Maitre dans sa gloire. (Sémiramis,